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II

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Table des matières

Quand Saniel et Glady se trouvèrent sur le trottoir de la rue de Vaugirard, la pluie qui tombait depuis le matin, fouettée par des rafales de l'ouest, venait de s'arrêter, et l'asphalte brillait propre et luisant comme un miroir.

—Il fait bon marcher, dit Saniel.

—La pluie va reprendre, répondit Glady en regardant le ciel tout chargé de gros nuages noirs qui passaient sur la face de la lune, balayés par le vent.

—Je ne crois pas.

Il était évident que Glady ne demandait qu'à prendre une voiture; mais, comme il n'en passait pas en ce moment, il fallut bien qu'il marchât à côté de Saniel.

—Savez-vous, dit-il, que vous avez blessé Brigard?

—Sincèrement, je le regrette; mais la salle de notre ami Crozat n'est pas encore tout à fait une église, et je n'imaginais pas que la discussion y fût défendue.

—Nier n'est pas discuter.

—Vous me dites cela comme si vous étiez fâché contre moi.

—N'allez pas le croire; je suis fâché que vous ayez blessé Brigard, cela et rien de plus!

—C'est déjà trop, car j'ai pour vous une sincère estime et, si vous me permettez de le dire, une réelle amitié.

Mais Glady ne paraissait pas désirer que la conversation prit cette tournure.

—Je crois que voici une voiture vide, dit-il en apercevant un fiacre qui venait sur eux.

—Non, répondit Saniel, je vois la lueur d'un cigare derrière la vitre.

Glady eut un geste d'impatience auquel il ne s'abandonna pas, mais que Saniel, qui l'observait, devait d'autant mieux remarquer qu'il le guettait.

Riche et fréquentant les besoigneux, Glady vivait dans la crainte des emprunteurs. Il suffisait qu'on parût vouloir l'entretenir en particulier pour qu'il crût aussitôt qu'on allait lui demander cinquante louis ou vingt francs, si bien que tout ami ou tout camarade était un ennemi contre qui il devait défendre sa bourse. Dans une réunion, s'il sentait que des regards le cherchaient, aussitôt il entrait en défiance. Dans la rue, si l'on se dirigeait vers lui, tout de suite il se mettait sur ses gardes. On lui souriait: il avait peur, et plus grande peur encore quand on lui tendait la main, ne sachant jamais si c'était pour serrer la sienne ou pour qu'il mît quelque chose dedans. Et, pour n'y rien mettre, il était aux aguets comme si on allait lui sauter dessus, l'oeil ouvert, l'oreille tendue, les deux mains sur ses poches. De là, son attitude avec Saniel, en qui il flairait une demande d'argent, et sa tentative pour y échapper en prenant une voiture. Le guignon voulait qu'il n'en trouvât point, il tâcha de se défendre autrement:

—Ne soyez pas surpris, dit-il avec volubilité, en homme qui parle pour qu'on ne puisse pas placer un mot, que j'aie été peiné de voir Brigard prendre à coeur une sortie qui, évidemment, n'était pas dirigée contre lui.

—Ni contre lui, ni contre ses idées.

—Je le reconnais; vous n'avez pas à vous défendre; mais j'ai tant d'amitié, tant d'estime, tant de respect pour Brigard que tout ce qui le touche retentit en moi. Et comment en serait-il autrement, quand on sait ce qu'il vaut et quel homme il est? N'est-elle pas admirable, cette vie de médiocrité qu'il s'est faite volontairement, pour assurer sa liberté? Quel plus bel exemple!

—Tout le monde ne peut pas le suivre.

—Vous croyez qu'on ne peut pas se contenter de dix francs par jour.

—Je veux dire que tout le monde n'a pas la chance de gagner dix francs par jour.

Les craintes vagues de Glady, qui ne reposaient que sur un pressentiment, se précisèrent par ce mot. Après avoir descendu la rue Férou, ils étaient arrivés à la place Saint-Sulpice.

—Je pense que je vais enfin trouver une voiture, dit-il précipitamment.

Mais cette espérance ne se réalisa pas: il n'y avait pas une seule voiture à la station; du coup, l'impatience s'accentua; il était pris et forcé de subir l'assaut de Saniel sans pouvoir se dérober.

Ce fut ce que Saniel formula:

—Vous voilà obligé de faire route avec moi, et, franchement, je m'en réjouis, car j'ai à vous entretenir d'une affaire... sérieuse... dont dépend mon avenir.

—Nous sommes bien mal ici pour causer sérieusement.

—Je ne trouve pas.

—Nous pourrions prendre un rendez-vous.

—A quoi bon, puisque le hasard nous le donne?

Il fallait se résigner et mettre au moins, en attendant, de la bonne grâce dans les formes.

—Je suis tout à vous, dit-il, d'un ton gracieux qui contrastait avec ses premières résistances.

