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Il convient d’écrire dès le début les noms de deux illustrations dans la science agronomique, noms désormais inséparables de l’art zootechnique, — Gasparin et Baudement. Tous deux, hélas! sont, à quelques mois d’intervalle, descendus dans la tombe, l’un chargé d’ans et de gloire, l’autre bien jeune encore et lorsqu’il semblait destiné à rendre d’éminents services à la science. Si le premier de ces deux hommes a su caractériser par un mot le mouvement qui se produit dans la période agricole que nous traversons, le second, par un merveilleux instinct des besoins de son temps, a posé le fondement d’un art qui peut être regardé, à bon droit, comme la clef de voûte de toutes les améliorations culturales. La zootechnie est, en effet, l’expression d’une situation toute nouvelle; elle représente le triomphe du progrès sur la routine, de la science sur l’empirisme. Autrefois l’on disait: le bétail est un mal nécessaire; aujourd’hui l’on dit: le bétail est la source féconde, indispensable de toute production, de tout bien-être, de toute richesse. Aux économistes de la jeune école donc, la gloire d’avoir renversé la vieille donnée de l’école allemande; aux physiologistes du jour, l’honneur d’avoir donné un corps aux vérités entrevues par leurs devanciers, en essayant de convertir en principes scientifiques et lumineux les pratiques de l’empirisme.

M. Sanson, après avoir parlé de l’importance de la zootechnie et des fonctions économiques du bétail, arrive à la définition du mot race, autrement dit variété de l’espèce. Il établit que c’est à la puissance de l’hérédité qu’on reconnaît la race et que «la constance ou fixité des caractères est la première condition d’existence de la race.» Il admet qu’il y a race lorsqueles caractères individuels des reproducteurs présentent assez de constance et de fixité pour se transmettre intacts au produit. Cette définition est d’une grande importance pour la doctrine du croisement combattue dans le Livre de la Ferme, et que nous défendons. Elle nous autorise, en effet, à dire que toute famille constituée par le procédé du croisement, et qui se maintient avec certains caractères, au moyen d’une sélection rigoureuse, peut être considérée comme une race. C’est ainsi qu’à l’encontre de M. Sanson, loin de repousser la dénomination de race, appliquée aux moutons de la Charmoise, par exemple, nous admettons que ces moutons puissent former souche et constituer une nouvelle famille, une race même. En effet, c’est en 1848 que Malingié cessait de recourir aux béliers Niewkent, type adopté par cet éleveur distingué pour la création de la race à laquelle il donna le nom du berceau qui l’avait vue naître. Depuis cette époque, aucun bélier étranger n’a été introduit dans le troupeau, qui se conserve par la seule méthode in and in, avec tous ses caractères distinctifs. On nous dit que ces caractères propres ne se transmettent que dans des conditions hygiéniques au moins égales à celles sous l’influence desquelles ils ont été formés; que, dès que ces conditions baissent, l’atavisme reprend ses droits; que les coups en arrière deviennent de plus en plus fréquents, c’est-à-dire qu’il arrive qn’un grand nombre de sujets rappellent les ascendants maternels. Et on induit de là que les moutons de la Charmoise, ainsi que tous les animaux provenant du croisement, ne peuvent être considérés comme formant une race.

Ce raisonnement ne nous paraît pas inattaquable. Quelle est, en effet, la race qui, transportée dans un milieu inférieur à celui où elle vivait, conservera et perpétuera dans sa descendance les caractères qui la distinguaient? Croit-on, par exemple, que la race bovine normande, introduite dans un lieu où elle ne trouverait pas les pâturages de son pays natal, conserverait sa forte ossature et ses qualités lactifères? Non certes. Ces caractères ne tendraient-ils pas à disparaître à mesure que les conditions qui ont présidé à leur formation disparaîtraient? Une race quelconque ne doit-elle pas se modifier selon les circonstances qui l’entourent? Elle le doit certainement. Par conséquent, conclure du seul fait énoncé plus haut contre la possibilité de créer une race, c’est aller trop loin, M. Sanson cite la race mérine, qui, dans les diverses situations où elle a été importée, n’en a pas moins imprimé à ses descendants ou aux races avec lesquelles elle a été croisée les principaux caractères particuliers à sa toison. Cela est vrai en ce qui concerne la laine, mais cela cesse de l’être pour la forme et le développement du corps, devenus tour à tour et selon les lieux ou très-considérables, ou très-exigus.

