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VIII

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Table des matières

En traversant les bureaux, Adolphe fut pris d’un frisson nerveux; le bruit des pas qui retentissaient dans le vide, l’ombre qui emplissait les cages grillées, la lumière extérieure qui ne pénétrait çà et là qu’en jets capricieux et tremblotants: tout se réunissait pour produire une émotion troublante dans une âme émue.

Entrée dans son cabinet, madame Daliphare alluma deux becs de gaz; le sifflement de la flamme fit taire la voix du silence, en même temps que sa clarté fit évanouir les visions mystérieuses de l’ombre.

— Nous avons besoin de voir clair, dit madame Daliphare, pour expliquer à son fils ce luxe d’éclairage, car les pièces que j’ai à te communiquer sont nombreuses.

Disant cela, elle ouvrit sa caisse particulière, celle dans laquelle le matin elle avait pris son contrat de mariage, et elle entassa sur son bureau plusieurs cartons remplis de papiers.

— C’est une sorte d’inventaire que je veux que nous fassions, dit-elle, un inventaire de notre avoir; seulement, au lieu d’appeler les notaires et les gens de loi, qui embrouillent tout, cela se fera entre nous deux.

— A quoi bon ces pièces alors? Si les choses doivent rester entre nous, les preuves à l’appui de ce que tu dis sont bien inutiles.

— Ces papiers sont utiles pour me guider d’abord et ensuite pour te mettre à même de me contrôler. Il s’agit d’affaires entre nous, et les affaires ne se font pas avec des sentiments; on compte deux fois l’argent, même celui qu’une mère vous donne. En m’écoutant, pense, si tu veux, que je suis ta mère; mais, en me répondant, traite-moi comme si j’étais ton adversaire et que mes intérêts fussent opposés aux tiens. Montre que tu es bien mon fils, même contre moi: c’est le plus grand plaisir que tu puisses me faire.

Il n’avait guère la tête aux affaires; mais il ne voulut pas peiner sa mère, sachant toute l’importance qu’elle attachait à ces discussions d’intérêts, et il fil effort pour l’écouter attentivement.

— Tu sais comment j’ai commencé la vie, dit-elle; avec rien: fille d’un brocanteur. Il y a des gens qui, parvenus à la richesse, tâchent d’oublier leur origine: moi, je me rappelle sans cesse la mienne. Cela donne de la force quand on se trouve en présence d’une difficulté ; en voyant d’où l’on est parti et le chemin qu’on a parcouru, on prend confiance en soi. Quand je me mariai, j’avais cette maison presque aussi importante qu’elle l’est maintenant, et diverses valeurs ou créances, estimées six cent mille francs. Ton père n’avait rien. Nous avons adopté le régime de la communauté, réduite aux acquêts. Je-suis donc restée propriétaire de ma maison de commerce et de mes valeurs. De plus, ton père m’a fait donation par contrat de mariage, c’est-à-dire d’une façon irrévocable, de tout ce dont il pourrait disposer au jour de son décès: tout, s’il n’avait pas d’enfants; un quart en propriété et un quart en usufruit, s’il en avait. Voici mon contrat, lis-le.

Il voulut repousser le parchemin qu’elle lui tendait, mais elle insista.

— Il faut que tu lises, dit-elle. Pendant ce temps, je rangerai dans l’ordre où je dois te les présenter ces autres pièces.

Elle vida les cartons et classa rapidement les papiers qu’ils contenaient.

— Depuis notre mariage, dit-elle, mes affaires ont heureusement prospéré ; ma fortune commencée s’est régulièrement accrue. C’est ainsi qu’elle se compose aujourd’hui de notre maison de campagne de Nogent, de nos maisons de la rue de Rivoli, de notre ferme de Louvres, de valeurs de portefeuille montant à huit cent mille francs, et de valeurs de bourse en rente française, en consolidés, en obligations de chemins de fer et en actions diverses. Tout cela est compris dans ces liasses, et, si tu veux en faire un relevé, tu trouveras un total de quatre millions trois cent mille francs. Bien entendu, je laisse en dehors les créances de la maison, les unes sont bonnes, les autres sont douteuses ou mauvaises, et tu en retrouveras le détail dans la comptabilité. Ne parlons donc que de ces quatre millions; tu sais comment et par qui ils ont été gagnés. Ton père...

Adolphe fit un geste que sa mère arrêta.

