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IX

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Table des matières

Bien que Saniel ne se fit pas d'illusion sur la réponse de Caffié, il alla le lendemain, à la même heure que la veille, sonner à la porte de l'homme d'affaires.

Comme la veille, il eut à attendre assez longtemps avant que la porte s'ouvrît; à la fin il entendit un pas traînant sur le carreau.

—Qui est là? demanda la voix de Caffié.

Aussitôt que Saniel eut répondu, le pène fut tiré.

—Comme je n'aime pas être dérangé le soir par des importuns, dit Caffié, je n'ouvre pas toujours; mais j'ai pour mes clients un signal qui me permet de les reconnaître: après avoir sonné, vous frappez du doigt trois coups également espacés contre le bois de la porte.

Pendant cette explication, Saniel était entré dans le cabinet de l'homme d'affaires.

—Vous êtes-vous occupé de ma demande? dit-il après un moment d'attente, car Caffié paraissait décidé à ne pas engager l'entretien le premier.

—Oui, mon cher monsieur, j'ai couru toute la matinée pour vous; je ne néglige jamais mes clients, leur affaire est la mienne.

Il fit une pause.

—Alors? demanda Saniel.

Caffié donna à sa physionomie une expression désolée.

—Que vous avais-je dit, mon cher monsieur, rappelez-vous-le, je vous prie? Une expérience comme la mienne ne parle pas à la légère, faites-moi l'honneur de le croire. Eh bien, ce que j'avais prévu s'est réalisé: partout la même réponse: l'aléa est trop grand; personne n'en veut courir la chance.

—Même pour un gros intérêt?

—Même pour un gros intérêt: il y a tant de concurrence dans votre profession? Moi, je crois à votre avenir et je vous l'ai prouvé par ma proposition; mais, moi, je ne suis que l'intermédiaire et non le bailleur de fonds, malheureusement.

Caffié avait insisté sur le mot «ma proposition» et du regard il l'avait encore soulignée; mais Saniel ne parut pas avoir compris.

—Et l'assignation du tapissier? demanda-t-il.

—Soyez tranquille de ce côté, j'ai agi aussi; votre propriétaire, à qui il est dû un terme, va intervenir, et il faudra que votre créancier le désintéresse avant d'aller plus loin. S'y résignera-t-il? C'est à voir. Si oui, nous nous défendrons sur un autre terrain. Je ne dis pas victorieusement, mais enfin de façon à gagner du temps.

—Combien de temps?

—Ça, mon cher monsieur, je ne peux pas le savoir: la chose dépend de notre adversaire et de ses conseils. D'ailleurs, qu'entendez-vous par «combien de temps»: l'éternité?

—J'entends jusqu'au mois d'avril.

—Alors c'est bien l'éternité. Croyez-vous donc être en mesure de vous libérer au mois d'avril? Si vous avez cette espérance—reposant sur des garanties—il faut le dire, mon cher monsieur.

Cette question fut posée d'un ton tout à fait bienveillant auquel Saniel se laissa prendre.

—Je n'ai pas ces garanties, dit-il; mais, par contre, il serait pour moi d'une importance capitale que l'affaire traînât jusque-là. Comme je vous l'ai expliqué, je suis à la veille de passer deux concours; ils durent trois mois; et en mars, au plus tard en avril, je puis être médecin des hôpitaux et agrégé de la Faculté. Si cela est, j'offrirai alors une surface aux prêteurs qui vous permettra sans doute de me trouver la somme nécessaire pour payer Jardine et les frais qui auront été faits, y compris vos honoraires.

A mesure qu'il parlait, Saniel comprenait qu'il avait tort de se livrer ainsi; cependant il alla jusqu'au bout.

—Je serais indigne de votre confiance, mon cher monsieur, répondit Caffié, si je vous entretenais dans l'idée que nous pourrons gagner cette époque. Quoi qu'il m'en coûte,—et il m'en coûte beaucoup, je vous assure,—je dois vous dire que c'est impossible, radicalement impossible: quelques jours, oui, peut-être quelques semaines, mais c'est tout.

—Eh bien, obtenez-moi ces quelques semaines, dit Saniel en se levant, ce sera toujours quelque chose.

—Et après?

—D'ici là, nous verrons.

—Mon cher monsieur, ne partez pas; vous ne sauriez croire combien vivement votre position me touche; je ne pense qu'à vous. Quand j'ai vu que décidément je ne pouvais pas vous trouver la somme dont vous avez besoin, j'ai été faire une petite visite amicale à ma jeune cliente, celle dont je vous ai parlé...

—Qui a reçu une éducation supérieure dans un couvent à la mode?

