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VII

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Table des matières

Saniel était encore au travail quand Philis rentra.

—Tu n'as pas fini pauvre cher! demanda-telle.

—Le temps de soigner par correspondance une maladie pour laquelle l'examen attentif de dix médecins ne suffirait peut-être pas, et je suis à toi.

En trois lignes l'affaire fut faite; il quitta son bureau:

—Me voilà: que veux-tu que je fasse?

—Aide-moi à sortir ce qu'il y a dans mes poches.

Elle s'était déjà débarrassée d'une bouteille enveloppée dans une feuille de papier qu'elle avait déposée sur le bureau.

—Comme tu es chargée! dit-il.

—Juste ce qu'il faut.

Elle avait des paquets sous les bras, et les poches de sa redingote ainsi que de sa robe paraissaient remplies: ce fut un travail de les vider.

—Ne serre pas trop fort, disait-elle à chaque paquet qu'il lui prenait.

A la fin, les poches furent vides.

—Où dînons-nous? demanda-t-elle.

—Ici; puisque la salle à manger est transformée en laboratoire.

—Alors commençons par faire du feu; j'ai eu les pieds mouillés en pataugeant sur la route de la station.

—Je ne sais pas s'il y a du bois.

—Allons voir.

Elle prit la bougie et ils passèrent dans la cuisine qui, de même que la salle à manger était un laboratoire, était une étable où Saniel élevait, dans des cages, des cochons d'Inde et des lapins pour ses expériences, et où Joseph entassait pêle-mêle tout ce qui le gênait, sans avoir à prendre souci du fourneau ou de la grillade qui n'avaient jamais été allumés. Mais ils eurent beau fureter, leurs recherches furent vaines; il y avait de tout dans cette cuisine, excepté du bois à brûler; de vieux balais, des brosses à cirage, des choux pour les lapins, des carottes pour les cochons d'Inde, des amas de journaux, des caisses et des boîtes.

—Tu tiens à ces boîtes? demanda-t-elle en caressant un petit cochon qu'elle avait pris dans ses bras.

—Nullement; elles ont servi à emballer de la parfumerie et des spécialités pharmaceutiques; elles sont maintenant inutiles.

—Eh bien, on peut très joliment se chauffer avec ces planches; cassées, elles feront un beau feu clair et flambant.

Un vieux couperet rouillé se trouvait sur le fourneau; Saniel le prit et rapidement il fendit assez de caisses pour avoir une bonne provision de bois.

—Ce que c'est que d'être Auvergnat! dit-elle en riant; c'est à croire qu'en naissant vous recevez tous le génie du charbonnage.

—Alors tu te moques de moi?

—Non, mais tu coupes ton bois gravement, lugubrement, comme si tu dépeçais un malade, et je voudrais te faire rire un peu, en riant moi-même de toi, de moi, de n'importe qui, pourvu que tu te dérides.

Ils revinrent dans le cabinet, Saniel portant la provision de bois.

—Maintenant, mettons la table, dit-elle avec entrain.

Un petit guéridon pliant était placé devant la fenêtre, et Saniel s'en servait pour déjeuner bien souvent, avec l'assiette assortie que Joseph allait lui chercher chez le charcutier, ou avec la portion que fournissait le marchand de vin qui, quelques instants auparavant, était venu lui faire une scène; elle le prit et l'apporta devant la cheminée où elle l'ouvrit.

—Où est le linge? demanda-t-elle.

—C'est que je ne suis pas riche en linge; cependant j'ai dans cette armoire des serviettes que j'étale sur la poitrine et les épaules des gens que j'ausculte; voyons s'il y en a de propres.

Justement il en restait quatre, c'est-à-dire une de plus qu'il ne fallait.

—As-tu des assiettes, des couteaux, des fourchettes, des verres?

—Oui, dans une armoire de la salle à manger.

—Allons les chercher.

Cette salle à manger, où l'on n'avait jamais mangé, était la pièce la plus curieusement meublée de l'appartement. Point de table, point de chaises, point de buffet; mais, le long de la muraille, des planches en bois blanc formant étagère, et, sur ces planches, des matras, des ballons, des flacons à effilure horizontale ou verticale, des tubes de culture, des filtres, une étuve à gaz, un microscope, des tranches de pain, des morceaux de pomme de terre, çà et là des bocaux, des fioles, et aussi quelques livres, enfin le matériel d'un petit laboratoire de recherches bactériologiques: voilà, ce qu'était en effet cette salle où Saniel travaillait plus souvent et plus longuement que dans son cabinet de consultation.

C'était dans un placard que se trouvaient les cinq ou six assiettes, les trois couteaux, les verres qui composaient toute la vaisselle et la verrerie de Saniel.

—Tu es sûr qu'il n'y a pas de microbes dans les assiettes? demanda Philis en prenant ce qu'il fallait pour servir la table.

—J'espère que non.

—Enfin, en les essuyant bien.

