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VIII

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Table des matières

A ce moment, la bougie qui éclairait la table, s'éteignit dans le flambeau, sans que sa lueur vacillante depuis quelques instants déjà les eût avertis qu'elle allait mourir. Philis se leva:

—Où y a-t-il des bougies? demanda-t-elle.

—Il n'y en a plus; celle-ci était la dernière.

—Eh bien! il n'y a qu'à faire flamber le feu.

Elle jeta une petite poignée de bois dans l'âtre; puis, au lieu de reprendre sa chaise, elle alla chercher un coussin sur le divan et, le déposant devant la cheminée, elle s'assit dessus en s'accoudant sur le genou de Saniel.

—Et maintenant, répéta-t-elle, les yeux levés sur lui.

—Maintenant! je suppose qu'il ne me reste plus qu'à me sauver en Auvergne et me faire médecin de campagne.

—Mon Dieu. est-ce possible? murmura-t-elle d'un ton qui surprit Saniel; car, s'il y avait de la douleur dans ce cri, il y avait aussi un autre sentiment qu'il ne comprenait pas.

—En quittant l'École, je pouvais continuer à demeurer à l'hôtel du Sénat et, en donnant des leçons pour vivre, préparer mes concours; maintenant, après avoir occupé une position jusqu'à un certain point en vue, puis-je reprendre cette existence d'étudiant besoigneux? Mes créanciers, qui se sont déjà abattus sur moi ici, me harcelleront et mes concurrents au concours exploiteront ma misère... qui n'a pas d'autre cause que mes vices; on trouvera que je déshonorerais la Faculté et je serai repoussé. Ni médecin des hôpitaux, ni agrégé, j'en serais réduit à n'être que médecin de quartier; à quoi bon? l'épreuve a été faite ici; tu vois comme elle a réussi.

—Alors tu partirais?

—Non sans déchirement, sans désespoir, puisque ce serait notre séparation et le renoncement aux espoirs sur lesquels je vis depuis dix ans, l'abandon de mes travaux, la mort; tu vois maintenant pourquoi, malgré ta gaieté, je n'ai pas eu la force de te cacher ma préoccupation: plus tu étais charmante, plus je sentais combien tu m'es chère, plus j'étais désespéré de cette séparation.

—Pourquoi nous séparer?

—Que veux-tu?

Elle se retourna vers lui:

—Partir avec toi. Tu me rendras ce témoignage que, jusqu'à cette heure, jamais je ne t'ai parlé de mariage et n'ai laissé paraître la pensée que tu pouvais faire de moi ta femme un jour. Dans la position où tu te trouvais, dans la lutte que tu soutenais, une femme eût été un fardeau qui t'eût paralysé, alors surtout que cette femme n'était qu'une pauvre misérable créature comme moi, qui n'apportait en dot que sa misère et celle de sa famille. Mais les conditions ne sont plus les mêmes: te voilà, toi, aussi misérable et de plus désespéré; dans ton pays, où tu n'as plus que des parents éloignés qui ne te sont rien, puisqu'ils n'ont ni ton éducation, ni tes idées, ni tes besoins, ni tes habitudes, que vas-tu devenir tout seul avec tes déceptions et tes regrets? Si tu m'acceptes, je vais avec toi; à deux et quand on s'aime, on n'est nulle part malheureux. Quant tu rentreras fatigué, tu me trouveras souriante à ton retour; quand tu resteras à la maison, tu m'associeras à tes pensées, à ton travail, et je tâcherai de te comprendre. Je n'ai pas peur de la pauvreté, tu sais, et je n'ai pas peur davantage de la solitude; partout où nous serons ensemble, je serai bien. Tout ce que je te demande, c'est d'emmener ma mère avec nous, car tu sens bien que je ne peux pas l'abandonner; en la soignant, tu as appris à la connaître assez pour savoir qu'elle n'est ni gênante ni difficile; quant à Florentin, il restera à Paris où il trouvera à s'employer: son voyage en Amérique l'a assagi et ses ambitions sont maintenant faciles à contenter: gagner petitement sa vie est tout ce qu'il demande. Sans doute, nous te serons une charge, mais pas aussi lourde qu'au premier abord on pourrait le supposer: une femme, quand elle le veut, met l'ordre et l'économie dans une maison, et je te promets que je serai cette femme. Et puis je travaillerai: j'ai la certitude que mon papetier me donnera des menus aussi bien quand je serai en Auvergne qu'il m'en donne à Paris. Je pourrai aussi, sans doute, me procurer d'autres travaux; c'est cent francs par mois, peut-être cent cinquante, peut-être même deux cents. En attendant que tu te sois créé une clientèle, nous vivrons avec cet argent; en Auvergne, la vie ne doit pas être chère.

Elle lui avait pris les deux mains, et elle suivait anxieusement sur son visage, qu'éclairait la flamme capricieuse de la cheminée, l'effet de ses paroles: c'était leur vie à tous deux qui allait se décider, et l'émotion qui lui serrait le coeur faisait trembler sa voix. Qu'allait-il répondre? Elle le voyait le visage bouleversé, sans pouvoir lire plus loin.

