Читать книгу Conscience - Hector Malot - Страница 15
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ОглавлениеCe soir-là Philis devait rentrer de bonne heure: le dîner ne se prolongea donc pas tard comme la veille; cependant, avant de partir, elle voulut desservir la table et tout remettre en ordre.
—Tu pourras très bien déjeuner demain avec le reste du poulet, dit-elle en le serrant dans le garde-manger, où il alla rejoindre la boîte de sardines et la terrine de foie gras.
Et comme il l'accompagnait, un flambeau à la main pour l'éclairer, il put voir que ce n'était pas seulement à son déjeuner du lendemain et des jours suivants qu'elle avait pensé: dans la cuisine, une provision de bois occupait un coin; sur une tablette étaient posés deux paquets de bougies, et sur les coffres des lapins s'entassait une provision de carottes suffisante pour les nourrir pendant plusieurs jours, eux et les cochons d'Inde.
—Quel brave petit coeur tu es! dit-il.
—Parce que je pense aux lapins?
—Pour ta tendresse et ta discrétion.
—Je voudrais tant t'être bonne à quelque chose!
Lorsqu'elle l'eût quitté, il s'assit immédiatement à son bureau et tout de suite il commença à travailler, pressé de regagner le temps qu'il venait de donner au sentiment. Que son travail ne dût servir à rien, et que ses expériences fussent brusquement interrompues le lendemain ou quelques jours plus tard, n'était pas pour l'arrêter: il avait à travailler, il travaillait comme s'il avait la certitude de passer ses concours, et aussi celle que les expériences qu'il poursuivait depuis plusieurs années seraient menées à bonne fin sans que personne pût les déranger.
C'était en effet sa force que cette puissance de travail qui jamais ne s'était laissé distraire ou écraser par rien, le plaisir pas plus que la souffrance, les préoccupations pas plus que la misère et ses privations: dans la rue, il pouvait penser à Philis, avoir faim, sentir le poids du sommeil; à son bureau, il n'y avait plus pour lui ni Philis, ni faim, ni sommeil, ni souci, ni souvenirs, il y avait son travail qui le prenait tout entier.
C'était sa force et aussi sa fierté, la seule supériorité dont il se vantât; car, bien qu'il s'en reconnût d'autres, de celles-là il ne parlait jamais, tandis qu'il disait volontiers à ses camarades:
—Moi, je travaille quand je veux et tant que je veux; ma volonté appliquée au travail n'a jamais eu de défaillances; ce qu'on raconte d'Alexandre le Grand qui, pour rester éveillé la nuit, tenait dans sa main une boule de métal au-dessus d'un bassin d'airain, prouve tout simplement que le Macédonien était un mollasse.
Ce soir-là, il en fut pendant une heure à peu près comme il en était toujours: ni les huissiers, ni Jardine, ni Caffié ne le troublèrent; cependant, ayant eu une recherche à faire, il constata que sa mémoire ne lui obéissait point comme à l'ordinaire: elle hésitait, s'embrouillait, surtout elle avait des distractions réellement étonnantes; il la violenta et elle obéit, mais ce fut pour peu de temps: bientôt elle le trahit une seconde fois, puis une troisième, une quatrième.
Décidément il n'était pas dans un état normal et sa volonté obéissait au lieu de commander.
Il y avait un nom et une phrase qu'il se répétait de temps en temps machinalement; ce nom était celui de Caffié; cette phrase, c'était: «Rien de plus facile».
Pourquoi cette hypothèse d'étrangler Caffié, dont il n'avait parlé qu'en l'air et sans y attacher nulle importance au moment où il l'avait émise, lui revenait-elle ainsi comme une sorte d'obsession.
N'était-ce pas bizarre?
Jamais, jusqu'à ce jour, il n'avait eu l'idée qu'il pouvait étrangler un homme, si coquin que fût cet homme, et voilà qu'en causant il avait trouvé des raisons qui rendaient toute naturelle et même légitime la mort de ce coquin.
Philis, elle-même, ne l'avait-elle pas condamné?
A la vérité, elle avait ajouté que la Providence ou la Justice devait procéder à l'exécution, mais c'était le scrupule d'une conscience naïve qui s'était formée dans un milieu dont lui ne subissait pas l'influence.
