Читать книгу La baronne : moeurs parisiennes - Gustave Toudouze - Страница 4
ОглавлениеII
Jusqu’à deux heures du matin, dans la chambre meublée où logeait Germain Durand, 58rue Monsieur-le-Prince, les nouveaux amis bavardèrent de la pièce, du théâtre et de la littérature.
Toujours causant, sous une pluie glaciale, ils avaient traversé la place du Carrousel et le pont des Saints-Pères, Fernand Rénal ayant offert à son camarade l’abri commun d’un parapluie jusqu’au quartier latin, et l’étudiant, ayant répondu à cette offre par celle d’un verre de cognac ou d’une tasse de thé.
Se grisant de ce qu’il disait, Fernand ne tarissait pas, citant des fragments entiers des livres de ceux qu’il admirait. Au besoin il complétait sa pensée par un coup de pouce de haut en bas dans l’air, le zigzag accentué et coutumier de l’artiste, par un geste arrondi de la main ou par un bout de croquis en quatre coups de crayon au coin d’un journal traînant sur la table de son hôte, entre les planches anatomiques, les livres de droit et les fragments d’os.
Germain, fumant une pipe à long tuyau, se balançait à cheval sur une chaise de paille, les coudes au dossier, envoyant devant lui de lourdes bouffées de fumée, se noyant dans un nuage, d’où ses yeux aigus pointaient, étudiant obstinément le jeune discoureur sans que celui-ci s’en aperçût.
Avec sa verve parisienne, son grasseyement d’enfant de la capitale, ce parler gras et elliptique sorti du faubourg et régnant dans les salons autant qu’au boulevard, Fernand allait toujours, enthousiasmé et expliquant les raisons de son enthousiasme à l’aide d’une faconde amusante, où le bagou de l’atelier complétait l’argot des coulisses, moitié cabot, moitié rapin.
A peine s’arrêtait-il un moment pour pincer du bout des lèvres le papier mâchuré d’une cigarette, qu’il rallumait constamment.
Germain restait plus froid, ne fournissant à la conversation que l’aliment strictement nécessaire pour qu’elle ne tombât pas. Il formulait habilement ses interrogations, d’une manière raisonnée et ambiguë, essayant de pénétrer un peu dans la vie de ce tout jeune homme, de ce gamin de dix-neuf ans, qui lui parlait avec un imperturbable aplomb de choses que lui, plus âgé, plus porté à l’étude sérieuse et à l’observation, il ne connaissait pas.
Parfois, mais rarement, il appuyait d’une approbation courte et nette un avis exprimé par son interlocuteur; il affirmait de la main, sans interrompre le causeur, dont malgré lui, malgré sa froideur plus voulue que réelle, la conversation l’intéressait violemment.
En l’écoutant, Germain se sentait instinctivement attiré, séduit même plus qu’il n’aurait su le dire, par ce joli garçon, grand, mince, élégant dans sa redingote noire très simple, bien coupée.
Sans en avoir l’air, entre ses paupières mi-closes, à travers le brouillard dégagé par sa pipe, il le détaillait de la tête aux pieds, essayant de pénétrer l’individu en le jugeant d’après l’enveloppe.
Les yeux allongés, avec de longs cils un peu féminins, de ces cils qui retroussent du bout, avaient une flamme communicative, un regard d’une franchise presque naïve; les gestes restaient contenus dans leur facilité, de vrais mouvements d’artiste, ne disant que ce qu’ils veulent dire, comme rompus à l’habitude du dessin et des belles lignes. Le nez tombait droit sur une moustache naissante, qui ne cachait pas encore les contours d’une bouche aux lèvres charnues. Le menton seul, un peu trop rond, trahissait quelque mollesse d’esprit ou de caractère, sans doute de l’indécision, un manque d’énergie: la barbe masquerait plus tard ce léger défaut. Les cheveux bouclaient naturellement sur un front très pur.
En somme, une séduction réelle émanait de tout l’être de Fernand, surtout lorsqu’il souriait, avec un pli mélancolique de chaque côté du nez et une charmante douceur du regard.
Cependant il y avait une chose à laquelle l’étudiant, si méfiant qu’il fût, était bien forcé d’ajouter foi, c’est que Fernand, malgré son jeune âge, avait assisté à la plupart des premières représentations un peu importantes, ayant eu lieu depuis les treize ou quatorze dernières années.
Il citait des faits, des preuves indéniables, et il le faisait sans paraitre y mettre de prétention, parfois même avec des réflexions tout à fait enfantines, des remarques particulières qu’il n’aurait pu trouver nulle part toutes faites et qu’on n’invente pas.
Il se rappelait parfaitement, avec la couleur des robes et les petits incidents de salle, la première de la Dame aux Camélias, donnée le février1852, celle de Diane, représentée le même mois.
Ce gamin avait applaudi de ses menottes d’enfant Rachel, la grande Rachel jouant avec Provost, Régnier, Geffroy, Delaunay; il pouvait encore détailler sa toilette et il gardait, disait-il, de l’admirable tragédienne un ineffaçable souvenir.
Puis, successivement, il parla de la Cerrito dansant à l’Opéra les ballets de Théophile Gautier; du Gendre de Monsieur Poirier, qu’il avait vu à la création au Gymnase avec Rose Chéri, Dupuis, Berton, Lesueur; du Mariage d’Olympe, en1855, au Vaudeville. Le tout assaisonné de racontars de coulisses, d’historiettes cabotines.
Il connaissait tous les grands artistes, tous les grands noms, donnant des détails intimes, familiers, inédits sur ces attirantes personnalités, dont les paillettes ont un scintillement qui force les regards et fouette les curiosités.
Tout ce froufrou de théâtre, tous ces enthousiasmes rétrospectifs étaient-ils joués ou réels, factices ou sincères? Germain, un peu ébaubi, se le demandait, n’en revenant pas, s’amusant comme à la causerie faite de souvenirs d’un ancien coureur de coulisses et de jupons pailletés.
Lui, studieux, positif, raisonnant avec des faits certains, des masses de preuves à l’appui, de graves déductions, s’effarouchait de ce multicolore feu d’artifice tiré devant lui par le jeune dessinateur.
Puis, tout à coup, l’autre, se calmant, s’excusait, riant de sa propre fougue:
«Comme je suis bavard! je suis sûr que je vous étourdis, que je vous ennuie avec mes histoires de l’autre monde!»
Du bout des doigts, Germain, ayant aux lèvres un demi-sourire, lui faisait signe que non, et Fernand repartait, emballé, se lançant à corps perdu dans des admirations fébriles, où l’on croyait sentir le désir de faire pénétrer des convictions.
L’étudiant en médecine les partageait en effet, mais se réservait de l’avouer à son heure. Pour le moment il écoutait parler Fernand, comme il eût étudié un malade.
–A mi-voix il formula d’un mot son opinion:
«Quelle fièvre!»
Et à un autre instant, au milieu d’une période plus enflammée, il eut cette affirmation plus caractérisée:
«Décidément, c’est un névrosé!»
Après une dernière tasse de thé et une cordiale poignée de main, Fernand partit.
Germain, qui avait laissé sa pipe s’éteindre, se secoua, en remuant lentement les épaules, comme pour dissiper un peu l’impression charmeuse qui l’avait enveloppé et engourdi.
Il défit son lit, tout en marmottant un tas de mots entre ses dents, se déshabilla, souffla sa bougie et ferma les yeux, en hochant une dernière fois et très pensivement la tête sur son oreiller:
«Drôle de garçon! Drôle de garçon!»