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PRÉFACE
Un témoignage personnel
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Maurice Aymard
Directeur d’études, EHESS – Paris (France)
Nos routes auraient pu ne pas se croiser. Mais nous le savons, Jean Copans comme moi, ce petit miracle qu’a été notre rencontre, suivie par quatre décennies d’échanges intellectuels et personnels, n’aurait pas été possible sans le cadre exceptionnel qu’a représenté pour nous, comme pour de très nombreux chercheurs de nos disciplines, le bâtiment du 54 boulevard Raspail où nous nous sommes réunis autour de lui le 11 juin 2019 – cette ancienne prison militaire transformée par la volonté de Fernand Braudel, aidé par Clemens Heller, en une « maison commune de la connaissance », comme l’avait définie, avec le recul, François Furet : la MSH. Celle-ci avait été conçue pour réunir deux institutions de création récente : la Fondation Maison des sciences de l’homme, née au début des années 1960, mais qui restait encore, au début des années 1970 ; très largement à inventer, et l’ancienne VIe Section de l’EPHE, dont la naissance remontait à 1948, mais qui venait, en 1975, d’obtenir son autonomie sous le nom d’École des hautes études en sciences sociales.
Enseignant tous les deux dans la seconde de ces institutions, lui avant moi, élu en juin 1976, nous aurions pu y vivre la vie amicale de simples collègues travaillant dans des centres de recherche séparés par les secteurs géographiques qu’ils étudiaient, et par les disciplines affichées comme principales : l’anthropologie et la sociologie pour le Centre d’études africaines, l’histoire de l’Europe pour le Centre de recherches historiques, qui n’entretenait que des rapports assez éloignés avec les historiens des autres régions du monde, regroupés dans les centres des différentes « Aires culturelles ». Cette division des savoirs et des pouvoirs est aujourd’hui souvent critiquée pour de bonnes et de moins bonnes raisons, mais elle avait permis, en fléchant des postes, et en suscitant la création de nouveaux centres identifiés avec un espace bien défini, l’ouverture de la VIe Section sur le reste du monde (« le monde sauf l’Europe », dans la langue des Annales de l’époque) et sur le présent – un présent étroitement associé au passé, et donc à l’histoire. Elle remontait en fait au milieu des années 1950, quand, le 20 mars 1955, Lucien Febvre et F. Braudel avaient fait élire à la quasi-unanimité, le même jour, pour les six nouvelles directions d’études que la Direction de l’enseignement supérieur, en la personne de Gaston Berger, venait de créer à leur demande, pour « une série d’enseignements nouveaux consacrés au passé et au présent de l’Orient et de l’Extrême-Orient », les six candidats qu’ils avaient identifiés et que la commission avait proposés à l’Assemblée, elle aussi à l’unanimité : Jacques Berque pour l’Islam, Louis Dumont pour l’Inde, Vadime Elisseeff pour le Japon, et, pour la Chine, Étienne Balazs, Jacques Gernet et Jean Chesneaux. Une belle affiche pour un début, même s’il était encore trop tôt pour que l’Afrique y figure.
Mais il ne suffit pas d’appartenir à la même institution pour établir avec ses collègues de véritables rapports d’échanges, fondés sur des préoccupations communes. Sans doute Jean y était-il mieux préparé que moi, car plus jeune de six années, il avait accumulé infiniment plus d’expériences sur des terrains extérieurs que moi, et la toile de ses réseaux scientifiques personnels était de loin plus étendue et plus fortement structurée que la mienne. Je venais de rentrer en France en septembre 1976 après douze années passées dans les deux pays les plus proches par la culture et par la langue, ce qui rendait la tâche facile – dix années en Italie et deux en Espagne. J’y avais commencé par fréquenter surtout les archives et les bibliothèques locales, à la recherche de la documentation dont j’avais besoin, puis, avec les années, j’avais établi des contacts plus étroits et participé activement à des débats avec mes nouveaux collègues, de ma génération, mais aussi souvent plus âgés, qui appréciaient la distance du regard que je portais, avec ma formation française, sur les réalités du présent de leur pays et sur la mise en récit de son passé qui constituait pour eux la trame de son histoire. Mais de retour en France, je dus me rendre à l’évidence. J’y étais, par beaucoup, perçu comme un « étranger », car citant trop souvent, désormais, l’Italie pour lui comparer la France (et non l’inverse, comme si le francocentrisme était une règle à laquelle il fallait absolument se plier). Et je me trouvais confronté avec un monde de l’Université et de la recherche dont je découvrais qu’en mon absence, et sans que je m’en aperçoive, il avait profondément changé, et du même coup renouvelé et redéfini ses questionnements, ses langages, ses références théoriques, mais aussi les pratiques de ses relations interpersonnelles : mai 1968, que j’avais vécu dans l’Espagne de Franco, avait entraîné la victoire du tutoiement, avec vingt bonnes années de retard sur l’Italie.