Non content d’avoir étudié les moutons charmoise dans les concours et à la ferme même de la Charmoise, nous avons interrogé M. Paul Malingié, l’habile et zélé continuateur de l’œuvre paternelle sur le degré de fixité de sa race. Il nous a affirmé, et nous avons dans sa parole la confiance qu’inspire une honorabilité et une bonne foi que personne ne conteste, que les coups en arrière deviennent de plus en plus rares, et que ces cas n’atteignent pas aujourd’hui la proportion de 2 pour 100. Et, cependant, l’école d’agriculture de la Charmoise, située sur un terrain argilo-siliceux, ne produit avec bénéfice ni les luzernes ni les betteraves. Les prairies artificielles ne se composent que de raygrass avec addition de trèfle, et le troupeau ne reçoit, en fait de racines, que des topinambours. Etant donnée la nature du sol, les fourrages sont donc peu nourrissants. Dans les fermes environnantes, où la culture est moins avancée, on ne rencontre plus cependant que des métis charmoise-solognots. Ainsi, dans la commune de Pont-Levoy, où la population ovine est évaluée à 4,005 têtes, il n’a pas été trouvé par la commission d’enquête un seul mouton du pays: tous ces animaux avaient plus ou moins de sang charmoise. Ce fait prouve d’une façon irréfutable que les éleveurs se trouvent bien du croisement de leur race avec celle de M. Malingié ; car chacun sait que le paysan, naturellement très-prudent, n’adopte définitivement les races étrangères, aussi bien que les instruments nouveaux, que s’il y trouve son avantage. M. Malingié exporte annuellement et en moyenne 167 reproducteurs, et jusqu’ici aucune plainte ne lui est parvenue; tout au contraire, il ne reçoit que des éloges sur les qualités des animaux vendus par lui.

En ce ce qui concerne la fécondité, il est reconnu que la race de la Charmoise est plus féconde que les races bérichonne ou solognote. Le chiffre des portées doubles tend aussi, chez M. Malingié à s’augmenter notablement. Ainsi, avant 1858, le chiffre n’était que de 2 à 5 pour 100; aujourd’hui, on peut l’évaluer à 5 pour 100 au minimum.

Une autre race, dans l’espèce chevaline, dont l’existence prouve d’une façon irréfutable la possibilité de former des races par le croisement, c’est celle des trotteurs russes, dite encore du comte Orloff. On sait, en effet, que c’est par le croisement de l’étalon oriental avec la jument hollandaise, connue sous le nom d’hardrawe, qu’un Orloff procédait, il y a de cela plus d’un siècle, à la formation d’une famille de chevaux célèbres en Europe, et dont l’administration des haras de France importait dernièrement quelques types. Depuis une longue période d’années, la race Orloff se perpétue avec les caractères qui lui sont propres, sans qu’il soit nécessaire de recourir aux deux éléments qui ont concouru à sa création. Elle se maintient avec une fixité constante, et les différents sujets que nous avons vus présentaient, en effet, une parfaite homogénéité de conformation et d’allures. Nommons encore la race des Clydesdale en Écosse, qui, d’après Sainclair, s’est constituée par l’introduction de juments flamandes, et la race des Trakener en Prusse.

M. Sanson cite ensuite les Anglais, qui, nous le reconnaissons avec lui, sont nos maîtres dans l’art zootechnique, et qui, dit-il, n’ont pas eu recours au croisement pour l’amélioration de leurs races, mais bien toujours à la sélection. Ceci n’est pas exact, puisque, comme le reconnaît M. Darwin, presque toutes les races canines de l’Angleterre sont le produit de différents croisements. Il en est de même pour l’espèce porcine d’Outre-Manche, qui a été complétement transformée par le croisement avec le verrat chinois ou napolitain. Donc nos voisins ne repoussent pas le croisement. S’ils ne l’ont pas employé pour l’amélioration de leurs différentes races bovines, c’est qu’il n’existait point sur le globe de races susceptibles d’améliorer les leurs. Encore faut-il ajouter que la race d’Ayr a été formée par le croisement, et que plusieurs auteurs soutiennent que la race durham est issue du croisement de la race des bords de la Tees avec le taureau hollandais. S’il en était ainsi, quel meilleur exemple pourrait jamais être invoqué à l’appui de notre opinion? Mais des faits incontestés ne nous manquant pas, nous n’avons pas besoin de recourir à ceux qui paraissent douteux. Toutefois, il existe dans la race durham elle-même un exemple de croisement que nous ne pouvons passer sous silence, car il est peu connu et d’une grande valeur pour notre thèse.

