Читать книгу Conscience - Hector Malot - Страница 11
VI
ОглавлениеElle lui avait passé un bras autour de la taille, et, se serrant contre lui, se pelotonnant, ils étaient entrés dans le cabinet.
—Que je suis donc contente, répéta-t-elle; quelle bonne idée j'ai eue!
Et d'un brusque mouvement elle se débarrassa de la longue redingote en drap gris qui l'enveloppait jusqu'aux pieds.
—Et toi, es-tu content, dit-elle en se plaçant devant lui pour le mieux regarder.
—Peux-tu le demander?
—Simplement pour te l'entendre dire.
—N'es-tu pas ma seule joie, la douce lumière qui m'éclaire au fond du puits où je pioche jour et nuit!
—Cher Victor!
C'était une grande et svelte jeune femme aux cheveux châtains, qui la coiffaient de boucles épaisses jusque sur les sourcils. De beaux yeux sombres, un nez court, des dents superbes et des gencives couleur de fraise lui donnaient l'air d'un joli chien; elle en avait la gaieté, la vivacité, l'effronterie gracieuse, la caresse passionnée du regard. Habillée à la diable, en Parisienne qui n'a pas le sou, mais qui pare tout ce qu'elle porte, elle avait une désinvolture, une élégance naturelles qui charmaient: avec cela, un ton bon enfant, un rire joyeux et une expression de sensibilité répandue sur son visage frais.
—Je viens dîner avec toi, dit-elle gaiement, et j'ai une faim!...
Il laissa échapper un mouvement qu'elle saisit.
—Je te gêne? dit-elle inquiète.
—Mais pas du tout.
—Tu as à sortir?
—Non.
—Alors pourquoi as-tu fait un mouvement qui trahissait de l'ennui ou tout au moins de l'embarras?
—Tu te trompes, ma petite Philis.
—Avec un autre, je me tromperais peut-être; mais avec toi, est-ce que c'est possible? Tu sais bien qu'entre nous il n'est pas besoin de paroles, que je lis dans tes yeux ce que tu vas dire, sur ta physionomie ce que tu penses comme ce que tu sens. Est-ce qu'il n'en est pas toujours ainsi quand on aime... comme je t'aime?
Il la prit dans ses bras et longuement il l'embrassa; puis, allant à un fauteuil sur lequel en rentrant il avait jeté son pardessus, il tira d'une poche le pain qu'il avait acheté.
—C'est que voilà mon dîner, dit-il en montrant son pain.
—Oh! il faut que je te gronde: le travail te fait perdre la tête. Ne peux-tu prendre le temps de manger?
Il eut un triste sourire:
—Ce n'est pas le temps qui m'a manqué.
Il fouilla dans sa poche et en tira trois gros sous qui lui restaient:
—On ne dîne pas au restaurant avec six sous.
Elle se jeta sur lui:
—Oh! chéri, pardonne-moi, s'écria-t-elle. Pauvre cher martyr, cher grand homme, c'est moi qui t'accuse, quand je devrais embrasser tes genoux. Et tu ne me grondes pas; un triste sourire est toute ta réponse. Eh quoi, tu en es là: pas même de quoi manger!
—On mange très bien avec du pain; que ne suis-je assuré d'en avoir toujours!
—Eh bien, aujourd'hui je veux qui tu aies mieux et plus. Ce matin, en voyant le mauvais temps, il m'est venu une idée à laquelle tu étais associé: c'est bien naturel, puisque tu ne quittes ni mon coeur ni ma pensée: j'ai dit à maman que, si la bourrasque continuait, je coucherais à la pension. Tu t'imagines avec quelle émotion j'ai écouté le vent toute la journée, en regardant la pluie tomber mêlée aux feuilles et aux branches mortes qui passaient en tourbillons. Dieu merci, le temps a été assez mauvais pour que maman me croie bien tranquille à la pension; et me voilà à toi jusqu'à demain matin. Mais, comme nous ne pourrons pas rester à jeun jusque-là, en nous contentant de ton pain, je vais aller acheter à dîner; nous ferons la dînette au coin du feu, ce sera bien plus amusant que d'aller au restaurant.
Elle endossa vivement sa redingote.
—Mets la table pendant que je fais mes achats.
—J'ai mon article à finir qu'on va venir chercher à huit heures; pense que j'ai encore à recommander trois vins toniques, cinq préparations de fer, une teinture au henné, un lait mammaire, deux lotions capillaires, un opiat, je ne sais combien de savons et de poudres de riz, et il faut que, de force ou de bonne volonté, ils entrent dans mon article. Quel métier!
—Eh bien, ne t'inquiète pas de la table; nous la mettrons ensemble quand tu auras fini, ce qui ne sera que plus amusant.
—Tu prends tout par le bon côté, toi!
—Est-ce qu'il est meilleur de le prendre par le mauvais? A tout à l'heure!
Elle allait tirer la porte.
—Ne fais pas de folies, dit-il.
