Читать книгу La baronne : moeurs parisiennes - Gustave Toudouze - Страница 10
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Quatre heures du matin: il fait une de ces lourdes et interminables nuits d’hiver, où les nuages cotonneux forment au-dessus de Paris un dôme épais qui étouffe tous les bruits, arrête tous les élans et pèse sur la ville endormie comme un monstrueux cauchemar du Nord.
De grands tourbillons de neige déroulent d’aveuglantes spirales sur les boulevards, encapuchonnant les réverbères, dont le gaz jaune tremblote, tremblote éperdument et se poursuivent sans trêve ni repos entre les deux rangées de maisons muettes. Un grésillement fin et continu tinte contre les vitres closes, glisse le long des toitures de zinc et vient s’engloutir dans le morne tapis blanc couvrant les trottoirs et la chaussée.
Pas de noctambules attardés, pas d’errants de nuit. A peine çà et là quelque fiacre au cheval poussif, rendu de fatigue avec son dos fumeux, maladive vapeur se détachant sous la funèbre clarté des becs de gaz.
En face de la Maison-Dorée, au pied d’une colonne à affiches, une forme noire, pelotonnée sur elle-même, recroquevillée, sans figure humaine, se fait toute petite sous l’averse de glace.
De temps en temps une secousse, un frémissement qui ondule, rejette la neige déjà amoncelée sur les vêtements sombres, et, au milieu du grand silence sourd et aveugle, une voix plaintive lance ce cri désespéré:
«Des violettes!–Qui veut des violettes?»
Personne ne passe! A qui s’adresse ce douloureux appel? Est-ce un cauchemar, une lancinante phrase de folle? Des violettes, au mois de janvier, à quatre heures du matin, dans les ténèbres neigeuses du boulevard: un vrai paradoxe!
La bise redouble de rage; les mouches de neige se font plus épaisses, plus pressantes, se précipitant avec une violence nouvelle comme pour engloutir la forme noire, pour étouffer la plainte mélancolique et refouler dans le chétif gosier cette étrange prière au printemps, cette insurrection contre l’hiver.
La phrase revient, avec une cadence hachée, avec un grelottement qui serrerait le cœur si on pouvait l’entendre:
«Des violettes!–Qui veut des violettes?»
Qui pourrait en vouloir en effet? Ah! comme les pauvres petits poumons protestent de toute leur énergie, avec leur droit de jeunesse et leur amour des fleurs embaumées, contre les épouvantements de cette brutale et mortelle nuit d’hiver!
Sans cesse, molle, asphyxiante, avec des caresses traîtresses, la neige s’abat, pesant de son poids engour dissant sur la terre, sur les épaules lasses, sur le corps brisé, se dépêchant dans les ténèbres pour terminer son crime lâche avant les premières lueurs du jour.
Maintenant la voix grêle tremble davantage; les syllabes s’espacent sur les lèvres glacées:
«Des vio-let-tes!–Qui-veut-des-vio-let-tes?»
Une indicible souffrance se traîne et serpente entre chaque mot de cette printanière lamentation. Le froid va tuer les pauvres fleurs.
Brusquement, au premier étage du grand restaurant nocturne, les rideaux épais ont été écartés; une lumière chaude a dessiné sur les carreaux des ombres mouvementées. Puis, la fenêtre a été ouverte, toute grande, jetant à la face lugubre de la nuit, un écho fou d’orgie.
Il faisait là dedans une terrible chaleur. Un ouf! général de satisfaction jaillit, immense, de la pièce embrasée où des bougies flambaient dans cinq candélabres. Des rires et des cris joyeux chantaient la bruyante ivresse de la jeunesse qui s’amuse.
Très décolletées; les bras nus, les épaules blanches sortant de robes de satin noir, de ce satin qui fait valoir les chairs, deux femmes se penchèrent sur l’appui de la fenêtre.
«Et la neige tombait toujours!…»
chantonna la blonde avec un rire las, la tête dans les mains, laissant pleuvoir sur ses yeux une masse de frisons dorés et rebelles.
L’autre, une brune un peu sèche, aux traits corrects et durs, regardait droit devant elle, sans un mot, roulant entre ses doigts minces et osseux une cigarette.
Derrière elles d’autres femmes et des jeunes gens très gais entonnaient à tue-tête le refrain d’une chanson. Un piano tapé à tour de bras donnait le ton. On s’amusait beaucoup.