— Ne crois pas que je veuille l’accuser, ce n’est pas l’heure. Je veux dire que tu as été assez longtemps dans la maison et que tu as vu d’assez près comment les choses s’y passaient pour savoir qu’il n’a pas plus contribué à ces bénéfices que Lutzius ou tout autre employé. Ce n’est pas faire injure à sa mémoire que de dire qu’il n’était pas commerçant. Cependant, en vertu de notre contrat de mariage, il s’est trouvé propriétaire de la moitié de ces quatre millions, dont il n’avait pas gagné un sou, soit deux millions. Seulement, de ces deux millions, il faut soustraire le montant de ma donation, c’est-à-dire un quart en propriété et un quart en usufruit, soit un million. J’arrondis les chiffres, les fractions ayant peu d’importance dans ce raisonnement; c’est donc une somme de un million que ton père possédait et dont, en vertu de la loi, tu dois hériter. C’est bien cela, n’est-ce pas?

— Il me semble.

— Ce n’est pas assez, tu dois savoir. Récapitule: société d’acqùêts, en chiffres ronds, quatre millions. Pour moi deux millions; pour ton père, deux millions. Sur ces deux millions, il me revient un million: pour toi, reste donc un million.

— Cela me paraît être ainsi.

— Il en serait ainsi effectivement, si ton père s’était tenu enfermé dans la légalité. Ton père mourant, tu trouvais dans sa succession un million qui t’appartenait de par la loi: ton bien et ton droit en un mot. Moi mourant, tu trouvais dans la mienne deux millions et en plus ce que je possède en propre. Mais ton père ne s’en est pas tenu à la légalité ; il a voulu remplacer la loi par sa volonté, et il a fait un testament qu’il n’avait pas le droit de faire,

C’était avec répugnance qu’Adolphe s’était prêté à cet entretien; cette discussion d’affaires le blessait. Malgré son respect pour sa mère et l’habitude qu’il avait d’accepter tout d’elle sans défense, il se disait que le moment était vraiment mal choisi pour traiter un pareil sujet. En voyant où l’on en était arrivé, il voulut arrêter sa mère; mais celle-ci ne se laissa point imposer silence.

— Il faut aller jusqu’au bout, dit-elle, car nous avons des mesures à prendre desquelles dépend ton honneur, surtout celui de ton père. C’est là ce qui me force à parler aujourd’hui et ce qui t’oblige, toi, à m’entendre. Donc ton père a fait un testament, Oubliant qu’il avait, par la donation du contrat de mariage, épuisé la quotité disponible, il te laisse tout ce qu’il possède, à charge par toi de prélever là-dessus deux cent mille francs pour les employés de bureau malheureux.

— Pauvre père!

— Sans doute l’inspiration est généreuse; mais il ne suffit pas d’avoir des inspirations en ce monde, il faut pouvoir les réaliser, et quand on fait des générosités, les faire avec son argent et non avec celui des autres. C’est ce que ton père a oublié ; aussi ma surprise a-t-elle été grande quand M. de la Branche m’a parlé de ce testament,

— Tu ne le connaissais pas?

— C’est par M. de la Branche que j’en ai appris ce matin l’existence et le contenu; si j’avais soupçonné les intentions de ton père, je ne l’aurais pas laissé les exécuter si mal.

— En réalité, il ne s’agit que de deux cent mille francs qui seraient prélevés sur ma part.

— Ton père n’avait pas le droit de t’imposer ce prélèvement, car la part, comme tu dis très-bien, ne lui appartenait pas, il n’en pouvait pas disposer. Ce n’est pas lui qui te la donne, c’est la loi. La loi m’avait pris une portion de ma fortune, gagnée par moi, par moi seule, tu le sais bien, et elle l’avait attribuée à mon mari; mais elle ne lui en avait pas accordé la disposition, elle te l’avait réservée. C’est donc avec un argent qui t’appartenait que ton père a voulu faire une générosité, et c’est là ce qui rend son testament nul.

Depuis qu’elle avait abordé la question du testament, madame Daliphare n’avait pas quitté son fils des yeux, et, sur ce visage qu’elle connaissait si bien, elle avait suivi pas à pas l’effet de ses paroles. Elle comprit que le moment décisif était arrivé, et que pour faire réussir le plan qu’elle avait combiné, il fallait qu’elle ne laissât pas à Adolphe le temps de réfléchir.

— Nous opposer à la volonté de ton père, dit-elle en continuant vivement, si peu juste que soit cette volonté, est chose grave. Sans doute la loi nous donne le droit de contester ce testament, qui ne tiendrait pas une minute en justice. Mais au-dessus de la loi et du droit il y a l’équité et la morale, et nous devons nous demander s’il nous est permis à nous, que notre fortune place à la tête du commerce parisien, de contester en justice une libéralité telle que celle de ton père.