Par chance pour moi, j’avais aussi un pied dans l’institution voisine, la MSH, qui bénéficiait à la fois du patronage et de la garantie de F. Braudel, qui la protégeait contre les menaces et les attaques de l’extérieur, et de l’extraordinaire capacité de C. Heller à ouvrir des pistes nouvelles, à lancer des initiatives, à obtenir les soutiens nécessaires pour leur donner une forme définitive et les mener à bien, sans hésiter à renoncer quand elles se révélaient trop fragiles ou ne donnaient pas les résultats escomptés. Tous les deux pouvaient s’appuyer sur plus de vingt ans d’expérience à la tête de la VIe Section pour le premier, de la Division des aires culturelles pour le second. Et Heller avait su convaincre Braudel que, pour la MSH, une institution toute nouvelle dont les missions étaient inscrites sur le papier, mais dont la façon de les remplir restait à inventer, la seule stratégie possible pour lui créer sa place et la faire accepter dans le paysage français et international était celle de l’expérimentation : elle seule pouvait lui permettre, par l’identification des problèmes à résoudre et les solutions élaborées, testées et validées, de convaincre de son utilité. Aucune concurrence, ni conflit de propriété, mais seulement des collaborations à égalité entre des partenaires qui y trouveraient leur intérêt, et un souci permanent d’innover. Le tout dans le cadre d’une très grande liberté : des moyens limités, mais toujours suffisants pour commencer, et en trouver d’autres au-dehors sur la base des premiers résultats obtenus.
C’est donc en fait à la MSH de la fin des années 1970 et du début des années 1980, aux initiatives lancées par C. Heller et aussi, à l’origine, aux choix de F. Braudel que nous devons, Jean et moi, le fait que nos routes se soient croisées. L’étincelle est partie d’Immanuel Wallerstein, qui nous a quittés il y a un an, et dont Jean, sans le connaître encore, avait traduit en français un article, à la demande de G. Balandier, sur « L’organisation des sciences humaines et l’objectivité », publié dans les Cahiers internationaux de sociologie (vol. 50, janvier-juin 1971, p. 41-48). La balle circule ensuite de Balandier à Heller, puis de celui-ci à Braudel, tout de suite séduit par le projet du Modern World System que lui présente Wallerstein, dont le livre suit de peu la publication de la traduction anglaise de la Méditerranée. Et cela à un moment où Braudel, réagissant à la crise provoquée par le premier choc pétrolier de 1973 repense la structure même du livre qu’il est en train d’écrire sur l’histoire du capitalisme mondial, dont le premier volume, Civilisation matérielle, avait paru en 1967, et décide de transformer ce qu’il avait conçu au départ comme une longue conclusion en un troisième volume autonome, Le Temps du monde, transformant du même coup le titre, qui devient Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, publié en 1979. De cette rencontre entre Wallerstein et Braudel, dont les étapes suivantes seront le séminaire de Braudel, animé par Wallerstein en 1975-1976, la création du Fernand Braudel Center à la SUNY de Binghamton en 1977, et le lancement en 1978 d’une série de colloques internationaux se tenant à chaque fois dans un pays différent pour y discuter les formes, les conséquences, et les perspectives des transformations de la crise mondiale, et réunissant, autour du « noyau dur » du réseau Wallerstein (Samir Amin, Giovanni Arrighi, André Gunder Frank, le trio du Max-Planck Institut de Starnberg – Folker Fröbel, Jürgen Heinrichs et Otto Kreye qui venait de publier son livre sur The New International Division of Labour, Anibal Quijano, tous disparus aujourd’hui, Amiya Kumar Bagchi, et Caglal Keyder) qui incarnait la continuité du projet, des nouveaux venus, représentant surtout la région du monde où se tenait la réunion, et quelques chercheurs extérieurs, sollicités pour leur compétence sur les thèmes mis au programme.
