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VI

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Le notaire parti, madame Daliphare se mit à marcher dans le salon, allant et venant, tournant sur elle-même, sans avoir conscience de ce qu’elle faisait.

Ainsi ce testament dont elle soupçonnait vaguement l’existence, mais sans y croire précisément, était un fait réel.

Bien souvent, il est vrai, M. Daliphare avait dit qu’il laisserait sa fortune aux employés de bureau malheureux; mais elle n’avait jamais attaché grande importance à ces paroles, prononcées non dans l’intimité sérieuse, mais entre amis, le soir, après un bon dîner, à l’heure où, digérant des truffes, on veut que tout le monde soit heureux et que ceux qui n’ont pas de pain mangent de la brioche. Pour elle ce n’étaient là que les forfanteries d’un homme qui, n’ayant pas de volonté, se rattrapait en projets.

Elle s’était trompée, sottement trompée: ce n’étaient point des forfanteries, c’étaient des menaces. Quand il parlait ainsi, il savait ce qu’il disait, ce qu’il voulait; et ce qu’il disait, il l’avait réalisé. Quelle fourberie!

Comment aurait-elle cru que cet homme débonnaire machinait en silence un plan si habile, lui qu’elle avait élevé jusqu’à elle, qu’elle avait enrichi?

Elle sortit du salon et entra dans la chambre mortuaire. Il était étendu sur son lit; son visage avait été lavé, ses cheveux avaient été peignés, ses yeux avaient été clos. Sur cette face naguère vaine et vide, la mort avait imprimé un caractère de beauté sévère.

A l’entrée de madame Daliphare, la religieuse, qui était en prières au pied du lit, s’était levée. Mais madame Daliphare ne tourna pas les yeux de son côté, et pendant assez longtemps elle resta debout, immobile, absorbée dans une sombre méditation, regardant cet homme dont elle avait porté, dont elle porterait toujours le nom, son mari.

La voyant ainsi, la sœur s’approcha d’elle doucement, à pas glissés; puis, d’une voix compatissante:

— Ne vous laissez pas aller à la douleur, madame; pensez à Dieu et à notre sainte religion, si pleine de consolations pour les affligés,

Madame Daliphare la regarda comme si elle n’avait pas compris; puis, sans répondre, elle sortit de la chambre, laissant la sœur interdite, effrayée.

Que lui parlait-on de consolations! La seule consolation qu’elle pût trouver, c’était l’annulation de ce testament, et ce n’est pas la religion qui annule les testaments, c’est la justice. Il faudrait plaider.

Alors le souvenir des paroles du notaire lui revenait et l’exaspérait. Il faudrait qu’elle se mît en opposition avec son fils; il faudrait que les gens de loi, les tribunaux, le public connussent sa fortune et ses affaires. On viendrait mettre le nez dans ses livres, on estimerait son avoir en immeubles, en créances, en valeurs financières, rentes, actions, obligations au porteur ou nominatives, on ferait un total de tout cela, et tout le monde connaîtrait ce total, alors qu’elle avait passé sa vie à vouloir le cacher et l’embrouiller.

Les idées qui s’agitaient dans son esprit étaient complexes autant que confuses; un moment elle regretta presque d’avoir si lestement congédié M. de la Branche. Elle eût voulu en ces circonstances avoir près d’elle un homme habile dans la science du droit, qui pût répondre aux questions qu’elle se posait sans les résoudre; un dictionnaire vivant qu’elle pût feuilleter. Mais ce notaire mêlait la morale à la loi, c’était un sot qu’on ne pouvait pas consulter sûrement; il aurait fallu discuter avec lui, el elle avait vraiment bien la tête à discuter! A chaque objection, elle aurait répondu sous l’empire de l’obsession qui la tourmentait, et elle se serait livrée.

Décidément elle avait bien fait de se débarrasser de ce témoin dangereux; c’était seule qu’elle devait examiner sa situation et prendre son parti.