—Il n'y a pas de danger, répondit-elle en frappant sur sa poche.
Puis, revenant à lui, elle l'embrassa passionnément:
—Travaille.
Et elle partit en courant.
Il y avait deux ans qu'ils s'aimaient. A cette époque, Saniel allait toutes les semaines, aux environs de Paris, faire, dans une pension, un cours d'anatomie à l'usage des jeunes filles qui se préparaient aux examens de l'Hôtel de Ville, et chaque fois il se rencontrait avec une jeune femme qu'il n'avait pas pu ne pas remarquer: elle partait et revenait aux mêmes heures que lui, et donnait des leçons dans la pension rivale de celle où il professait: comme elle portait souvent sous le bras un grand carton ou quelquefois un moulage en plâtre, il avait conjecturé, sans avoir besoin pour cela d'un effort, que c'était le dessin qu'elle enseignait. Tout d'abord il n'avait pas fait attention à elle: que lui importait cette maîtresse de dessin; il avait autre chose en tête que les femmes. Mais peu à peu, précisément parce qu'elle était discrète et réservée, il avait été frappé par la vivacité et la gaieté de sa physionomie: il y avait vraiment plaisir à regarder cette jeune femme jolie et surtout plaisante. Cependant il n'avait rien laissé voir de ce qu'il pensait d'elle: si leurs yeux se souriaient lorsqu'ils se rencontraient c'était tout; eux, ils ne se connaissaient point. Quand ils descendaient de wagon ils ne s'en allaient point côte à côte; quand il prenait le trottoir de gauche, il était certain d'avance qu'elle prendrait celui de droite, et réciproquement. Les choses avaient continué plusieurs mois ainsi sans que jamais un mot fût échangé entre eux: seulement par la force des choses ils avaient l'un et l'autre appris qui ils étaient: elle, professeur de dessin comme il l'avait deviné, s'appelait mademoiselle Philis Cormier; elle était la fille d'un peintre mort depuis sept ou huit ans, qui avait eu une certaine réputation; lui était un médecin à qui on prédisait un bel avenir, un homme très fort qu'on verrait un jour à l'oeuvre; et naturellement leur attitude l'un envers l'autre était restée la même; il n'y avait pas là de raisons particulières pour qu'elle changeât. Le hasard avait fait naître ces raisons: un jour d'été que le temps s'était subitement mis à l'orage à l'heure où ils reprenaient ordinairement le train, Saniel, revenant au chemin de fer, avait rejoint en route mademoiselle Philis Cormier, qu'il voyait se hâter devant lui; ils avaient encore cinq ou six cents mètres à parcourir à travers une plaine sans maisons avant d'arriver à la station, c'est-à-dire plus que le temps d'être inondés si les nuages noirs que roulait le vent se décidaient à crever: lui avait un parapluie qu'on venait de lui prêter en quittant la pension; elle n'en avait point. Pour la première fois, il s'était décidé à lui adresser la parole:
—Il semble que l'orage va nous prendre avant que nous ayons gagné là station; vous n'avez pas de parapluie: voulez-vous me permettre de marcher près de vous? je vous abriterai avec celui qu'on vient de me prêter.
Elle avait répondu par un sourire, et ils s'étaient mis à marcher côte à côte jusqu'au moment où la pluie s'était abattue sur eux; alors elle s'était rapprochée de lui, et ils étaient entrés dans la gare en causant gaiement:
—Votre parapluie vaut mieux que la jupe de Virginie, dit-elle.
—Qu'est-ce que c'est que la jupe de Virginie?
—Vous n'avez pas lu Paul et Virginie?
—Non.
—Elle l'avait regardé avec un sourire un peu moqueur, se demandant ce que les gens très forts pouvaient bien lire.
Non-seulement Saniel n'avait pas lu le roman de Bernardin de Saint-Pierre, pas plus celui-là que d'autres d'ailleurs, mais encore il n'avait jamais aimé, les choses du coeur n'étant pas plus son fait que celles de l'imagination. Il faut du loisir pour les lectures d'agrément, et plus encore pour l'amour, comme il leur faut une liberté d'esprit et une indépendance de vie qu'il n'avait pas. Où aurait-il trouvé le temps de lire des romans? Quand et comment se serait-il occupé d'une femme? Celles qu'il avait eues depuis son arrivée à Paris n'avaient jamais pris sur lui la plus légère influence, et il n'avait gardé d'aucune un souvenir bien distinct. Au contraire, pensant à cette promenade sous la pluie, il avait retrouvé cette jeune fille avec une sûreté de mémoire tout à fait extraordinaire chez lui; l'impression avait donc été bien forte qu'elle se continuait ainsi: il revoyait Philis avec son sourire qui découvrait ses dents éblouissantes, il entendait la musique de sa voix, et cette plaine monotone, qu'il avait si souvent traversée sans jamais la voir, lui apparaissait comme le plus joli paysage du monde. Évidemment un changement s'était fait en lui, quelque chose s'était éveillé dans son esprit; pour la première fois, il s'était aperçu que l'organe conoïde creux et musculaire qu'on appelle le coeur peut servir à autre chose qu'à la circulation du sang.