Le couvert fut promptement mis par Philis, qui allait, venait, tournait autour de la table avec une légèreté gracieuse que Saniel admirait.

—Alors toi tu ne fais rien, dit-elle.

—Je te regarde et je réfléchis.

—Et le résultat de ces réflexions, peut-on le demander?

-C'est qu'il y a en toi un fonds de belle humeur et de gaieté, une exubérance de vie à égayer un condamné à mort.

—Et que serions-nous devenus, je te prie, si j'avais été une mélancolique et une découragée quand nous avons perdu mon pauvre papa? Il était la joie même, chantait toute la journée, s'éveillait une chanson sur les lèvres et, tout en travaillant, riait, plaisantait, sans jamais une minute de mauvaise humeur. C'est par lui et près de lui que j'ai été élevée, et je lui ressemble. Quand, en quelques jours, il, nous a été enlevé, tu peux t'imaginer comment, tombant de cette vie heureuse dans la détresse et le chagrin, nous avons été anéantis; maman, tu le sais, est une mélancolique et une inquiète, une timide disposée à voir tout en noir; mon frère Florentin est comme elle. Ce fut un désespoir morne: maman répétait du matin au soir que nous n'avions qu'à mourir de faim; mon frère voulait s'engager; je ne m'abandonnai point, et, si je ne pus pas rire et chanter, je me remuai assez cependant pour secouer l'engourdissement de la désespérance: je fis obtenir une place à Florentin, je trouvai du travail pour maman, et j'en trouvai pour moi aussi; le courage revint à tout le monde et peu à peu avec lui le calme de l'esprit.

Elle le regarda avec un sourire qui disait: «Veux-tu me laisser faire pour toi ce que j'ai fait pour eux?»

Mais, ces paroles précises, elle ne les prononça point; au contraire, elle chercha tout de suite à effacer leur impression si, comme elle le croyait, il les avait devinées.

—Va donc chercher de l'eau, dit-elle; pendant ce temps, je vais allumer le feu; maintenant c'est le moment.

Quand il revint, apportant une carafe pleine, le feu flambait en jetant des pétillements d'or qui illuminaient le cabinet. Assise devant le bureau, Philis écrivait.

—Que fais-tu donc là? demanda-t-il avec surprise.

J'écris notre menu, car tu penses bien que nous n'allons pas nous mettre comme ça tout bourgeoisement à table. Le voilà: qu'en penses-tu.

Elle lut tout haut:

—Sardines de Nantes.

—Cuisse de dinde rôtie.

—Terrine de pâté de foie gras aux truffes du Périgord.

—Mais c'est un festin, ton dîner!

—Croyais-tu que j'allais t'offrir une portion de fricandeau au jus?

Elle continua:

—Fromage de Brie,

—Choux à la crème vanillée,

—Pomme de Normandie,

—Vin....

—Ah! voilà. Quel vin? Je ne voudrais pas te tromper. Mettons: «Vin du marchand de vin du coin.» Et maintenant, à table.

Comme il allait s'asseoir, elle l'arrêta:

—Tu ne me donnes pas le bras pour me conduire à ma place? Si nous ne faisons pas les choses sérieusement, méthodiquement, nous n'y croirons pas, et les truffes du Périgord se changeront peut-être en petits morceaux noirs de n'importe quoi.

Quand ils furent assis en face l'un de l'autre, la serviette dépliée, elle continua sa plaisanterie:

—Allâtes-vous lundi à la représentation de Don Juan, mon cher docteur?

Et Saniel qui, malgré tout, avait gardé la mine sombre, se mit à rire franchement.

—Allons donc! s'écria-t-elle en frappant ses mains l'une contre l'autre. Plus de préoccupation, n'est-ce pas, plus de souci! Tes yeux dans les miens, cher Victor, et ne pensons qu'à l'heure présente; à la joie d'être ensemble, à notre amour. Est-ce dit?

Elle lui tendit la main par-dessus la table.

Il la prit et la serra:

—C'est dit.

Le dîner continua gaiement, Saniel répondant aux sourires et à la gaieté de Philis, qui conduisait l'entretien en ne le laissant pas languir: elle le servait, lui versait à boire, et c'étaient des éclats de voix, des rires comme ce cabinet n'en avait jamais entendu; de temps en temps, elle quittait sa chaise et jetait une poignée de bois au feu qui, à moitié éteint, reprenait ses pétillements.

Cependant, elle remarqua que peu à peu la physionomie de Saniel, un moment détendue, s'assombrissait et reprenait l'expression de préoccupation et d'amertume qu'elle avait eu tant de peine à chasser; elle voulut faire un nouvel effort.

—Est-ce que cette charmante dînette ne te donne pas l'idée de recommencer bientôt? demanda-telle,

—La recommencer! Comment? Où?

—Mais si j'ai pu venir ce soir sans que maman s'en inquiète, je trouverai bien un moyen, un prétexte, pour recommencer la semaine prochaine.

Il secoua la tête.