Est-ce qu'il avait de ces scrupules, le vieil homme d'affaires qui, froidement, pour le seul intérêt d'un tant pour cent sur une dot, conseillait de tuer une femme par l'ivrognerie, et un enfant n'importe comment?
Avec lui on était réellement à deux le jeu et au plus fort des deux.
Comme il en arrivait à cette conclusion, il s'arrêta, se demandant s'il était fou de suivre une pareille idée; puis tout de suite, pour la chasser, il se remit au travail qui, pendant un certain temps, mais moins longuement que la première fois, l'absorba.
Puis, de nouveau, sa volonté lui échappant, il se reprit à penser à Caffié.
Il n'était que trop évident que, s'il avait réalisé l'idée d'étrangler Caffié, toutes les difficultés contre lesquelles il se débattait et qui allaient l'écraser, sinon le lendemain, au moins dans quelques jours auraient été immédiatement aplanies.
Plus d'huissiers, plus de créanciers! Quelle délivrance!
Le repos, la possibilité de passer ses concours avec un esprit tranquille que la fièvre des inquiétudes matérielles ne troublerait point: dans ces conditions, son succès était assuré, il le sentait.
Et ses expériences! il ne courait plus le danger de les voir brusquement interrompues, ses préparations n'étaient pas jetées dans la rue, ses tubes de culture n'étaient pas brisés, ses matras, ses ballons ne s'en allaient point chez le brocanteur; il continuait ses recherches, elles aboutissaient aux résultats qu'il poursuivait: pour lui, la gloire; pour l'humanité, la guérison d'une des plus terribles maladies qui la fauchent, et peut-être de deux!
Ainsi la question se posait bien simple:
D'un côté, Caffié;
De l'autre, l'humanité et la science;
Un vieux coquin, qui avait mérité vingt fois la mort, qui d'ailleurs allait mourir naturellement dans un délai prochain;
Et l'humanité, la science qui allaient profiter d'une découverte dont il serait l'auteur.
Il s'aperçut que la sueur perlait sur ses mains et lui coulait dans le cou.
Pourquoi cette défaillance? Par horreur du crime dont il admettait la possibilité? Ou par peur de voir ses expériences anéanties?
Il fallait réfléchir, se rendre compte, s'observer.
Il avait dit à Philis que les gens intelligents, avant de s'engager dans une action, en pèsent le pour et le contre.
Contre la mort de Caffié, il ne voyait rien.
Pour, au contraire, tout se réunissait.
S'il avait eu les scrupules de Philis ou les croyances de Brigard, il n'aurait eu qu'à s'arrêter.
Mais, ne les ayant pas, ne serait-il pas naïf de reculer?
Devant quoi reculerait-il? Pourquoi s'arrêterait-il?
Le remords? Mais il était convaincu que les gens intelligents n'ont pas de remords quand ils se sont décidés en connaissance de cause: c'est avant qu'ils en ont, non après; et justement il en était à cette période de l'avant.
La peur de se faire prendre? Mais les gens intelligents ne se font pas prendre. Ceux qui se perdent, ce sont ou les brutes qui vont tout droit, ou les demi-intelligents qui mettent toute leur habileté, leur finesse, à combiner une action compliquée ou romanesque dans laquelle on retrouve leur main. Lui, il était homme de science et de précision, et il ne se compromettrait ni par l'acte, ni par le sentiment: rien à craindre pendant, rien à craindre après. Caffié étranglé, ce ne serait pas sur un médecin que les soupçons se porteraient, ce serait sur une brute; quand les médecins veulent tuer quelqu'un, ils opèrent savamment par le poison ou tout autre mort scientifique; les brutes y vont brutalement; le meurtre dit la profession de l'assassin.
Quelques instants auparavant, la sueur l'inondait; ce mot le glaça.
Il se leva nerveusement et se mit à marcher à grands pas saccadés dans son cabinet. Le feu était éteint depuis longtemps déjà; au dehors les bruits de la rue avaient cessé, et dans son cerveau résonnait le mot qu'il prononçait tout bas: assassin!