Quelle surprise et aussi quel désappointement! Allait-il être assez naïf pour aimer cette jeune fille et empêtrer d'une femme sa vie déjà si difficile et si lourdement remplie. La belle affaire, en vérité, et comme la nature l'avait bâti pour jouer les amoureux! Il est vrai que ceux-là seulement qui le veulent bien deviennent amoureux, et que, par expérience, il connaissait la force de volonté.
Mais il avait bientôt fallu en rabattre de cette confiance en soi: loin de Philis, il pouvait ce qu'il voulait; près d'elle, c'était elle qui voulait; d'un regard elle était maître de lui; il arrivait furieux pour l'influence qu'elle avait prise sur lui, et contre laquelle il s'était débattu depuis qu'ils ne s'étaient vus; il la quittait ravi de sentir combien profondément il l'aimait.
Pour un homme dont la raison et la logique avaient réglé la vie jusqu'à ce moment, ces contradictions étaient exaspérantes, et il ne se pardonnait de les subir qu'en se disant qu'elles ne pouvaient modifier en rien la ligne de conduite qu'il s'était tracée, ni le faire dévoyer du chemin qu'il suivait.
Riche, ou simplement avec un peu de fortune, il eût pu—quand il était près d'elle et en sa puissance—se laisser entraîner; mais ce n'était pas quand il crevait de faim qu'il allait faire la folie de prendre une femme; qu'aurait-il à lui donner? sa misère, rien que sa misère; et la honte, à défaut d'autre raison, l'empêcherait à jamais de la lui offrir.
Depuis qu'ils se connaissaient, elle avait elle-même, tout naturellement, en causant, complété les renseignements qu'il avait eus tout d'abord: elle était bien, comme on le lui avait dit, la fille d'un peintre; son père, qui avait eu des commencements difficiles, était mort au moment où, après des années de lutte acharnée, il arrivait à la fortune; dix années de plus de travail, et il laissait à sa famille, sinon la richesse, au moins une très belle aisance. En réalité, il ne lui avait laissé que la ruine; l'hôtel qu'il s'était fait construire vendu, et les dettes payées, il ne leur était resté que quelques meubles. Il avait fallu travailler, ils étaient trois, une mère, un fils et une fille; la mère, qui n'avait pas de métier, s'était mise à des travaux de lingerie; le fils avait quitté le collège pour entrer clerc chez un homme d'affaires appelé Caffié; la fille, qui heureusement pour elle avait appris à dessiner et à peindre sous la direction de son père, avait cherché des leçons, et, pour ajouter au peu qu'elles lui procuraient, elle dessinait des menus de dîner pour les papetiers et peignait sur soie des coffrets et des éventails: ils vivaient, et bien juste, avec une dure économie et des privations de toute sorte, encore le frère, las de la triste existence et du labeur que lui imposait son homme d'affaires, venait-il de les quitter pour aller tenter la fortune en Amérique. Si Saniel se mariait jamais, ce dont il doutait, ce ne serait pas, à coup sûr, une femme dans ces conditions qu'il épouserait.
Cette réflexion le rassurant, il s'était un peu plus livré avec elle; pourquoi ne jouirait-il pas du plaisir très doux qu'il avait à la voir et à l'entendre? Sa vie n'était pas déjà si gaie et si heureuse; il se sentait parfaitement sûr de lui et, telle qu'il la connaissait maintenant, il était tout aussi sûr d'elle: une brave et honnête fille; d'ailleurs, comment eût-elle deviné qu'il l'aimait?
Ils avaient donc continué à se voir avec un plaisir qui semblait égal des deux côtés, allant l'un au devant de l'autre aussitôt qu'ils s'apercevaient dans la gare, s'attendant, montant dans le même wagon, s'arrangeant toujours pour faire route ensemble à l'aller comme au retour, et s'entretenant librement, gaiement, oubliant si bien le temps, qu'il était rare que l'arrivée ne les surprit point.
Les choses avaient marché ainsi jusqu'à l'approche des vacances, c'est-à-dire d'une séparation momentanée, et, un peu avant ce moment, ils avaient décidé qu'après leur dernière leçon, au lieu de prendre le train à la station comme à l'ordinaire, ils iraient à une lieue de là pour revenir à Paris par le tramway, ce qui leur ferait une promenade d'une bonne heure à travers bois.
Le soleil était chaud ce jour-là: à moitié chemin, Philis avait demandé à se reposer un moment; ils s'étaient assis dans un taillis, et bientôt ils s'étaient trouvés aux bras l'un de l'autre.
Depuis, Saniel n'avait jamais parlé de mariage et Philis n'en avait jamais rien dit de son côté.
Ils s'aimaient.