—Précisément; et je lui ai demandé ce qu'elle penserait d'un jeune médecin plein d'avenir, futur professeur à la Faculté, actuellement considéré déjà comme un savant de premier ordre, beau garçon—car vous êtes beau garçon, mon cher monsieur, ce n'est point de la flatterie de le constater,—de bonne santé, paysan de naissance, qui se présenterait comme mari. Elle a paru flattée, je vous le déclare franchement. Mais tout de suite elle m'a dit: «Et le petit?» A quoi j'ai répondu que je vous savais trop grand, trop noble, trop généreux pour n'avoir point cette indulgence des hommes supérieurs qui leur fait accepter avec sérénité une faute involontaire. Ai-je été trop loin?

Il n'attendit pas la réponse:

—Non, n'est-ce pas? Justement, le petit était là, car la mère veille sur lui avec une sollicitude toute pleine de promesse pour l'avenir, et j'ai pu l'examiner à mon aise. Bien fragile, mon cher monsieur; il tient de son père, le pauvre bébé, et je doute que malgré tout votre savoir de médecin vous puissiez le faire vivre: si par malheur sa mort arrive, comme ce n'est que trop à craindre assurément, elle ne nuira pas à votre réputation: vous donnez les soins, n'est-ce pas, non la vie!

—A propos de soins, interrompit Saniel, qui ne voulait pas répondre, avez-vous fait ce que je vous ai conseillé?

—Pas encore. Les pharmaciens de ce quartier sont des égorgeurs patentés; mais j'irai ce soir chez un de mes clients, pharmacien aux Batignolles, qui me traitera en ami.

—Je vous reverrai alors.

—Quand vous voudrez, mon cher monsieur, quand vous aurez réfléchi; maintenant vous avez le mot de passe.

Avant de sortir de chez lui, Saniel avait laissé sa clef à son concierge pour que Philis ne l'attendit pas dans la rue si elle venait en son absence; lorsqu'il rentra, le concierge lui dit que «madame» était montée depuis assez longtemps déjà, et, à son coup de sonnette, ce fut elle qui, vivement, lui ouvrit la porte.

—Eh bien? demanda-t-elle d'une voix frémissante avant même qu'il fût entré.

—Ce que je te disais hier: il n'a trouvé personne.

Elle le serra dans une longue étreinte passionnée.

—Et pour le tapissier?

—Il a promis de gagner du temps.

Tout en parlant, ils étaient entrés dans le cabinet: le feu brûlait dans la cheminée, et ce n'était pas des morceaux de planches qui flambaient, comme la veille, mais des bûches de charme; sur la table, éclairée par deux bougies, se montrait un beau poulet rôti, entouré de cresson, et une bouteille de vin rouge faisait vis-à-vis à la carafe d'eau.

Il la regarda surpris.

—J'ai mis la table, dit-elle, tu vois, je dîne avec toi.

Et se jetant dans ses bras:

—Connaissant Caffié mieux que toi, j'avais deviné sa réponse, et je ne voulais pas que tu fusses seul en rentrant ici: j'ai encore trouvé un prétexte pour ne pas dîner avec maman.

—Mais ce poulet?

—Il nous fallait bien un plat de résistance.

—Ce bois, ces bougies?

—Ça, c'est la fin de mes économies; j'aurais été si heureuse qu'elles fussent moins misérables et pussent te servir à quelque chose d'utile.

Comme la veille, ils s'assirent devant le feu, et tout de suite elle se mit à parler de choses et d'autres pour l'occuper et le distraire: mais ce que leurs lèvres ne disaient point, leurs regards, en se rencontrant, l'exprimaient avec plus d'intensité que la parole; cependant, jusqu'à la fin du dîner, ils purent l'un et l'autre ne rien dire de décisif.

Ce fut lui qui, à un certain moment, trahit sa préoccupation.

—Ton frère avait bien observé Caffié, dit-il comme s'il se parlait à lui-même.

—N'est-ce pas?

—C'est assurément le plus parfait coquin que j'aie jusqu'à ce jour rencontré.

—Il t'a proposé quelque infamie, je suis sûre?

—Il m'a proposé de me marier.

—J'en avais le pressentiment.

—Et c'est pour cela qu'il me refuse le prêt que je demande. J'ai eu la simplicité de lui expliquer franchement ma situation; en même temps, je lui ai dit quelle importance il y avait pour moi à gagner le mois d'avril, et il espère que, sous le coup des poursuites, quand je verrai que je vais être mis dans la rue, j'accepterai l'une des deux femmes qu'il me propose: le couteau sur la gorge, il faudra bien que je cède; c'est pour le tenir suspendu qu'il a promis de retarder les poursuites de Jardine et de les traîner en longueur.

—Et ces femmes? demanda-t-elle, sans oser le regarder en face.

—Sois tranquille, tu n'as rien à craindre d'elles l'une est une bouchère ivrogne, l'autre est une jeune fille qui a un enfant.