Le colonel O’Callaghan, contemporain et voisin de Charles Colling, possédait une vache Galloway, race des montagnes d’Écosse, qui se distingne par une taille plutôt petite, mais trapue, par un rein large et une cuisse bien descendue, par la couleur de son poil long, frisé et fauve, par son manque de précocité, caractères qui, comme on le voit, la différencient essentiellement de la race durham. Le colonel envoya sa vache à Kelton, chez Colling, pour qu’elle fût livrée à un taureau nommé Bolingbroke, fils du fameux Hubback. Le produit qui résulta de ce croisement fut un mâle qui ne différait en rien de son père, mais qui parut si merveilleusement beau à Colling, que ce dernier s’en rendit propriétaire. Il l’accoupla avec sa vache Old-Favourite, mère de Bolingbroke, et par conséquent bisaïeule du jeune taureau Durham-Galoway. Le produit de ce nouveau croisement, dit M. de la Tréhonnais dans l’historique qu’il fait de la race durham, fut encore un veau mâle, auquel on donna le nom de Petit-Fils de Bolingbroke. Charles Colling l’accoupla alors avec Phœnix, une fille d’Old-Favourite. Cette fois, le produit fut une génisse, et c’est de cette femelle, qu’on nomma Lady, qu’est issue toute la postérité dite d’alliage. Les événements, ajoute l’auteur qui raconte le fait, vinrent justifier et ce triple dosage in and in, et l’essai du croisement durham-galoway, car les descendants de Lady ont toujours réalisé, dans la vente, des prix très-élevés. En 1810 une fille de Lady, nommée Countess, atteignit le chiffre de 10,500 fr.

On ne doit pas conclure de cette déclaration que nous partagions les idées de Buffon qui croyait à la nécessité des croisements des races du Nord avec celles du Midi pour leur conservation; nous sommes, au contraire, fort éloignés de cette doctrine, et nous partons d’un point tout différent. Nous ne disons pas: croisez toutes les races pour les conserver; mais bien: croisez une race lorsqu’elle ne répond plus à vos besoins ou lorsqu’elle est tellement inférieure, que l’amélioration de la race par le régime devient irréalisable par une seule génération d’hommes. En dehors de ces deux cas, tenez-vous à la sélection dans la race même. Personne ne doute qu’à l’aide d’une sélection intelligente et continue on ne parvienne à améliorer sensiblement nos races de boucherie; mais, avec cette doctrine, qu’a-t-on produit jusqu’ici, et combien de temps encore faudra-t-il pour atteindre le but? Nous irons même plus loin, et nous dirons: Vous pourrez améliorer nos races continentales par le seul fait du régime, mais vous ne parviendrez certainement pas à remplacer leur lourde ossature par une ossature légère et peut-être pas davantage à leur donner la précocité et la facilité à un engraissement prompt. Et voici pourquoi, c’est que nos vieilles races présentent un ensemble d’éléments trop homogènes et trop profondément fixés pour que leur atavisme puisse être combattu par cet atavisme lui-même. Nous en concluons que ce ne sera que par une force étrangère, un atavisme analogue comme ancienneté, mais différemment combiné, qu’on parviendra au résultat que doit se proposer tout producteur de bétail: produire dans un temps donné et au meilleur compte le plus de viande possible.

Un savant dont les travaux ont fait grand bruit, M Darwin, n’est point absolument opposé à la thèse que nous soutenons: «On connaît, dit-il, des faits nombreux montrant qu’une race peut être modifiée par des croisements accidentels, si on prend soin de choisir soigneusement les descendants croisés qui présentent le caractère désiré.» Puis l’écrivain anglais ajoute: «Mais qu’on puisse obtenir une race presque intermédiaire entre deux autres races différentes, j’ai quelque peine à le croire.» Cependant, les faits prouvent que la chose est très-possible, témoins les métis mérinos qui se maintiennent en Beauce, en Brie, en Champagne, avec des caractères parfaitement fixes.