On peut très-bien connaître les affaires commerciales et ne rien entendre à la loi: c’était là le cas de madame Daliphare. Elle descendit dans son bureau particulier pour consulter le code. M. de la Branche avait parlé de l’article 1094; elle voulait voir ce que disait cet article.

Mais le code ne se lit pas sans préparation et il ne livre pas ses secrets à ceux qui croient qu’on n’a qu’à le feuilleter pour le comprendre. L’article 1094 la renvoya aux articles 913 et 914, et ceux-ci la renvoyèrent à une vingtaine d’autres articles: le chaos. Elle les lut, les relut, les compara les uns aux autres, et la confusion qui se faisait dans son esprit troublé s’en augmenta chaque fois davantage.

Alors elle pensa à consulter son contrat de mariage. Il était enfermé dans une caisse dont elle seule avait la clef, la caisse qui renfermait ses papiers personnels, ses titres de propriété, ses actions et ses valeurs. Elle n’eut pas longtemps à chercher, car ces papiers étaient classés avec ordre; au moment d’ouvrir ce contrat elle s’arrêta.

Ce que n’avait pu faire la vue de ce malheureux étendu sur son lit, cette liasse de parchemins, reliés par des faveurs de soie blanche jaunies, le fit; elle fut émue, et le souvenir de sa jeunesse lui revint vivace et puissant, comme si elle eût touché un sachet dans lequel il eût été enfermé.

Brusquement elle remonta dans le passé et se retrouva au jour où elle avait signé ce contrat. C’était un soir de mai: elle avait travaillé jusqu’à six heures, puis tous deux ils étaient partis pour aller chez le notaire: En chemin, elle lui avait expliqué les conditions de ce contrat, qu’elle avait fait rédiger d’après ses instructions; mais il ne l’écoutait pas, et à tous les grands mots de société, d’acquêts, de donations, il répondait par un seul mot, toujours le même, doux alors à entendre: «Je vous aime.» Il avait écouté la lecture de l’acte sans entendre, la regardant; il avait signé sans comprendre, le cœur troublé. Puis, au lieu de rentrer en sortant de chez le notaire, ils avaient pris une voiture et ils avaient été se promener dans le bois de Vincennes; ils étaient descendus aux Minimes, et à pied, la main dans la main, ils avaient marché droit devant eux dans une longue allée qui ne finissait pas. Le chèvrefeuille en fleur embaumait l’air, le rossignol chantait. La belle soirée, l’heureuse nuit! Son cœur en avait gardé le souvenir, et même elle se rappelait les paroles qu’il lui disait: il l’aimait, ils seraient heureux.

Heureux, ils n’avaient guère eu le temps de l’être, occupés qu’ils avaient été, entraînés par le souci de s’enrichir. Mais cependant, avec cette soirée passée dans le bois, elle se rappelait aussi le jour où Adolphe été né : il avait pris l’enfant et l’avait embrassé en pleurant de joie.

Que de choses, que de souvenirs dans ces feuilles de parchemin! Mais l’émotion qui l’avait saisie au cœur ne la retint pas longtemps absorbée. Ce n’était pas du passé qu’il s’agissait en ce moment, c’était d’aujourd’hui, c’était de demain; ce n’était pas d’amitié ou de tendresse, c’était d’argent.

L’argent cependant, elle l’eût sacrifié s’il avait été seul en question; et, quoi qu’il lui en coûtât, elle eût abandonné ces deux cent mille francs plutôt que de contester ce testament. Mais dans ce testament il y avait autre chose que ce legs de deux cent mille francs, et c’était cette autre chose qui par-dessus tout l’exaspérait.

Madame Daliphare n’était point de ces femmes sensibles qui perdent la tète à l’approche d’un malheur. Lorsque le médecin lui avait annoncé qu’il n’y avait plus d’espoir de sauver son mari, elle ne s’était point abandonnée à une de ces douleurs qui enlèvent la faculté de raisonner. Tout en veillant son malade, et il faut dire qu’elle y avait mis un grand zèle, elle avait examiné la situation financière que cette mort lui faisait, et elle avait trouvé que son fils allait hériter, du chef de son père, du quart à peu près de leur fortune. Sans doute il lui paraissait injuste que son mari, qui n’avait jamais accru cette fortune, en possédât une partie quelconque, mais enfin c’était là une nécessité légale. En vertu de la loi, son fils héritait de son père. C’était bien. C’était la loi qui lui donnait cette part de fortune, ce n’était pas son père: il ne devait pas de reconnaissance à celui-ci.