Sollicités pour prendre part en janvier 1982, à la rencontre organisée à Delhi et accueillie dans le cadre, idéal de simplicité, de l’India International Center, bordant les Lodhi Gardens, où nous étions hébergés avec pour titre « Indigenous groups in world perspective: the imperatives of endogenous development », Étienne Balibar et Jean acceptèrent la proposition que je leur transmis de monter dans la barque avec moi. Même si j’en ai oublié les détails, cette longue semaine passée, après laquelle je les abandonnais à Calcutta pour rentrer à Paris tandis qu’ils restaient quelques jours pour visiter d’autres universités indiennes, m’a laissé un double souvenir : celui de la qualité des textes présentés et des discussions qui ont suivi leur présentation, et celui de l’atmosphère exceptionnellement détendue qui a régné entre nous tous, même si nous étions bien loin d’être d’accord sur tout, et si, avec le recul, certaines des analyses et des prévisions avancées lors du débat ont été ensuite démenties par les faits. J’en ai gardé quelque part dans mon désordre une longue étude, très précise, de notre hôte indien sur les informations accumulées au sujet de l’Inde par Marx au cours de ses lectures, dont j’ignore si elle a été publiée, et Jean vient de me rappeler que son propre texte « The marxist conception of class: Political and Theoretical Elaboration in the African and Africanist context », avait été publié ensuite dans la Review of African Political Economy (n° 32, April 1985, p. 25-38).
Historien de l’Italie dans son double contexte européen et méditerranéen à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles), et parti d’une étude sur les origines et les dynamiques de long terme du développement inégal dans un pays qui avait, entre le XVe et le XVIe siècle, été, avec les Pays-Bas, l’un des deux pôles dominants de l’économie européenne, je m’étais trouvé tout de suite à l’aise dans le world-system de Wallerstein ou l’économie-monde de Braudel. J’y trouvais des cadres conceptuels mieux adaptés aux régions du Sud italien que j’étudiais que le recours aux comparaisons avec les exemples des économies coloniales, mises ou remises à la mode quelques années plus tôt, par les phrases du Guépard, de Tommasi di Lampedusa, disant, à son interlocuteur piémontais, de la Sicile et des Siciliens : « nous avons toujours été une colonie », et ajoutant sur le mode désabusé « il faut que tout change pour que rien ne change ». J’y trouvais aussi un moyen d’unir dans la même perspective la seconde moitié du second millénaire et de relier le passé de ma recherche à notre présent, à un moment où, face à la crise, l’histoire du travail renouvelait profondément ses interrogations. L’enjeu était de concilier de façon constructive les nouvelles approches de la micro-histoire, que j’avais découvertes à la fin de mon séjour italien, et les exigences d’une histoire qui se jouait désormais à l’échelle mondiale. Ce que rendait possible le cadre même de la MSH : elle permettait de croiser étroitement deux stratégies. Celle de l’ouverture de collaborations étroites avec les communautés de chercheurs de toutes les disciplines d’autres régions du monde. Celle aussi de programmes construits autour de thèmes mobilisateurs soigneusement ciblés sur lesquels ils pouvaient travailler ensemble, sur un pied d’égalité, en dépassant les points de vue européocentristes encore largement dominants.
L’ouverture internationale de la MSH avait été amorcée dès le milieu des années 1970 et poursuivie systématiquement dans les années 1980 avec l’Inde, l’URSS, la Chine et le Brésil. Paradoxalement elle s’était relativement peu impliquée en Afrique, qui était encore une chasse gardée des africanistes alors même que l’on enregistrait en France le déclin des études sur le monde arabe, et le repli sur l’hexagone et au mieux sur l’Europe de nombreux chercheurs, anthropologues surtout, qui s’étaient formés sur le terrain au contact des sociétés de l’Afrique subsaharienne, et leur avaient consacré leurs premières recherches.