Saniel, si pressant quelques instants auparavant, resta un moment silencieux, marchant à côté de Glady, qui regardait le bitume brillant; enfin, il se décida:

—Je vous ai dit que de l'affaire dont je désirais vous entretenir dépendait mon avenir; la voici en un mot: si je ne trouve pas à me procurer 3,000 francs avant deux jours, je suis obligé de quitter Paris, de renoncer à mes études, à mes travaux en train, pour aller m'enfouir dans mon pays natal et devenir médecin de campagne.

Glady ne broncha pas; car, s'il n'avait pas prévu le chiffre, il attendait la demande: il continua de regarder le bout de ses pieds.

—Vous savez, continua Saniel, que je suis fils de paysans: mon père était maréchal, tout petit maréchal dans un pauvre village de l'Auvergne. A l'école je fis preuve d'une certaine aptitude pour le travail que mes camarades n'avaient pas au même degré. Notre curé me prit en affection et voulut m'apprendre ce qu'il savait, ce qui ne fut pas bien long. Alors il me fit entrer au petit séminaire. Mais je n'avais pas la docilité d'esprit et la soumission de caractère qu'il faut pour cette éducation, et après quelques années de tiraillements, si on ne me renvoya pas, on me fit comprendre qu'on serait bien aise de me voir partir. J'entrai alors comme maître d'étude dans une petite pension, sans appointements, bien entendu, pour la nourriture et le logement. Je passai de bons examens, et je préparais ma licence quand, à la suite d'une discussion, je quittai cette pension. J'avais gagné quelque argent à donner des leçons particulières et je me trouvais à la tête d'environ quatre-vingts francs. Je partis pour Paris, où j'arrivai, un matin de juin, à cinq heures, sans y connaître personne. J'avais une petite caisse, avec quelques chemises dedans, qui m'obligeait à prendre une voiture. Je dis au cocher de me conduire à un hôtel du quartier Latin. Quel hôtel? dit le cocher. Cela m'est égal.—Voulez-vous l'hôtel Racine? Va—pour l'hôtel Racine: le nom me plaît. Nous roulions depuis assez longtemps quand le cocher arrêta son cheval et voulut revenir en arrière. Qu'est-ce qu'il y a? J'ai dépassé l'hôtel Racine.—Continuez. Je ne tiens pas plus à l'hôtel Racine qu'à un autre.—Voulez-vous l'hôtel du Sénat?—Le nom me va mieux encore; c'est peut-être un présage.» Il me conduisit à l'hôtel du Sénat, où avec ce qui me restait de mes quatre-vingts francs, je payai un mois d'avance. J'y suis resté huit ans.

—C'est drôle.

—Que faire? Je connaissais le latin et le grec aussi bien qu'homme en France, mais pour le reste j'étais ignorant comme un cuistre. Le matin même, je cherchai à tirer parti de ce que je savais, et m'en allai chez un éditeur de livres classiques dont j'avais entendu parler par mon professeur de littérature grecque. Après m'avoir interrogé, il me donna à préparer un Pindare avec des notes en latin et m'avança trente francs qui me firent vivre un mois. Ce qui m'avait amené à Paris, c'était l'envie de travailler, mais sans que je me fusse dit à l'avance à quoi je travaillerais; j'allai partout où des cours étaient ouverts: à la Sorbonne, au Collège de France, à l'École de droit, à l'École de médecine, et ce ne fut qu'après un mois que je me décidai: les subtilités du droit m'avaient déplu; au contraire, l'enseignement de la médecine reposant sur l'observation des faits m'attirait: je serais médecin.

—Tout à fait un mariage de raison, allez.

—Non, un mariage d'amour; car la raison, si je l'avais consultée, m'aurait dit qu'épouser la médecine quand on n'a rien, ni famille pour vous soutenir, ni relations pour vous pousser, c'est se condamner à une vie d'épreuves, de luttes et de misère, dans laquelle les mieux trempés laissent lambeau après lambeau la santé physique aussi bien que la santé morale, leur force comme leur dignité. Mon temps d'études fut heureux; je travaillais; et avec quelques leçons de latin que je donnais j'avais de quoi manger. Quand je touchai comme interne six cents francs, huit cents francs, neuf cents francs, je crus que c'était la fortune, et je serais resté interne toute la vie si j'avais pu. Reçu docteur, je dus quitter l'hôpital. Riche de quelques milliers de francs, j'aurais suivi rigoureusement la voie que mon ambition avait rêvée, celle des concours. Mais je n'avais pas un sou pour attendre. En soignant la maîtresse d'un de mes camarades, j'avais connu un tapissier qui me proposa de meubler un appartement que je payerais plus tard....

—Comme pour une cocotte.

