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La clôture de la longue marche ?

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La question du développement a jalonné toute la trajectoire de Jean Copans. Il en était déjà question lors de ses recherches sur la confrérie mouride. L’utopie de développement était alors forte au Sénégal. C’est dans un tel contexte que Jean a analysé la confrérie mouride confrontée aux impératifs du développement de l’agriculture de rente. Mais cette question est abordée en pointillé dans différentes thématiques : la sécheresse, les classes ouvrières, le champ politique africain. À ce propos, il précise :

Mon arrivée à Paris-Descartes se fait encore sous le signe d’une liberté pédagogique et je donne les deux grands cours de licence, l’un en sociologie du développement et l’autre en anthropologie économique […] Avec Yves Charbit nous élaborons une filière développement, ce qui me permet de passer du champ général du changement social mondial au champ socio-anthropologique plus spécifique de l’organisation du développement. Je m’insère totalement dans le courant français symbolisé par les disciples de Jean-Pierre Olivier de Sardan, je deviens un membre actif du Comité de rédaction de la Revue Tiers monde, j’organise mon séminaire de sociologie de la connaissance anthropologique à l’EHESS autour de ce domaine qui donne lieu à la publication du numéro 191 de Revue Tiers Monde intitulé « Itinéraires de chercheurs » (2007). Ce dernier avait été précédé de la publication d’un manuel dans la collection 128 chez A. Colin puis d’un numéro double des Cahiers d’Études africaines « Les sciences sociales au miroir du développement » [202-203 | 2011] en co-direction avec C. Freud.

Tout cela est bien politique aussi bien par la publication d’un texte sud-africain que par une prise de position sur l’engagement pour le développement51 ou encore sur la dé-développementalisation des sciences sociales du Sud et un retour aux fondamentaux. Hélas, tout cela reste très en retrait. Mévente totale du 12852, mais apparemment meilleure vente de l’ouvrage Atlani et Vidal53 que j’ai préfacé. Désintérêt total des sociologues d’une part et absence de rigueur et d’implication des chercheurs anthropologues, échec de l’analyse critique de la pauvreté, peu de travaux de l’intérieur comme les Britanniques et les chercheurs européens du Nord et de l’Allemagne. Bref, mon militantisme pour reconstruire un objet théorique et empirique des formes actuelles du capitalisme mondial est un échec, et ma retraite ne permet pas de relancer le projet. Symboliquement, je publie une espèce de testament sous une forme grand public dans un quotidien sénégalais, WalFadjri54. Après tout c’est bien la moindre des choses et une manière de boucler la boucle. Je continue néanmoins à assurer mon tour de garde en rédigeant des comptes rendus et en me désolant intérieurement de la re-ghettoïsation des études du développement au sein des sciences sociales françaises alors que tout le monde a l’argument de mondialisation à la bouche.

Ce que je retiens des différentes affiliations politiques et appartenances politiques toujours à gauche de Jean, c’est la longue maturation d’une culture hétérodoxe qui ne lui a pas attiré que des amis. Brillant esprit indépendant et libre55, il n’a jamais accepté de compromission, n’a jamais avancé masqué, quels que soient les lieux ou les circonstances. Il a construit son autonomie intellectuelle sur la longue durée. Il la défend parfois de manière agressive, avec son langage limpide, parfois injuste, mais traduisant toujours l’honnêteté du personnage. De ce point de vue, j’ai toujours été impressionné par la ressemblance entre Jean Copans et Amady Aly Dieng56.

Jean est l’un des grands anthropologues de l’université française. Le style de ses papiers n’a rien à voir avec ceux en vogue dans une partie francophone du continent africain : des dissertations qui tournent le dos ou font l’impasse, par ignorance ou paresse intellectuelle, sur les études ou données de terrain qui documentent les particularités nationales. Ces documents mettent l’accent sur les aspects esthétiques de la construction des phrases57, la séduction, les effets de démonstration de l’érudition de leurs auteurs, de leur maîtrise de la langue et de la culture françaises, mais ne rendent pas compte, hélas, de la grande complexité des sociétés africaines.

Intellectuel engagé, courageux et déterminé, son espace de prédilection se situe dans le territoire de l’hétérodoxie, de l’indocilité. Mais jamais de l’insouciance. Sa brillante carrière constitue une forme particulière de célébration du savoir, de la liberté de penser, de se révolter. L’activité intellectuelle immense de Jean a embrassé différents domaines des sciences humaines. Il s’est engagé délibérément, et souvent le premier, hors des sentiers battus. Dans ce territoire-là, nos chemins se sont parfois croisés depuis la fin des années 1970. J’en ai tiré un bénéfice évident que j’ai tenté de raconter en décrivant une partie de nos cheminements respectifs. Malgré les réactions et l’irritation notées parfois à la suite de la publication de certains de ses papiers et surtout de La longue marche de la modernité africaine, je n’ai pas eu connaissance d’une critique systématique de ses travaux, y compris parmi les radicaux africains qu’il interpelle dans ce livre. En 2010, il a également lancé un appel aux intellectuels africains, dans des termes qui m’ont profondément ému, en leur demandant de ne pas abandonner le continent, de continuer à exercer leur métier en Afrique, car la mission de l’intellectuel, est avant tout « d’engager sa pensée avec les acteurs sociaux de sa société ou d’une société dans laquelle il est intégré et dont les mouvements sociaux et politiques critiques lui servent de caisse de résonance. La fuite des élites hors de l’Afrique est peut-être bonne pour le Savoir, la Pensée, la Culture (et les carrières personnelles), mais en aucune façon, elle ne peut contribuer à l’élaboration d’une pensée moderne, enracinée de façon populaire et autochtone dans les terreaux, d’abord vernaculaires et nationaux, de l’historicité africaine » (Copans, 2012). Ces propos sont une expression de son attachement à ce continent. L’Afrique est son pays. La somme intellectuelle offerte par Jean Copans aurait pu ouvrir des débats, alimenter la réflexion dans nos universités et ailleurs. Ce n’est pas encore le cas. Jean s’en désole parfois. Ce livre sera peut-être l’occasion de les susciter.

Je souhaite qu’il donne ensuite à des chercheurs sénégalais ou français l’inspiration et la force de produire des livres sur l’œuvre impressionnante de celui qui fait partie avec Abdoulaye Bathily, Boubacar Barry, Pathé Diagne, Sheldon Gellar et Robert Ageneau de mes derniers véritables grands frères.

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