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Des reconversions parallèles

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Mes centres d’intérêt recoupaient alors ceux de Jean Copans. Après de premiers travaux sur la confrérie mouride, il a engagé des réflexions sur les classes ouvrières19. Dans ses notes manuscrites qu’il m’a fait parvenir en décembre 2019, il explique ainsi ce changement de perspective avec un peu plus de précision que dans certains articles :

La classe ouvrière dans la sociologie africaniste et du tiers-monde des années 1960-1980 est une grande inconnue d’autant que la mobilisation autour de cette catégorie sociale au sein de la sociologie française de cette même époque (en fait depuis le début des années 1950) produit fort peu de réverbérations tiers-mondistes. Les luttes de libération nationale sont paysannes et rurales (Indonésie, Algérie, Cuba, Afrique noire et Amérique latine) et ne semblent pas concerner le monde urbain industriel et ouvrier sauf pour des références symboliques pour rappeler à l’ordre des paysanistes trop militants et surtout dans les années 1960 ceux qui passent du côté maoïste. Bref, les sciences sociales françaises des années 1970 ignorent les classes ouvrières, mais historiens et praticiens historiens rappellent de temps à autre l’importance de certaines luttes ouvrières africaines passées. Ma reconversion si j’ose dire se dessine dans le tournant des années 1974-1975 dans mon commentaire d’un article de l’anthropologue britannique P. C. W. Gutkind. Je tiens à signaler que mon commentaire est similaire à celui du géographe Marc Vernière que j’ai rencontré fin 1965 à Abidjan et qui est également membre du CEAf. Malheureusement, Marc décède tout à fait accidentellement à la Toussaint 1976. Tout comme le sociologue urbanologue P. Mercier qui se suicide, un mois plus tard. L’air de rien, c’est tout un domaine celui des dynamiques sociales urbaines qui s’efface provisoirement, même si les études de ce genre vont prospérer grâce aux chercheurs de l’Orstom (voir les numéros 52 [1973] et 81-83 [1981] des Cahiers d’Études africaines). Il manque explicitement le lien objet anthropologique – engagement de l’anthropologue et luttes sociopolitiques des acteurs-objets des recherches. Cette sensibilisation va trouver à se concrétiser dès 1976 à la suite d’une sollicitation de Gutkind, qui du coup m’introduira dans le milieu des chercheurs anglo-saxons (y compris sud-africains) qui se consacrent à ce milieu plus lié aux mouvements syndicaux africains anglophones et même internationaux. C’est une véritable découverte et je vais passer quinze ans à faire connaître ces travaux, leurs débats, d’une part, et à me lancer moi-même sur ce genre de terrain au Sénégal à partir de 1980.

En ce qui me concerne, au milieu des années 1980, je concentre mes efforts de recherche sur la Compagnie sucrière sénégalaise, à Richard-Toll (Diop, 1987a, 1987b, 1990). Progressivement, je me suis éloigné des mourides pour m’intéresser aux conditions de l’industrialisation du pays et aux classes ouvrières. J’avais réalisé mes enquêtes de terrain avec mes deux étudiants de l’époque : Abdou Salam Fall20 et Samba Sy21. Mais contrairement à Jean qui reviendra plus tard sur le terrain mouride, je n’ai pas pu ou voulu poursuivre ou approfondir la réflexion sur une confrérie qui mobilisait désormais plusieurs jeunes chercheurs dont certains avaient d’ailleurs été formés par Jean.

Mes recherches sur la CSS ont recoupé les centres d’intérêt de Jean Copans. J’aurais pu me retrouver au sein de l’équipe que ce dernier mettait sur pied sur la Sonacos22 à Dakar et y jouer un rôle essentiel. Mais en 1987, de retour d’un séjour au Canada, j’ai eu des problèmes de santé qui ont mis un terme à ma carrière d’enseignant. J’ai ensuite été admis à l’Ifan tout en maintenant des liens avec mes collègues de la faculté des lettres, notamment Mamadou Diouf, Mohamed Mbodj et notre ami Amady Aly Dieng. Au moment où je passais ainsi de la confrérie mouride à la réflexion sur l’industrialisation du pays, Jean avait déjà « bifurqué » et commençait à se mouvoir dans un champ de réflexion bien différent de ceux de « son » village de Missirah et de ses figures familières comme celle de Serigne Mbacké Niorio. C’est là que démarre un autre cycle de réflexion : le champ politique africain :