Cependant, par moments, le silence se faisait, d’autant plus profond que les éclats précédents avaient été plus forts: une écrasante lassitude annonçait la fin du souper.
Dans un de ces instants de calme, la grelottante voix du boulevard traversa la bise aigre, dominant la tourmente, et vint glacer tous ces fous.
«Des violettes!–Qui veut des violettes?
–Ah çà! C’est une plaisanterie, une gageure! cria l’un des plus échauffés. Des fleurs par ce temps-là, à cette heure-ci!
–C’est de là que ça vient, dit la fumeuse, montrant du doigt le pied de la colonne.–Il me semble avoir vu remuer quelque chose.
–Hé! là-bas, la bouquetière aux violettes, approche un peu qu’on voie ton museau!» fit la blonde en riant haut.
La masse noire parut rouler sur le tapis de neige, se secoua en frissonnant, et, sous la lueur du réverbère, on put distinguer vaguement une grande fillette, d’une quinzaine d’années, tenant deux bouquets dans un petit panier accroché à son bras.–Elle les tendit vers la fenêtre: Il
«Des violettes!–Voulez-vous mes jolies violettes?
–Oh! la pauvrette! reprit la brune, et elle frissonna, paraissant faire un mélancolique retour sur elle-même.
–Est-elle jolie, au moins, la bouquetière?»– ajouta un garçon aux maigres moustaches blondes, qui se pencha entre les deux femmes, sans quitter une coupe pleine de Champagne, qu’il s’apprêtait à boire.
Dans ce mouvement, sa main mal assurée laissa osciller la coupe, et le vin pétillant tomba en pluie sur la tête de la jeune bouquetière.
«Tiens! la voilà baptisée!»
La grosse blonde éclata de rire.
«Maintenant elle peut aller au ciel; faisons-la monter,» ajouta un gouailleur.
Sous cette ondée de champagne l’enfant avait jeté un léger cri; mais, quand on lui eut crié de venir, elle obéit sans se faire prier, avec une prestesse extraordinaire, probablement dans l’espoir de fuir cette pérature terrible dont les glaces la pénétraient jusqu’au cœur.
Serrant toujours sous son bras le panier contenant les bouquets flétris, elle entra, très émue, dans le cabinet d’où on l’avait appelée.
«Hé bien, duc, avez-vous jamais vu une plus adorable frimousse?»
Le soupeur aux moustaches pâles, un garçonnet grêle et malingre, qui faisait ses débuts dans la vie joyeuse, s’inclina sans répondre, le verre vide encore entre les doigts.
«Complétons notre bonne action, appuya un autre. Cette enfant a faim.–Viens t’asseoir là, petite, entre Monsieur qui est duc et moi qui suis marquis. Tu ne seras pas en médiocre compagnie.»
Elle s’assit, encore tremblante, ne pouvant rougir tellement elle avait froid. Et, tandis qu’avec ce qui semblait la délicieuse insouciance de son âge, elle dévorait une aile de poulet, en buvant un verre de Champagne, servie comme une reine par les deux gentilshommes, les autres, attendris et dégrisés, la contemplaient.
D’une pâleur mate, exagérée par les souffrances et la misère, elle avait le plus joli ovale qu’on pût voir; ses grands yeux à la flamme douce s’ouvraient, avec le regard étonné et naïf des tout jeunes enfants, sous des sourcils d’une correction indoue, un trait d’encre de Chine.–La bouche, un peu violacée d’abord, reprenait peu à peu ses couleurs vermeilles, extraordinairement éclatantes.
Absolument exquise, elle l’emportait sans peine sur les visages, usés par les baisers et peints, des quatre femmes qui soupaient avec les jeunes gens.–Celles-ci, couvertes de diamants et de dentelles, étaient éclipsées par la pauvresse aux vêtements noirs montrant la trame, et aux boucles de cheveux, mouchetées de neige pour toute parure.
Or, pendant que, par manière de distraction, les autres soupeurs lui faisaient conter son histoire, l’un d’entre eux, qui avait quitté la table et se tenait un peu à l’écart, l’examinait avec une stupéfaction croissante. C’était Germain Durand, invité à cette petite débauche par un ami et en profitant pour étudier ce genre d’amusement à la mode.
Il venait de reconnaître une enfant déjà vue par lui, deux ans auparavant, dans un des faubourgs de Paris, Hélène Beurot, et se demandait quelle comédie jouait là cette petite vaurienne, à laquelle en ce moment on eût, suivant l’expression populaire, donné le bon Dieu sans confession.