—Tu ne seras pas libre la semaine prochaine? demanda-t-elle, inquiète.

—Où serai-je la semaine prochaine, demain, dans quelques jours?

—Tu me fais peur! Explique toi, je t'en prie. Oh! Victor, aie pitié de moi, ne me laisse pas dans l'angoisse.

—Tu as raison; je dois tout te dire et ne pas laisser ta tendresse chercher des explications à ma préoccupation, qui ne peuvent que te tourmenter.

—Si tu as des soucis, ne m'estimes-tu pas assez pour les partager avec moi? Tu sais bien que je suis à toi, tout à toi, aujourd'hui, demain, à jamais!

Sans lui laisser ignorer les difficultés de sa situation, il n'était jamais cependant entré dans des détails précis, aimant mieux parler de ses espérances que de sa misère présente.

Le récit qu'il avait déjà fait à Glady et à Caffié, il le recommença, en ajoutant ce qui venait de se passer avec le concierge, le marchand de vin, le charbonnier et Joseph.

Elle écoutait anéantie.

—Il a emporté la redingote! murmura-t-elle.

—Il n'est venu que pour ça.

—Et demain?

—Ah! demain... demain!

—Avec tant de travail comment as-tu pu en arriver là?

—Comme toi, j'ai cru à la vertu du travail, et voilà où j'en suis! Parce que je sentais en moi une volonté que rien n'affaiblirait, une force que rien ne lasserait, un courage que rien ne rebuterait, je me suis imaginé que j'étais armé pour la lutte, de façon à ne pouvoir pas être vaincu, et je le sais, autant par la faute des circonstances que par la mienne...

—Et de quoi es-tu coupable, pauvre cher?

—D'ignorance de la vie, de maladresse, de présomption, d'aveuglement. Si j'avais été moins naïf, est-ce que je me serais laissé prendre aux propositions de Jardine? Est-ce que j'aurais accepté ce mobilier, cet appartement? Il me disait que les engagements qu'il me faisait signer étaient de simples formalités, qu'en réalité je le payerais quand je pourrais, qu'il se contenterait d'un honnête intérêt: cela m'a paru vraisemblable; je n'ai pas cherché au delà et j'ai accepté, heureux, glorieux de m'installer... certain d'avoir les reins assez solides pour porter ce fardeau. C'est une force d'avoir confiance en soi, mais c'est aussi une faiblesse. Parce que tu m'aimes tu ne me connais pas, tu ne me vois pas. En réalité, je suis peu sociable, et je manque absolument de souplesse, de finesse, de politesse, aussi bien dans le caractère que dans les manières: comment, avec cela, veux-tu qu'on fasse de la clientèle et qu'on réussisse si un coup d'éclat ne vous impose pas? Que le coup d'éclat se produise, j'y compte bien; mais son heure n'a pas encore sonné. Parce que je manque de souplesse, je n'ai pas su gagner la sympathie ou l'intérêt de mes maîtres; ils n'ont vu que ma raideur, et, comme je n'allais pas à eux, plus encore par timidité que par fierté, ils ne sont pas venus à moi,—ce qui est bien naturel, j'en conviens; de plus comme je n'ai pas incliné mes idées devant l'autorité de quelques-uns, ceux-là m'ont pris en grippe, ce qui est plus naturel encore. Parce que je manque de politesse et suis resté pour beaucoup de choses l'Auvergnat lourd et gauche que la nature m'a fait, les gens du monde m'ont dédaigné, s'en tenant à l'écorce qu'ils voyaient et qui leur déplaisait. Plus avisé, plus malin, plus expérimenté, je me serais au moins appuyé sur la camaraderie; mais je n'en ai pas pris souci. A quoi bon? je n'en avais pas besoin: ma force me suffisait; je trouvais plus crâne de me faire craindre que de me faire aimer. Ainsi bâti, je n'avais que deux partis à prendre: ou rester dans ma pauvre chambre de l'hôtel du Sénat, en vivant de leçons et de besognes de librairie jusqu'au jour du concours pour le bureau central et l'agrégation; ou bien m'établir dans un quartier excentrique, à Belleville, Montrouge ou ailleurs, et là faire de la clientèle à la force du jarret avec des gens qui ne me demanderaient ni politesse ni belles manières. Comme ces partis étaient raisonnables, je n'ai pris ni l'un ni l'autre:—Belleville parce que je voulais pas ne plus travailler que des jambes, comme un de mes camarades que j'ai vu fonctionner à la Villette: «Votre langue.—Bon.—Votre bras.—Bon!—Et, tandis qu'il est censé tâter le pouls à son malade, de l'autre main il écrit son ordonnance: «Vomitif, purgatif....—C'est quarante sous.»—Et il s'en va, sans jamais perdre cinq minutes pour son diagnostic: il n'a pas le temps;—l'hôtel du Sénat, parce que j'en avais assez, et qu'avec ses propositions Jardine me tentait. Voilà où il m'a amené.

—Et maintenant?


Conscience

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