—Et ce sont là les femmes qu'il ose proposer à un homme comme toi!

—Ses propositions ne sont pas aussi nues que je te les présente; elles sont accommodées à une sauce qui, selon son sentiment, doit les faire passer. Si je ne guéris pas la bouchère de l'ivrognerie, je n'ai qu'à l'abandonner à son vice qui l'emportera dans un bref délai, et, comme le contrat sera réglé en vue de cette éventualité, je me trouverai l'héritier de ses vingt mille livres de rentes. Pour la vierge à l'enfant, la combinaison est autre: cet enfant a été doté par son vrai père de deux cent mille francs, et celui qui le légitimera en épousant la mère aura la jouissance du revenu de ces deux cent mille francs jusqu'à la majorité du petit..., si, toutefois, celui-ci parvient à sa majorité, car il est bien fragile, si fragile même que, si sa mort arrivait, elle ne nuirait en rien à ma réputation de médecin.

—Tu, vois quel monstre il est!

—Pendant qu'il m'expliquait ainsi ses combinaisons, en m'offrant la mort des autres, je pensais à la sienne, et me disais que, si on le supprimait, il n'aurait vraiment que ce qu'il mérite.

—Ça, c'est bien vrai.

—Pour moi, rien ne m'aurait été plus facile, à un certain moment. Comme il a mal aux dents, il me montra sa mâchoire: je n'avais qu'à l'étrangler; nous étions seuls: un misérable diabétique comme lui qui, j'en suis sûr, n'a pas six mois à vivre, n'aurait pas résisté à une poigne comme celle-ci. Je retirais de son gilet ses clefs, j'ouvrais sa caisse, j'y prenais les trente, quarante, soixante mille francs que j'y ai vus entassés: du diable si la justice aurait, jamais rien découvert: un médecin n'étrangle pas ses clients, il les empoisonne, il les tue scientifiquement, non brutalement.

—Voilà le malheur, c'est que ces moyens d'arranger les choses ne sont à la portée que des gens qui n'ont par de conscience, et qu'ils n'existent pas pour nous.

—Je t'assure bien que ce n'est pas la conscience qui m'aurait retenu.

—La peur du remords, si je me sers d'un mauvais mot.

—Mais les gens intelligents n'ont pas de remords, ma chère enfant, attendu que chez eux le raisonnement précède le fait et ne le suit pas: avant d'agir, ils pèsent le pour et le contre, et savent quelles seront les conséquences de leurs actions pour les autres aussi bien que pour eux; si cet examen préalable leur prouve que pour une raison quelconque ils peuvent agir, ils seront à jamais tranquilles, assurés de n'être pas exposés aux remords, qui ne sont que les reproches de la conscience.

—Sans doute, ce que tu dis là est juste, et pourtant il m'est impossible de l'accepter. Si je n'ai pas commis de crimes dans ma vie, j'ai fait cependant des sottises, même des fautes, et pour quelques-unes ça été délibérément, après cet examen préalable dont tu parles: j'aurais donc dû être parfaitement tranquille et à l'abri des reproches de ma conscience; cependant, le lendemain matin, je m'éveillais malheureuse, tourmentée, bouleversée quelquefois, sans pouvoir étouffer la voix mystérieuse qui m'accusait.

—Et au nom de qui parlait-elle, cette voix plus vague encore que mystérieuse?

—Au nom de ma conscience, évidemment.

—«Évidemment» est de trop, et tu serais bien embarrassée de me démontrer cette évidence, attendu que rien n'est plus incertain et insaisissable que ce qu'on est convenu d'appeler la conscience, qui n'est en réalité qu'une affaire de milieu et d'éducation.

—Je ne comprends pas.

—Ta conscience te fait-elle un crime de m'aimer?

—Non, assurément.

—Tu vois donc que tu as une façon personnelle de comprendre ce qui est bien et ce qui est mal qui n'est pas celle que suit notre pays, ou il est admis, au point de vue religieux comme au point de vue social, qu'une jeune fille est coupable quand elle a un amant. Par conséquent, tu vois aussi que la conscience est un mauvais instrument de pesage, puisque chacun pour la faire fonctionner se sert de poids qu'il fabrique lui-même.

—Enfin, quoi qu'il en soit, tu as bien fait de ne pas étrangler Caffié....

—Que tu as condamné à mort, toi-même, cependant!

—Par la main de la justice providentielle ou humaine, mais non par la tienne, pas plus que par celle de Florentin ou par la mienne, bien que nous sachions mieux que personne qu'il ne mérite aucune grâce.

—Tu vois que j'ai prévu tes objections, puisque je n'ai pas serré sa cravate.

—Heureusement.

—Est-ce bien «heureusement» qu'il faut dire?


Conscience

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