—Justement. Je me laissai tenter. N'oubliez pas que j'avais passé huit ans à l'hôtel du Sénat et que je ne savais rien de la vie parisienne; chez moi! dans mes meubles! un domestique dans mon antichambre, j'allais être quelqu'un. Mon tapissier aurait pu m'installer dans son quartier qu'il m'aurait peut-être trouvé des malades dans la clientèle de la haute noce; mais il n'en eut pas l'idée, jugeant sans doute qu'avec ma tournure lourdaude je n'étais pas fait pour réussir dans ce monde-là: arrivé, c'est une originalité d'être paysan, on vous trouve fort; en route, c'est une honte. Ce fut rue Louis-le-Grand, dans une maison d'aspect grave, qu'il me choisit l'appartement qu'il meubla: un salon magistral avec six fauteuils et deux canapés Louis XIV de grand style, un cabinet austère et confortable à la fois, rien dans la salle à manger, un petit lit en fer et une chaise de paille dans la chambre. Me voilà donc prêt à descendre dans la lutte avec dix mille francs de dettes derrière moi, les intérêts, les très gros intérêts de cette somme, un loyer de deux mille quatre cents francs, pas un sou en poche, pas une relation...

—C'était de la bravoure.

—Je ne savais pas que dans Paris tout se fait par relations, et j'imaginais que des bras solides suffisent à un homme intelligent pour s'ouvrir une trouée. L'expérience allait m'instruire. Quand un nouveau médecin arrive quelque part, ce n'est généralement pas avec sympathie que ses confrères l'accueillent: «Que veut cet intrus? n'étions-nous pas déjà assez nombreux!» On le surveille, et, au premier malade qu'il perd, on tire parti de son ignorance ou de son imprudence, de façon à lui rendre la place difficile. Chez les pharmaciens de mon quartier, auxquels je devais aussi une visite, la réception ne fut pas plus chaude; on me fit sentir la distance qui sépare un honorable commerçant d'un crève-la-faim, et je dus comprendre qu'on ne me protégerait que si j'ordonnais les spécialités qu'on exploitait, le fer de celui-ci, le goudron de celui-là. En commençant, je n'eus donc pour clients que les gens du quartier, dont le principe était de ne pas payer leur médecin, attendant l'arrivée d'un nouveau pour quitter l'ancien,—et l'espèce en est nombreuse partout. Le hasard avait voulu que mon concierge fût Auvergnat comme moi, et il considéra que c'était un devoir pour lui de me faire soigner gratis tous nos pays, qu'il racola dans le quartier et partout, de sorte que j'eus la satisfaction patriotique de voir tous les charbonniers de l'Auvergne se carrer dans mes beaux fauteuils. A la fin, en restant religieusement chez moi les dimanches d'été, pendant que mes confrères étaient aux champs; en me levant vivement la nuit toutes les fois que ma sonnette tintait, je finis par accrocher quelques clients moins fantaisistes. J'obtins un prix à l'Académie. En même temps je faisais, au rabais, des cours d'anatomie dans les pensions de la banlieue; je donnais des leçons, j'entreprenais tous les travaux anonymes de librairie et de journalisme que je pouvais me procurer. Je dormais cinq heures par jour, et en quatre ans j'arrivais à diminuer ma dette de sept mille francs. Mon tapissier aurait voulu être payé: j'en serais venu à bout, mais telle n'était pas son intention: ce qu'il veut, c'est reprendre ses meubles, qui ne sont pas usés, et garder ce qu'il a reçu. Si je ne paye pas ces trois mille francs d'ici quelques jours, je suis dans la rue. A la vérité, j'ai à toucher un millier de francs, mais les clients qui me doivent ne sont pas à Paris ou ne payeront qu'en janvier. Voilà ma situation: désespérée, car je n'ai personne à qui m'adresser; ceux à qui j'ai fait appel ne m'ont pas écouté; je vous ai dit que je n'avais pas de relations, je n'ai pas non plus d'amis... peut-être parce que je ne suis pas aimable. C'est alors que j'ai pensé à vous. Vous me connaissez. Vous savez qu'on croit que j'ai de l'avenir: avant trois mois, je serai médecin des hôpitaux; mes concurrents admettent que je ne raterai pas l'agrégation; j'ai en train des expériences qui me feront peut-être un nom; voulez-vous me tendre la main?

Glady la lui tendit.

—Je vous remercie de vous être adressé à moi, c'est une preuve de confiance qui me touche,—il serra chaleureusement la main qu'il avait prise;—je vois que vous avez deviné les sentiments d'estime que vous m'inspirez.

Saniel respira.

—Malheureusement, continua Glady, je ne pourrais faire ce que vous désirez qu'en me mettant en contradiction avec ma ligne de conduite. En entrant dans la vie, j'ai obligé tous ceux qui s'adressaient à moi, et, quand je n'ai pas perdu mes amis, j'ai perdu mon argent. Je me suis donc juré de refuser tout prêt. C'est un serment auquel je ne puis manquer. Que diraient mes vieux amis s'ils apprenaient que j'ai fait pour un jeune ce que je leur ai refusé?

—Qui le saurait?

—Ma conscience.

Ils arrivaient sur le quai Voltaire, où stationnaient des fiacres.

—Voici enfin des voitures, dit Glady, pardonnez-moi de vous quitter, je suis pressé.


Conscience

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