Comme elle se taisait, il dégagea ses deux mains et, lui prenant la tête, il la regarda en silence pendant quelques instants:

—Comme tu m'aimes! dit-il.

—Donne-moi le moyen de le prouver autrement qu'en paroles.

—Ce serait une lâcheté de t'associer à ma misère.

—Ce serait m'estimer assez pour être assuré que j'en serai heureuse.

—Et moi?

—L'amour dans ton coeur ne l'emportera-t-il pas sur la fierté? Ne sens-tu pas que depuis que je t'aime mon amour a pris toute ma vie, et que rien au monde que ce qui est lui, que ce qui est toi, n'existe dans le présent comme dans l'avenir! Parce que je te vois quelques heures de temps en temps à Paris, je suis heureuse; quelles que soient les difficultés qui nous attendent, je serai plus heureuse encore en Auvergne, par cela seul que nous nous verrons toujours.

Il garda pendant assez longtemps un morne silence:

—Là-bas, pourrais-tu m'aimer? murmura-t-il.

Évidemment c'était plutôt à lui qu'à elle que s'adressait cette question, qui résumait ses réflexions.

—Oh! cher Victor! s'écria-t-elle, pourquoi douter de moi? L'ai-je mérité? Le passé, le présent ne répondent-ils pas de l'avenir?

Il secoua la tête:

—L'homme que tu as aimé, que tu aimes, ne s'est jamais montré à toi ce qu'il est réellement. Malgré les difficultés et les tristesses de sa vie, il a pu sourire à ton sourire, parce que, si cruelle que fût cette vie, il était soutenu par l'espoir et la confiance; en Auvergne il n'y aura plus ni espoir, ni confiance, mais la rage d'une existence brisée et l'accablement de l'impuissance. Quel homme serais-je? Pourrais-tu l'aimer, celui-là?

—Mille fois plus encore, puisqu'il serait malheureux et que j'aurais à le soutenir.

—En aurais-tu la force? A la longue, la lassitude te prendrait, car le poids serait trop lourd, si grand que fût ton dévouement, si profonde que fût ta tendresse. Vois ma situation, vois mes espérances et, descendant dans l'avenir, vois mon écrasement. Tu me sais ambitieux mais vaguement, n'est-ce pas? sans avoir jamais mesuré la portée de cette ambition et des espoirs, des rêves, si tu veux, sur lesquels elle repose. Comprends que ces rêves sont à la veille de se réaliser: encore deux mois, en décembre ou en janvier, je passe le concours pour le bureau central, qui me fait médecin des hôpitaux, et à la même époque celui pour l'agrégation, qui m'ouvre la Faculté de médecine. Sans illusion orgueilleuse, je me crois en état de réussir,—ce que les gens de sport appellent en condition. Donc quand je n'ai plus qu'une attente de quelques jours, me voilà abattu à jamais.

—Pourquoi à jamais?

—On vient de son village à Paris pour faire sa trouée, on n'en revient pas quand la mauvaise chance ou l'impuissance vous y ont renvoyé. D'ailleurs, c'est seulement tous les quatre ans que s'ouvre un concours pour l'agrégation. Dans quatre ans, quelle serait ma condition morale ou intellectuelle; comment aurais-je supporté cet exil de quatre ans; te représentes-tu ce que peuvent produire quatre années d'isolement au fond des montagnes. Mais ce n'est pas tout. A côté de ce but ostensible que je poursuis depuis que j'ai débarqué de mon village, j'ai mes travaux en train qui exigent absolument Paris. Sans que je t'aie jamais assommée de médecine, tu sais, n'est-ce pas? qu'elle est à la veille de subir une révolution qui va la transformer. Jusqu'à présent, il a été enseigné officiellement, en pathologie, que l'organisme humain portait en soi le germe d'un grand nombre de maladies infectieuses qui s'y développaient spontanément dans certaines conditions: ainsi, la tuberculose est le résultat de fatigues, de privations, de misères physiologiques. Eh bien, depuis un certain, temps, on admet, c'est-à-dire des révolutionnaires admettent une origine parasitaire à ces maladies, et il y a en France, en Allemagne, en Europe, toute une armée qui cherche ces parasites. Je suis un soldat de cette armée, et c'est à ces recherches que me sert ce laboratoire installé dans la salle à manger. C'est aux parasites de la tuberculose et du cancer que je me suis attaché, et, pour ce dernier, depuis sept ans déjà, ce qui, lorsque j'étais interne, m'avait fait appeler par mes camarades «le topique du cancer». Pour la tuberculose, je suis arrivé à découvrir son parasite, mais non encore à le débarrasser de toutes ses impuretés par des procédés de culture. J'en suis là. C'est-à-dire que je brûle, et que, demain peut-être, dans quelques jours, je tiens une découverte qui est une révolution et donne la gloire à celui qui l'a faite. De même pour le cancer, j'ai trouvé son micro-organisme. Mais tout n'est pas dit. Et voilà ce qu'il me faut abandonner en quittant Paris.

—Pourquoi abandonner? Ne peux-tu pas continuer tes recherches en Auvergne?