Deux chercheurs, tous les deux impliqués dans des projets ambitieux et de longue haleine, et autour d’eux deux réseaux, nous ont à partir du début des années 1980 aidés à combler cette lacune. L’un était un historien très attentif au présent, Jean-Louis Triaud, spécialiste de l’Islam subsaharien, qui nous proposait la piste des « l’Islams périphériques » au moment où l’on découvrait que l’expansion de l’Islam au sud du Sahara et en Asie de l’Est et du Sud-est venait de faire basculer en faveur de ces deux régions les rapports numériques internes au monde musulman. L’autre était Jean Copans, resté fidèle à l’étude des transformations des sociétés africaines contemporaines, qui traversait allègrement les frontières incertaines entre sociologie et anthropologie, avec pour fil conducteur toute la nébuleuse des questions tournant autour du travail et des travailleurs africains, analysées au plus près du concret de la vie des travailleurs eux-mêmes pour mieux remettre en cause les schématisations théoriques courantes. Cette nébuleuse constituait le cœur d’un projet plus large encore d’anthropologie et de sociologie politiques et sociales, visant à renouveler ces disciplines de l’intérieur en les ouvrant sur l’extérieur, et dont le centre de référence est toujours resté l’Afrique, sur laquelle Jean nous a appris à porter un regard différent. Un regard enrichi par son bilinguisme total, qui lui permettait non seulement de parler et d’écrire, mais de penser sans effort en deux langues : une supériorité, et en fait un pouvoir particulièrement indispensable dans une Afrique qui a hérité de la colonisation deux langues savantes internationales, divisées sur le terrain par des frontières imposées par le colonisateur. En témoigne l’ensemble de ses publications : articles, livres, ouvrages collectifs. En témoigne aussi, accessible sur internet, la liste des 51 thèses qu’il a dirigées et fait soutenir entre l’EHESS et les universités d’Amiens et de Paris V, auxquelles, je le suppose, il faudrait en ajouter d’autres, interrompues en cours de route : un bilan impressionnant de l’activité d’un Jean Copans, enseignant et directeur de recherches infatigable.
Je ne sais ce que la MSH a pu lui apporter : sans doute, finalement, peu de chose. Je sais au contraire ce qu’il lui a apporté, et qui a tourné autour de deux projets principaux. Le premier dans les années 1980-1990, tout particulièrement après son retour de Nairobi : « Les nouveaux prolétariats africains ». Le second à la fin des années 1990 : « États et acteurs émergents », centré sur les nouvelles élites qui commençaient à s’imposer sur le plan social, économique et culturel. Tous les deux s’efforçaient de répondre, sous deux angles différents, à la même interrogation : qu’est-ce qui se passe de nouveau, en profondeur en Afrique, quels sont les processus qui y sont engagés sur le terrain, et qui engagent l’avenir des sociétés concernées ?
Sans entrer dans les détails, je me limiterai ici à ce que j’en ai retenu, et que je me suis approprié pour ce qu’il m’apportait de nouveau dans mes propres réflexions : en fait un déplacement des points de vue, du passé vers le présent, de ce qui s’est passé et qui est entré dans l’histoire comme objet d’étude, vers ce qui est en train de se faire, que nous pouvons observer au présent, et dont l’avenir est encore incertain, mais qui peut aussi nous aider à porter sur le passé un regard différent et à y découvrir des choses que nous n’y avons pas vues parce que nous ne nous étions pas posé la question. Donc, en fait, une forme de liberté nouvelle.
Pour le travail, nous disposions d’une référence commune, Edward P. Thompson et son grand livre, The Making of the English Working Class, publié en 1963 et révisé en 1968, mais paru seulement en français en 1988 (avec une contribution de la MSH pour les frais de traduction), qui avait révolutionné de l’intérieur les méthodes et les questionnements de l’histoire sociale face à ce que nous avions convenu d’appeler la « Révolution industrielle » : le mot important du titre, beaucoup plus significatif en anglais que celui de « formation » choisi en français, faute d’un autre terme, était le participe présent substantivé, The Making, qui remettait le passé au présent, en invitant à le voir « en train de se faire ». Michelle Perrot avait fait un choix qui allait dans le même sens en intitulant Les ouvriers en grève son livre qui avait ouvert la voie à tout un ensemble de travaux sur les cultures et les sociétés ouvrières. Était venu s’y ajouter dans les années 1970, développant les propositions de Franklin Mendels sur la proto-industrialisation, le livre collectif de Peter Kriedte, Hans Medick et Jurgen Schlumbohm, Industrialisierung vor der Industrialierung (1977) : publié en anglais en 1981 dans la collection des Studies on Modern Capitalismus que nous dirigions, I. Wallerstein, J. Revel et moi-même, par Cambridge UP et les Éditions de la MSH, il centrait son attention sur cette étape essentielle de délocalisation massive du travail manufacturier des villes vers les campagnes, qui avait précédé de deux ou trois siècles la révolution usinière et enclenché en milieu paysan un processus irréversible de prolétarisation rurale dont les effets, dans de nombreuses régions, avaient été égaux et parfois supérieurs à ceux de l’expropriation paysanne. Nous étions donc en pays de connaissance, prêts à nous entendre.
