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V

Quand je suis sur la corde raide

Il me faut bien montrer, c’est clair,

Une jambe qui n’est pas laide,

A tous les yeux qui sont en l’air….

A travers le grésillement vif et tapageur de la friture bouillonnant d’une manière continue sur le feu, une belle voix, trop forte, attaquait l’air en vogue de l’opérette de l’hiver.

Elle traînait les finales, en essayant d’imiter les provocantes inflexions de la créatrice du rôle, accentuant à plaisir la vulgarité facile de la musique et les sous-entendus canailles des paroles, surtout quand arrivait le refrain avec ses redoublements:

Si tu ne peux pas.

T’y faire..,

Ah! dans ce cas,

Tu ne fais pas mon affaire!…

Par instants le contralto s’éraillait un peu, égratigné par les passagères rudesses du gosier, par l’ignorance et l’inconscience musicale de la chanteuse.

Dans la poêle la petite note aigrelette clapotait toujours et de légères fusées intermittentes venaient tomber au milieu des braises rouges avec un gros tapage d’un quart de seconde.

Moi je t’offre sans faribole,

Vois si cela peut t’arranger.

Toujours, en dépit des couacs intempestifs, des arrêts de mémoire, la chansonnette continuait, formant la partie grave, dont la friture était l’accompagnement soutenu dans son rôle de ténorino léger, léger.

«Voyons, Hélène, voyons! Ce n’est pas là ta place!»

Il commençait joliment à s’ennuyer tout seul devant la table, le petit jeune homme blond, étranglé dans son col blanc qui lui appuyait sur la pomme d’Adam avec une sévérité de carcan, les épaules étroites et les omoplates rapprochées sous les vêtements impitoyablement ajustés et collés sur sa rachitique personne.

D’un geste de très mauvaise humeur, il enleva son minuscule chapeau de forme basse et découvrit sa tête pommadée, qu’une raie correcte divisait en deux parties égales du front à la nuque. Son jonc à pomme d’or venait battre la cloison, derrière laquelle se trouvait la cuisine, comme pour appuyer et souligner son exclamation honteuse et ennuyée.

«Laisse-moi tranquille, à la fin! M’as-tu amenée ici pour m’amuser, oui ou non?»

La voix de contralto, interrompant sa chanson, répondait vertement, tandis que la friture pétillait plus joyeusement, paraissant rire.

«Certainement, certainement!» reprit le jeune blond, mordillant sa canne, de fureur rentrée et contenue. «Mais, ma fille!…

–Alors, fiche-moi la paix avec tes ma fille! Je m’amuse à ma manière, moi!»

L’autre eut une moue dégoûtée, sous ses moustaches de couleur fade:

«Ta manière!»

Ses lèvres faisaient: «Pouah!» repoussant de toutes leurs forces l’idée d’un pareil amusement, plaisir de cuisinière, odeur de graillon! Elles en pâlissaient encore les pauvrettes, comme si l’anémie ne les décolorait pas suffisamment.

«C’est à prendre ou à laisser!»

Une maîtresse réponse cette fois.

Il s’était à demi levé, espérant convaincre celle qu’il interpellait; il se rassit, tombant sur sa chaise d’un air découragé et n’osant insister. Puis, voyant en face de lui Fernand Rénal, qui semblait dessiner sur un album et s’absorber dans son travail, il grommela, espérant n’avoir pas été remarqué.

Alors elle chanta plus fort, ne se retournant même pas pour répondre à son compagnon.. De sa main souple elle manœuvrait adroitement la queue de la poêle, secouant de la belle façon et roulant d’un mouvement giratoire les goujons empilés les uns sur les autres.

Des rissolements frétillaient, dorant les jolies écailles d’argent, donnant aux fins poissons des soubresauts vivants. Elle affirma:

«Je n’aime la friture que lorsque je la fais moi-même, na!»

Ce dernier mot fut accompagné d’un coquet coup de pied sur le carreau de la cuisine, où le talon haut sonna gentiment, mutin et révolté.