Il est présent dès le début. Mais au fur et à mesure des années 1970, il devient plus présent. J’ai déjà expliqué ma rencontre mes discussions puis mes collaborations avec Jean-François Bayart. Le symbole peut être vu comme mon remplacement de Jean-François à la direction de la revue Politique africaine fondée en 1980 et démarrée en 1981, en 1983 comme second directeur de la Revue. Je n’y ferai que deux ans, car je pars au Kenya à l’automne 1985. Cela dit, je laisse mes collègues se faire séduire au premier abord par l’anthropologie en étudiant le politique par le bas, mais je reste mobilisé par les classes ouvrières que je découvre. Par ailleurs j’approfondis mes connaissances de l’univers de l’Afrique australe… et on peut dire que ma dérivation sud-africaine va prendre le dessus jusqu’à la fin des années 1990. Cela dit je contribue modestement à l’analyse de l’État africain tant dans des journaux académiques que plus militants sous l’angle de la structuration globale (la société d’État) que sociologique (les fonctionnaires). Je raconte ici mon retour à la sociologie et à l’anthropologie du développement. Et puis je laisse à Bayart le soin d’occuper le terrain de l’État en Afrique même s’il l’abandonne progressivement par la suite.

Une dernière remarque toutefois : dès ses origines la revue Politique africaine est engagée ou plutôt impliquée avec la rubrique consacrée aux documents d’opposants organisationnels, individuels et même anonymes et des éditoriaux qui recadrent notamment la politique française. Depuis plus de dix ans plus rien de tel […] et Politique africaine ne prend plus position. C’est tout dire du conformisme de mes jeunes collègues.

L’époque a aussi été marquée par ma relation avec le CODESRIA. La vie intellectuelle de l’institution était alors florissante et stimulante. J’ai ainsi été confronté à la pensée radicale d’intellectuels anglophones qui dominaient les réunions du CODESRIA. La réflexion sur la nature et les fondements de l’État africain structurait les réunions de cette institution sous la coordination de Thandika Mkandawire, une figure exceptionnelle de l’histoire de l’institution connue pour sa vivacité d’esprit.

À l’époque, les débats du CODESRIA étaient dominés, il faut le reconnaître, par les intellectuels anglophones. Ensuite, le recrutement par le CODESRIA de Mamadou Diouf et Boubacar Barry m’a rapproché de l’institution qui m’a confié un rôle de plus en plus important dans la révision des documents du service des publications et la synthèse des débats de réunions importantes.

La revue Afrique et développement dont le premier numéro a été lancé en mai 1976 par Bujra venait de fêter ses dix années (Bujra, 1976). Elle était un outil entièrement conçu et réalisé par des intellectuels africains de renom refusant toute tutelle de leur pensée et proclamant, de manière radicale, leur autonomie intellectuelle. L’époque était marquée par les productions de ces intellectuels africains parmi lesquels il est possible de citer : Issa Shivji, Eboe Madanza, Mahmood Mamdani, Peter Anyang Nyong’o, Thandika Mkandawire, Kwame Ninsin, Kwesi Prah, Mahmood Mamdani, Archie Mafeje, Ernest Wamba Dia Wamba. Mon horizon intellectuel s’est progressivement ouvert à ces perspectives analytiques sur l’État, renforcées par des lectures personnelles de certains titres majeurs sur le Sénégal comme ceux de Donal Cruise O’Brien (1971, 1975 ; Coulon et Cruise O’Brien, 1989), Robert Fatton Jr (1987, 1988), Sheldon Gellar (1982), Edward J. Schumacher (1975), Catherine Boone (1992), etc.

Mais l’époque était aussi marquée par un fait majeur qui ne m’a pas du tout laissé indifférent : la revue Politique africaine était lancée et ses animateurs participaient au débat relatif à la nature de l’État africain. Dans la définition de mes objectifs personnels et de mes problématiques de recherche, le contenu du numéro 26 (1987) de Polaf relatif à la nature de l’État en Afrique avait alors particulièrement attiré mon attention.

C’est à la rencontre des débats lancés à la fois par le CODESRIA et Politique africaine23, sans aucune concertation préalable qu’est née la réflexion sur l’État. La présentation de ce numéro 26 par Jean et ses commentaires critiques sur le livre de Richard Sandbrook (198524) m’ont personnellement poussé à entreprendre la réflexion qui aboutira à la production du livre Le Sénégal sous Abdou Diouf.