Pour les « acteurs émergents », les questions posées rejoignaient celles que les historiens s’étaient posées dans les années 1980 autour de la « genèse de l’État moderne » dans l’Europe médiévale et moderne, au moment même où l’unification douanière et économique de notre continent nous poussait à nous interroger sur sa future configuration politique et sa capacité de dépasser le stade de l’État-nation. Un intitulé dont le terme biblique de « genèse » avait été préféré à celui de « naissance », qui commençait, avec celui d’invention, à se généraliser parmi les historiens, parce qu’il suggérait mieux un processus pluriséculaire, dont les étapes successives, mais aussi les échecs et les retours en arrière, et inversement les moments d’accélération, s’échelonnaient sur la très longue durée. Ce processus ne se limitait pas à son versant institutionnel, privilégié par la longue tradition de l’histoire politique, mais mettait en cause les sociétés, les territoires et leurs frontières, leurs langues, leurs cultures et leurs religions. Et il s’était appuyé à chaque fois sur le consensus et la participation d’élites reconnues comme telles dans leur légitimité et prêtes à assumer les responsabilités correspondantes. Le défi posé par l’accès à l’indépendance, au milieu du siècle dernier, de tous les territoires africains colonisés par l’Europe et les formes qu’y ont prises les nouveaux États font là encore de l’Afrique un exceptionnel laboratoire d’expériences concrètes et de réflexions théoriques pour les sciences sociales en général, et pour les sciences sociales africaines en particulier, qui auraient dû y trouver l’occasion, nous dit Jean Copans, « d’atteindre le seuil critique d’une autonomie intellectuelle pleine et entière » par rapport à leurs homologues occidentales.
Là encore, avec Un demi-siècle d’africanisme africain. Terrains, acteurs et enjeux des sciences sociales en Afrique indépendante (2010), il nous a proposé un bilan d’étape lucide, mais constructif, des raisons qui ne leur ont pas encore permis d’y parvenir. Mais un bilan qui rappelle que l’objectif reste le même, qu’il n’est pas hors d’atteinte. Un espoir qui rejoint le mien : l’expérience de la MSH m’avait de longue date convaincu que la crise souvent évoquée des sciences sociales est d’abord celle de leur européo- et maintenant américano-centrisme, et que la seule issue est pour elles de se reconstruire à l’échelle mondiale sur la base d’un partenariat multilatéral et d’un échange d’égal à égal avec les communautés scientifiques « régionales » qui ont émergé en Asie (Japon, Inde, Chine) dans la seconde moitié du XXe siècle et qui doivent poursuivre dans la même voie en Afrique. Il nous appartient d’être attentifs à tout ce que celles-ci peuvent nous apporter : nous en avons besoin.
Je crois qu’au fond, ce qui nous a rapprochés au cours de ces quatre dernières décennies, c’est le malaise que nous éprouvions l’un et l’autre vis-à-vis d’un certain repli sur l’hexagone de nos disciplines respectives, l’anthropologie et la sociologie pour lui, une histoire alliée aux autres sciences sociales pour moi. Quelle que soit l’importance des résultats atteints grâce à ce repli (et je pense dans mon cas aux acquis de la micro-histoire qui nous a libérés de nombreuses généralisations et grilles d’analyse devenues obsolètes), il reste paradoxal à mes yeux que ce même repli ait fait manquer en France à l’histoire le dernier quart du XXe siècle, marqué par la mondialisation. Une mondialisation qu’il aura fallu attendre le début du troisième millénaire pour qu’elle retrouve sa place dans l’agenda des historiens sous des noms variés (world history, connected history, etc.) et que, par exemple, le Braudel de la trilogie sur l’histoire du capitalisme (1979), boudé par une large partie des historiens malgré son succès international auprès du grand public, soit redécouvert et cité comme une œuvre fondatrice, presque d’anticipation…
J’admire avec le recul le courage qui a été celui de Jean Copans pendant maintenant un bon demi-siècle pour continuer à tracer son propre chemin, sans jamais s’en laisser détourner ni céder aux tentations de la mode, pour avoir livré ouvertement les batailles qu’il jugeait nécessaires, pour avoir accepté de payer à certains moments de sa carrière le prix de ses choix personnels. Je le remercie d’avoir tenu bon. Il a été pour beaucoup d’entre nous un modèle, et pour moi un compagnon de route.