-C'est impossible pour toute sorte de raisons trop longues à expliquer, mais dont une seule suffira. Les cultures de ces parasites ne peuvent se faire que dans certaines températures rigoureusement maintenues au degré voulu, et ces températures ne peuvent être obtenues que dans des étuves comme celle de mon laboratoire, alimentées par le gaz dont l'entrée est réglée automatiquement par le plus ou moins de chaleur de l'eau. Comment veux-tu que cette étuve fonctionne dans un pays où il n'y a pas de gaz? Non, non, si je quitte Paris, tout est fini position aussi bien que travail; je deviens médecin de village et rien que médecin de village. Que les huissiers me mettent dehors demain, et tout ce que j'ai accumulé depuis quatre ans dans ce laboratoire, tous mes travaux en train, ce qui est achevé comme ce qui ne demande plus peut-être que quelques jours, que quelques heures, s'en va chez le brocanteur ou est jeté à la rue. De tant d'efforts, de tant de nuits passées, de tant de privations, de tant d'espérances, il ne reste qu'un souvenir... pour moi. Et encore s'il ne restait pas, peut-être serais-je moins exaspéré et accepterais je d'un coeur moins ulcéré la vie à laquelle je ne me résignerai jamais. Tu sais bien, que je suis un révolté, non un résigné.

Elle se leva et, lui prenant la main qu'elle serra fortement:

—Il faut rester à Paris, dit-elle. Pardonne-moi d'avoir insisté tout à l'heure pour te prouver que tu pouvais vivre dans ton village. C'était à moi que je pensais plus qu'à toi, à notre amour, à notre mariage; c'était une pensée égoïste, une mauvaise, pensée. Il faut chercher, il faut trouver un moyen, n'importe lequel, quoi qu'il puisse coûter, de ne pas renoncer à tes travaux.

—Il faut! Mais comment? Crois-tu que je n'aie pas tout épuisé?

Il raconta ses démarches auprès de Jardine, ses sollicitations, ses prières et aussi sa demande de prêt à Glady, enfin sa visite à Caffié.

—Caffié! s'écria-t-elle, comment l'idée t'est-elle venue de t'adresser à Caffié?

—Un peu parce que tu m'avais souvent parlé de lui.

—Mais je t'en ai parlé comme du plus dur et du plus méchant des hommes, capable de tout, si ce n'est de ce qui est bon et de ce qui est bien.

—Un peu aussi parce que je savais par un de mes clients qu'il prêtait à ceux qu'il pouvait exploiter.

—Et il t'a répondu?

—Qu'il ne trouverait sans doute personne pour consentir le prêt que je désirais; cependant il m'a promis de chercher, et il doit me rendre réponse demain soir; il m'a promis aussi de me défendre contre Jardine.

—Tu t'es mis entre ses mains!

—Eh! que veux-tu? Dans ma position, je n'ai pas la liberté de m'adresser à qui je veux et m'inspire confiance par son honorabilité. Que j'aille chez un notaire, un banquier: ils ne m'écouteront pas, puisqu'au premier mot je serai obligé de leur répondre que je n'ai ni gage ni garantie à offrir. C'est pour cela que les malheureux tombent sous la coupe des coquins; au moins ceux-là les écoutent et leur accordent quelque chose, si peu que ce soit.

—Que t'a-t-il accordé?

—Ses conseils.

—Et tu les as acceptés?

—C'est toujours du temps de gagné. Demain peut-être, on m'eût mis dans la rue: Caffié m'obtiendra quelque répit.

—Et de quel prix payeras-tu cette défense?

—Il n'y a que ceux qui ont quelque chose qui s'inquiètent du prix.

—Tu as ton nom, ton repos, ta dignité, ton honneur, et, une fois que tu seras aux mains de Caffié, qui peut savoir ce qu'il exigera de toi, ce qu'il te forcera à faire sans que tu puisses lui résister!

—Alors tu veux que je quitte Paris?

—Non certes; mais je veux que tu te tiennes en garde contre Caffié, que tu ne connais pas et que je connais, moi, par tout ce que Florentin nous racontait pendant qu'il était chez lui. Si secret qu'il soit, un homme d'affaires ne peut pas se cacher de son clerc: ce n'est pas seulement de coquineries que Caffié est coupable, c'est aussi de vrais crimes; je t'assure qu'il a mérité dix fois la mort. Pour gagner cent francs il est capable de tout: il faut qu'il gagne, qu'il amasse, rien que pour le plaisir d'amasser, puisqu'il n'a ni enfant ni parent, ni héritier.

—Eh bien, je te promets de me tenir sur mes gardes, comme tu me le conseilles; mais, si coquin que puisse être Caffié, je crois que je dois accepter le concours qu'il m'a offert. Qui sait ce qui peut se produire pendant le temps qu'il me fera gagner? Car je n'ai pas à te dire, n'est-ce pas, que je connais d'avance sa réponse pour le prêt que je lui ai demandé: il n'aura trouvé personne.

—Je viendrai quand même demain soir pour connaître cette réponse.


Conscience

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