A l’encontre de M. Darwin, M. de Falloux admet la possibilité de créer des races intermédiaires; c’est du moins ce que nous sommes amenés à conclure de certains passages d’une brochure intitulée Dix ans d’agriculture. Après avoir démontré la supériorité de la race durham sur nos races indigènes, M. de Falloux dit: «Si tous les cultivateurs avaient exclusivement en vue de former l’animal de boucherie, je craindrais que l’éleveur, visant naturellement au bénéfice le plus prompt, n’abusât de la précocité de la race durham, et ne finît par couvrir le sol d’animaux lymphatiques, d’une viande assurément plus abondante, mais en même temps moins nutritive.» En outre, M. de Falloux redoute l’abandon du bœuf comme animal de trait, bien qu’il l’ait lui-même répudié sur sa magnifique exploitation du Bourg-d’Iré. En conséquence, il conseille l’opération du croisement, qui lui a valu, comme chacun sait, d’éclatants succès. «Le bœuf croisé, continue-t-il, devient l’instrument du petit cultivateur ou fermier; le croisement modifie la conformation et assouplit la peau dans la proportion qu’exige le développement de la viande, sans rien ôter à l’énergie des muscles et de toutes les facultés laborieuses. On obtient le bénéfice sans l’inconvénient, on améliore les races indigènes sans les dénaturer, comme il est arrivé quelquefois dans l’espèce chevaline.»

Comme on le voit, M. de Falloux croit à la possibilité de maintenir une race intermédiaire entre le Durham et le bœuf français. Mais ce qu’il ne définit pas, ce sont les moyens à employer pour atteindre le résultat proposé, et cependant ce serait essentiel à la discussion. Ce que nous savons, c’est que M. de Falloux a parfaitement réussi jusqu’ici; mais comment s’y prendra-t-il à l’avenir pour éviter l’absorption complète de la race locale? Reviendra-t-il au taureau manceau, ou bien accouplera-t-il les produits métis entre eux? Évidemment, le premier moyen ne serait pas praticable longtemps, car il arrivera un moment où le système du croisement ayant prévalu autour de M. de Falloux, la race indigène disparaîtra. Il faudra donc forcément allier les métis entre eux. C’est ce qui a été fait déjà pour les métis-mérinos, c’est ce qu’on pratique à Alfort et ailleurs encore pour les dishleys-mrinos et ce que plusieurs éleveurs commencent à tenter. Les uns pratiquent le métissage dès la première génération; d’autres, au contraire, attendent plus longtemps, chacun suivant le degré de sang améliorateur qu’ils veulent donner à leurs animaux. Parmi ces éleveurs, nommons le comte d’Andigné de Mayneuf, qui possède une des étables les plus importantes de France et, bien certainement, la plus remarquable comme réunion de croisements avec le Durham; M. Cesbron-Lavaud, tous deux aussi en Maine-et-Loire; M. de La Vallette, le célèbre éleveur de la Mayenne, qui fait, sur les espèces chevaline, bovine et porcine, des expériences intéressantes de croisements par les mâles et par les femelles (croisement à l’envers); le vicomte Charles de Charnacé, lauréat de la grande prime d’honneur dans la Sarthe, il y a quelques années, qui poursuit parallèlement les deux buts, — l’absorption complète de la race mancelle par le Durham, et à côté la formation d’une race intermédiaire en accouplant les métis entre eux. L’exposition de l’habile agriculteur du Plessis-d’Auvers au dernier concours régional de Tours offrait une heureuse démonstration de l’excellence des pratiques zootechniques de mon oncle; l’un de ses taureaux qui a obtenu le premier prix de sa catégorie est le résultat d’un sixième croisement avec le Durham pur sang. Un autre taureau, fils de celui-ci et par conséquent issu d’un métissage, ne laissait rien à désirer sous le rapport de la précocité, du développement et de la régularité des formes. Le jury l’a pensé comme nous. Le fait le plus frappant, c’est que ce jeune taureau obtenu de parents métis, mais très-avancé dans le croisement, c’est-à-dire dans l’absorption de la race améliorée, accusait encore plus de sang que son père. C’est presque un Durham pur, et plus d’un connaisseur s’y tromperait certainement. On pourrait encore citer le marquis d’Havrincourt, dans le Pas-de-Calais, qui a opéré le croisement de la race flamande avec le Durham, et bien d’autres éleveurs. La vérité sortira un jour triomphante de tous ces essais, aussi les suivrons-nous avec une attention constante.

Études sur les animaux domestiques

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