Je dois d’ailleurs préciser que certains propos de Jean avaient été reproduits en introduction de Le Sénégal sous Abdou Diouf25. Pour comprendre la velléité de la classe dirigeante à construire un « État intégral », qui se passerait des intermédiaires politiques, nous avons fait appel aux livres fondateurs du CODESRIA (Mandaza, 1986 ; Shivji, 1986 ; Mkandawire & Bourenane, 1987, 385 ; Ninsin, 1989 ; Doumou, 1987 ; Mamdani, Mkandawire & Wamba dia Wamba, 1988 ; El-Kenz, 1989 ; Hansen & Ninsin, 1989 ; Anyang Nyong’o, 198826), mais aussi aux débats au sein de Politique africaine dans lesquels Jean jouait un rôle important. Nous avons alors pris en charge dans notre analyse ce constat fondamental de J. Copans : « Aujourd’hui nous rentrons dans une nouvelle phase où la domination des classes au pouvoir exige que l’ensemble des moyens, matériels et intellectuels soient entre les mains de celle-ci. On passe d’une situation où la confrérie mouride fait fonction d’appareil idéologique d’État, à une situation où l’État doit devenir l’émanation d’appareils idéologiques propres… l’État ne cherche pas à éliminer, ni vraiment à contrôler encore plus, la confrérie, il cherche à développer ses propres instruments de domination » (Copans, 1980, p. 24927).

En décrivant la tension vers l’État intégral, nous avons essayé de la relier aux capacités des « technocrates » à la réaliser et à la résistance des acteurs sociaux les plus dynamiques pour perturber la logique mise en œuvre. À cette époque, malgré les critiques de Jean Copans, j’avais estimé que R. Sandbrook faisait partie des auteurs ayant le mieux exprimé et expliqué la détérioration de la capacité administrative des États africains. Le cas du Sénégal vérifiait bien ses principales conclusions.

Les frais de préparation du manuscrit présentant les résultats de nos recherches avaient été pris en charge par Boubacar Barry qui avait ensuite soumis le document final à Yves Bénot pour son évaluation. Barry avait aussi recommandé un éditeur en France. Mais en raison des retards et d’autres difficultés, nous avons décidé de retirer le manuscrit pour l’envoyer aux éditions Karthala. Un premier commentaire n’était pas favorable à la publication du livre. Jean Copans s’est alors entièrement engagé dans le dossier. Et c’est cet engagement qui a été à l’origine de mes relations privilégiées avec Robert Ageneau, comme je m’en suis expliqué lors de la célébration du trentième anniversaire des éditions Karthala (Diop, 2011).

Jean a pris la défense de notre manuscrit et a argumenté en faveur de sa publication en indiquant, toutefois, les points à développer ou à améliorer. Nous n’avons pas été en total accord avec ses commentaires et suggestions et l’avons exprimé dans des lettres que Jean détient encore. Même s’il nous a reproché, à tort, une lecture quasi complotiste de certains épisodes de la préparation de ce document, les malentendus de départ ont été vite surmontés durant nos entretiens à mon domicile à Dakar alors qu’il était en mission au Sénégal à l’été 1990. C’est pendant son séjour que des séances de travail ont permis de procéder aux réglages finaux avant la publication du livre Le Sénégal sous Abdou Diouf, la même année que son ouvrage La longue marche de la modernité africaine dont il m’avait offert un exemplaire avec la dédicace suivante : « À Momar, l’autre livre de l’année ». Jean a ensuite « accompagné » ce livre de commentaires, notamment dans ses Noms du Géer, le papier auquel il tient le plus parmi tous ceux qu’il a publiés dans les Cahiers d’études africaines depuis 1971 et dont j’ai eu l’honneur de publier dans Le Sénégal contemporain (Diop, 2002) une version remaniée. Jean agissait aussi en complément au soutien apporté par Amady Aly Dieng (Diop & Diouf, 200728) qui s’est chargé de présenter ce livre dans la presse de Dakar. Dieng avait pris notre défense quand certains groupuscules politiques ont voulu organiser une campagne de presse en notre défaveur en vue d’anéantir l’important effort intellectuel qui était à la base du Sénégal sous Abdou Diouf. Abdou Diouf et ses collaborateurs ont inscrit ce livre au programme de leur université d’été et nous ont adressé une lettre d’invitation à venir en discuter avec leurs militants. Amady a immédiatement senti le piège et nous a fortement déconseillé d’aller à cette rencontre. Nous avons donc refusé d’y aller. Les faits notés par la suite lui ont donné raison. Durant cette université d’été, nous avons été copieusement conspués et accusés de contester la légitimité du président Abdou Diouf. Avec le recul, je me dis que ces gens-là auraient sans doute été encore plus vindicatifs si nous avions publié les informations de première main dont je disposais et qui provenaient directement de l’état-major mixte chargé de gérer les émeutes de 1988.

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