En extase, sans s’occuper des maussaderies du blondin qui, le monocle vissé dans l’arcade sourcilière et les sourcils froncés, faisait semblant de lire un journal, Fernand s’efforçait de rendre, sur une page blanche de son album, la pose amusante et la parisienne allure de la cuisinière improvisée.

Du coin de l’œil, elle l’avait vu faire, aussi ne se pressait-elle pas, prenant son temps, adoucissant au contraire le feu brasillant, faisant durer le plaisir longtemps, et posant avec ses coquetteries les plus endiablantes, ses cambrures de reins les plus excitantes, un affolant sourire aux lèvres.

Elle se tourna hardiment vers lui pour dire la fin du second couplet:

En public, j’ai l’œil vit et tendre;

Mais mon cœur est encore à prendre…

Et, faisant une moue significative au jeune cocodès qui ne la voyait pas, elle répéta, en le prolongeant d’une manière très explicite, le refrain:

Si tu ne peux pas…

L’adresse était directe et peu déguisée. Mais Fernand ne pensait qu’à son dessin. Il regretta de n’avoir pas apporté sa boîte à aquarelles, car il eût fallu des pinceaux et ses plus fraiches couleurs pour bien donner une idée de la séduisante fille qui faisait ainsi onduler ses beautés sous ses yeux.

Grande, la taille mince, admirablement faite avec sa poitrine forte placée un peu haut, son cou gras, l’opulence rebelle de ses magnifiques cheveux noirs, dont les frisures se crêpelaient à la nuque et sur le front, c’était réellement l’une des plus splendides et des plus irritantes beautés que Fernand, un connaisseur doublé d’un friand, eût rencontrées jusque-là.

Les lèvres, d’une rougeur violente, formaient un heureux contraste avec de belles dents, paraissant peut-être, grâce à ce voisinage éclatant, plus blanches qu’elles n’étaient réellement. Quant aux yeux, presque sombres lorsque les sourcils épais et droits se rejoignaient dans les moments d’humeur, ils se dilataient, ayant un rayonnant velouté des prunelles, une sorte de troublante candeur dans les instants de calme heureux.

Fernand n’eut pas besoin de s’interroger deux fois pour se dire que posséder une pareille créature devait être un plaisir divin; il jeta un regard d’envie et de dédain au compagnon presque ridicule et de pauvre santé qu’elle s’était donné.

Cependant, son croquis terminé, l’artiste commença à déjeuner solitairement, sans se presser, paraissant avoir complètement oublié le but de son voyage à Meudon, et les quelques croquis d’arbres et de paysage qu’il était venu y chercher pour un dessin commandé par l’Illustration.

Le bateau-mouche l’avait descendu au Bas-Meudon et il avait jugé prudent, avant de s’engager dans la forêt, de se prémunir d’un bon déjeuner chez un des nombreux Contesenne qui bordent le fleuve.

A peine installé dans l’intérieur, près d’une fenêtre, il avait vu arriver Le couple mal assorti qui le préoccupait en ce moment, un jeune gandin de sang pauvre, étriqué, mais supérieurement ganté et habillé, et une grande belle fille, qu’il ne se souvenait d’avoir vue nulle part, dont la tentante beauté le séduisit. Du reste, hors ces deux personnes et lui, pas un autre convive chez le restaurateur. Aussi le déjeuner se faisait-il attendre.

Par une lubie soudaine, la jeune femme, qui semblait fort bien connaître la maison et traitait familièrement le patron, avait déclaré en riant qu’elle tenait à faire elle-même la friture, en dépit des airs vexés et des mines renfrognées de son cavalier.

Fernand, amusé par cette petite scène, avait pris en patience les lenteurs de la cuisine, et ne se pressait plus d’expédier, comme il en avait l’intention, le modeste déjeuner qu’il avait commandé. Il s’attardait, croquant lentement les radis, ne tarabustant plus le garçon qui sommeillait doucement sur une chaise, sa serviette sous le bras.