Elle racontait son histoire, banale et horriblement triste.
N’ayant plus de père, huit jours auparavant elle avait perdu sa pauvre mère. Depuis, sans gîte, sans secours, elle errait à travers Paris, ramassant, dans les détritus de toute sorte jetés à la porte des grands restaurants, les quelques fleurs encore intactes et présentables.: elle en composait de petits bouquets qu’elle essayait de revendre. Mais la neige était venue; avec la neige, plus de ressources, plus de bouquets. Elle n’avait pas mangé depuis deux jours.
Là dedans rien des vagabondages suspects, rien du renvoi pour inconduite par la patronne du magasin où elle travaillait.
Germain, que la compagnie au milieu de laquelle il se trouvait intéressait peu et qui n’était amené là que par son besoin d’études parisiennes, laissa ces excellents jeunes gens, que l’ivresse emplissait de pitié, avaler la fantastique histoire, à moitié réelle, composée par la gamine.
Aucun d’eux n’avait remarqué l’éclair de convoitise et de satisfaction que la rusée fillette avait vivement caché sous ses paupières aux longs cils, en se voyant attablée entre les viveurs qui s’amusaient à la servir. Nul ne se doutait, qu’avec sa mine de vierge et sa pose de vertu, elle les enfonçait tous.
Elle, radieuse, se voyant près du but, les laissait s’apitoyer, forçant la note pleurarde de sa voix, encore grêle et non développée, en déroulant sa triste position. Ils en avaient les larmes aux yeux, les braves garçons.
«Eh bien! petite, dit le duc attendri, qui pleurait dans son Champagne, je te prends sous ma protection: tu deviendras notre bouquetière.
–Pardon! pardon! interrompit la fumeuse. Je m’en charge, moi. C’est plutôt mon affaire que celle du duc.»
Celui-ci n’osa insister, lâche devant le désir exprimé si nettement par sa maîtresse.
De prime abord, la belle fille brune avait éprouvé pour l’enfant un sentiment de pitié, peu en rapport avec son air dur. Puis, à mesure qu’elle l’avait mieux détaillée, elle avait deviné toutes .les promesses renfermées dans ce corps de fillette, que quelques mois suffiraient à faire éclore, superbe, sans rivale.
Du moment que son amant s’occupait si chaudement de ce merveilleux bouton de fleur, cela ne lui allait plus.
Rapidement son plan avait été fait et le sort de la petite décidé. Une vertu était un danger; une femme galante ne lui enlèverait jamais le duc. Du moins elle le pensait, ne connaissant pas Hélène.
La bouquetière, jouant à merveille le ravissement innocent, baisa les mains chargées de bagues de sa protectrice. Celle-ci, après un regard en dessous au duc, qui mordillait nerveusement sa moustache blonde, eut un mauvais rire et embrassa sa protégée au front.
«Je t’adopte!
–Je suis sauvée!» pensa Hélène.
Germain Durand dans son coin, où personne ne le cherchait, et où la petite ne le voyait pas, étouffa silencieusement un large rire:
«Elle les a tous roulés, la petite mâtine, et proprement. Mesdames et Messieurs, vous avez trouvé votre maître, je vous en réponds,» murmura-t-il en aparté.
Là-dessus, il sortit sans se faire remarquer, pensant bien qu’avant peu la petite bouquetière ferait parler d’elle.
En effet, quelques mois plus tard, Hélène Beurot débutait dans la vie galante, sous les auspices de sa bonne marraine du souper. Lorsque celle-ci la vendit à un vieux débauché de ses amis comme vierge, elle fut aussi complètement et sincèrement trompée que l’acheteur sur la qualité de la marchandise.
Enfin ce petit duc malingre, auquel Fernand Rénal venait d’enlever Hélène, était le même qui l’avait baptisée au Champagne, d’une fenêtre de la Maison-Dorée. Seulement, par prudence et du consentement même d’Hélène, qui ne se vantait pas de ses origines misérables, il ne la produisait pas au grand jour et elle s’était toujours tenue loin du monde des soupeuses.
Voilà tout ce qu’ignorait le dessinateur, tout ce que savait Germain Durand, et pourquoi il tremblait tant pour le bonheur de son ami.
La femme de vingt ans tenait toutes les promesses de la fillette de quinze ans: la fleur s’était épanouie, brillante, irrésistible, gonflée de poison.