Ces paroles étaient textuellement celles qui avaient valu à M. de la Branche l’algarade du matin; mais madame Daliphare, les trouvant utiles au but qu’elle poursuivait, ne se faisait aucun scrupule de les emprunter au notaire pour se les approprier.

Elle reprit.

— Il faut donc que cette libéralité reçoive son effet. Pour cela, qu’avons-nous à faire? J’ai réfléchi à cette question toute la journée, et voici ce que j’ai trouvé. D’où vient la part de fortune dont la mort de ton père t’investit aujourd’hui? De moi, n’est-ce pas? Qui a gagné cette fortune? Moi. A qui appartient-elle, je ne dis pas légalement, mais moralement? A moi aussi, n’est-ce pas? Eh bien! il faut qu’il en soit du legs de deux cent mille francs comme il en est de ta part: puisque l’une vient de moi, l’autre en viendra aussi, c’est tout simple.

Sans rien répondre, Adolphe se leva vivement et, venant à sa mère, il la serra dans ses bras en l’embrassant avec des larmes.

— Il faut reconnaître, dit-elle après le premier moment d’effusion, qu’il y a quelque chose de mauvais dans ce moyen, et que la véritable intention de ton père n’est point exécutée. En effet, qu’a-t-il voulu? D’abord te faire un don, ensuite en faire un aux employés de bureau; de telle sorte que les uns et les autres, toi et eux, vous tinssiez ce double don de sa générosité. Malheureusement ce n’est point ainsi que les choses peuvent s’arranger dans la réalité : tu tiens ta part d’héritage de la loi, et les employés tiendront leur deux cent mille francs de moi. Mais, en fin de compte, le résultat matériel sera le même et c’est tout ce que nous pouvons.

— C’est-à-dire que tu me donnes deux cent mille francs.

— Eh bien! porte-les à mon avoir si tu veux m’en garder reconnaissance; mais alors ne ferme pas ton livre tout de suite, car nos arrangements ne sont pas finis, et tu auras encore quelque chose à écrire si tu acceptes ce que j’ai à te proposer. Mon intention n’est pas que tu retournes à Amsterdam ou ailleurs, elle est que tu restes à Paris. Cala te convient-il?

— Ah! mère...

— Ne montre pas trop d’enthousiasme, car je penserais que les raisons qui ont déterminé tes voyages existent encore, et cela m’épouvanterait. Je veux croire, au contraire, qu’une année d’absence t’a donné l’oubli et la sagesse. S’il en est ainsi, je te demande d’être mon associé, et je t’offre la moitié de ma maison; nous partagerons désormais le travail, l’autorité et les bénéfices; nous serons Veuve Daliphare et fils. Qu’en dis-tu?

Elle vint à lui et le regarda longuement dans les yeux. Elle n’ajouta pas un mot à ce qu’elle avait dit; mais son regard parla pour elle, soulignant d’une façon précise les deux termes contraires de sa proposition: l’engagement qu’elle demandait et l’offre qu’elle faisait.

— Acceptes-tu? dit-elle enfin, lorsqu’elle fut certaine d’avoir été comprise.

— Je voudrais te répondre par un mot qui te dît combien je suis ému de ta bonté.

— Alors ne me réponds rien, et pour ce soir restons-en là ; il est tard, ta nuit a été mauvaise.

— Je voudrais...

— Non, mon enfant; la sœur et moi, c’est assez. Tu es brisé de fatigue. La journée de demain te sera cruelle; celle d’après-demain le sera plus encore. Je te demande, je te prie de prendre un peu de repos.

Elle voulut le conduire à sa chambre; puis, lorsqu’il fut au lit, elle revint pour arranger son oreiller comme au temps de son enfance.

— Je ne veux pas que tu te lèves, dit-elle, en l’embrassant, et pour être bien certaine que tu ne me désobéiras pas, je t’enferme et j’emporte la clef. Demain matin je viendrai t’ouvrir.

Quelqu’un qui l’eût vue rentrer dans son appartement n’eût pas reconnu la femme qui pendant toute la journée avait tourné sur elle-même dans le salon, anxieuse et sombre; elle était transfigurée.

Enfin ses désirs étaient exaucés, son ambition était satisfaite: l’associée de son fils, leurs deux noms réunis!

Il n’oublierait jamais qu’il lui devait tout, et désormais il ne vivrait que par elle et pour elle.

Le mariage de Juliette

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