Riant de toutes ses dents, avec un tas de mines de chatte gourmande, qu’elle n’eût certes pas eues sans la présence du dessinateur, Hélène apporta elle-même sur un plat la friture toute dressée avec du persil frit en plein milieu de la serviette damassée. Elle s’assit en face du blondin, tournant le dos au jeune artiste, mais ne le quittant pas des yeux dans une glace à laquelle s’appuyait son compagnon.

La mauvaise humeur de celui-ci durait, car, Hélène lui ayant dit:

«Eh bien, Georges, comment trouves-tu mes goujons? Hein! Suis-je bonne cuisinière?»

Il riposta, tout rouge, bêtement:

«Ma chère, je ne vous ai pas prise pour faire ma cuisine! Je ne donne pas dans les torchons!»

Pour le coup, l’orage éclata.

Une rougeur empourpra le joli visage, les sourcils noirs se rejoignirent et la dispute commença.

Mais, fut-ce à cause de la présence d’un tiers, les amants restèrent dans les généralités aigres; la femme n’eut pas une expression grossière, pas un mot ordurier, ainsi que Fernand s’y attendait.

Elle prit son rôle de très haut, la faisant à la dignité, comme dit l’argot parisien. A chaque instant, une même tournure de phrase lui emplissait la bouche:

«Mon cher duc, vous êtes bien dégoûté.

«Mon cher duc, d’autres le seront moins que vous!»

Mon cher duc par-ci! Mon cher duc par-là! Fernand n’ignorerait pas le titre de l’amant d’Hélène.

Puis elle ricanait, reprenant à mi-voix le rythme sautillant du refrain d’Offenbach:

Si tu ne peux pas…

T’y faire…

Ah! dans ce cas,

Tu ne fais pas mon affaire!…

Gêné pourtant par cette querelle, le dessinateur se hâta de terminer son déjeuner, avala d’un trait une tasse de café et alla fumer une cigarette sur la berge, à quelque distance de l’embarcadère des bateaux.

Sans interrompre la discussion, la jeune femme croisa son regard avec le sien, puis ne sembla plus faire attention à lui.

Fernand en était à sa troisième cigarette et semblait absorbé dans un croquis qu’il faisait d’un bout de Seine avec un chaland et un fond de paysage; il tournait le dos au restaurant d’où il sortait. Quelques mots violents arrivèrent jusqu’à lui. Il ne bougea pas.

«A la fin, j’en ai assez!

–Et moi aussi!

–Je n’aime pas qu’on me rende ridicule!

–Vous l’êtes suffisamment sans qu’il soit nécessaire de prendre cette peine!

–Hélène! Hélène!

–Eh bien! Quoi? Suis-je votre servante?

–Un mot de plus et je retourne à Paris.

–Faites vite!»

Fernand n’entendit plus rien.

Dix minutes se passèrent; il restait là, l’oreille tendue, un peu troublé.

«Dieu! que c’est joli ce que vous faites là, Monsieur!»

La belle voix de contralto sonnait à ses oreilles, tout près de lui. Il se retourna, anxieux, parcourut d’un regard rapide la berge:

«Seule?

–Il est parti!»

Du doigt, d’un geste insouciant, elle montra un bateau-mouche qui remontait vers Paris.

«C’est votre amant?»

Presque hésitant, avec une gêne qu’il ne parvenait pas à dissimuler, le jeune homme lui avait lancé cette interrogation, le gosier serré, le cœur battant.

Pendant une seconde, elle le regarda bien en face, de ses grands yeux de velours sombre, où une flamme montait peu à peu, à travers une expression d’ingénuité pervertissante; puis, toute secouée d’un beau rire sonore, sous lequel bondit sa gorge:

«C’était mon amant!»

Le soir, Hélène Beurot était la maîtresse de Fernand Rénal. Celui-ci, affolé, mordu au cœur et aux sens, les veines en feu, ne connaissait plus rien en dehors de cette ensorcelante créature.

Justement Germain Durand était parti, la veille, pour la Bourgogne, où des affaires de famille devaient le retenir durant tout le mois de mai1870. Fernand seul à Paris, sans son ami, sans ses conseils, s’abandonna tout entier à la grandissante ivresse de cet amour.

La baronne : moeurs parisiennes

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