Mais le testament changeait tout cela. Ce n’était plus la loi qui investissait le fils d’un droit, c’était le père lui-même qui donnait à son fils; et cela elle ne pouvait pas le souffrir.

Ce qui la révoltait, ce n’était pas qu’une partie de sa fortune passât aux mains de son fils, c’était qu’elle y passât comme don fait par un autre que par elle;

Après avoir pendant vingt ans effacé ce père de famille si complétement qu’il n’avait jamais eu le droit de donner un louis à son fils au jour de l’an, elle ne pouvait admettre l’idée qu’il eût profité de sa mort pour sortir de la position infime dans laquelle elle l’avait maintenu.

Lui, faire un testament, manifester une volonté, disposer de quelque chose! Mais alors son fils ne tiendrait donc plus tout d’elle?

Il fallait que ce testament fût annulé, et si le legs en faveur des employés de bureau devait être exécuté, ce qu’elle ignorait, ce serait elle qui donnerait les deux cent mille francs. C’était un gros chiffre, mais qui diminuerait singulièrement d’importance si c’était à elle et non à un autre qu’on faisait remonter la reconnaissance pour cette libéralité.

A ce moment on vint la prévenir que «M. Ferdinand » demandait à la voir.

Ce «M. Ferdinand» était le frère de son mari, mais un frère malheureux qui, n’ayant pas eu comme son aîné la chance d’épouser une femme riche, était toujours resté dans une situation précaire. Aujourd’hui expéditionnaire chez un notaire, demain courtier d’assurances, pour le moment il s’occupait d’affaires de bourse; mais jusqu’à présent ses spéculations ne lui avaient pas permis de remplacer encore sur son dos les vieux habits que son frère aîné lui donnait quand madame Daliphare les trouvait suffisamment usés.

Quand madame Daliphare entra dans le salon, M. Ferdinand sortait de la chambre mortuaire, des larmes roulaient sur ses joues pâles. Il vint au-devant de sa belle-sœur, et lui tendant la main:

— Pauvre Benoît, dit-il, la voix tremblante; j’aurais voulu le voir une dernière fois et l’embrasser. Nous avons passé notre enfance ensemble, ma sœur, et je vous assure qu’il était bien bon pour tous, pour notre mère, pour moi; j’aurais voulu le voir.

— Il ne vous a point demandé, répliqua sèchement madame Daliphare, et même je regrette de vous dire qu’il vous a oublié dans son testament, car il a fait un testament par lequel il lègue deux cent mille francs aux employés de bureau malheureux.

— Bon Benoît, je le reconnais là.

— Avant de penser aux étrangers, il aurait pu penser à sa famille.

— Il n’aurait pas osé.

— Comment, pas osé, pourquoi? Croyez-vous que j’aurais trouvé mal qu’il laissât quelque chose à sa famille? tandis que je n’accepterai pas ce testament, fait contrairement à mes droits.

— Adolphe hérite de son père.

— Voulez-vous dire qu’Adolphe fera ce que je n’aurais pas fait?

— Je ne veux rien dire, ma sœur, en ce moment surtout. J’étais venu vous voir pour... vous voir, et aussi pour me mettre à votre disposition, si je puis vous être utile à quelque chose. C’est si triste la mort, et cela entraîne à tant d’embarras douloureux; si je peux vous en épargner quelques-uns, usez de moi. Est-ce qu’Adolphe n’est pas prévenu?

— Je l’attends d’un moment à l’autre.

— Eh bien! épargnez-lui les formalités que je peux remplir aussi bien que lui. Il aimait son père, le pauvre garçon; quand il arrivera, qu’il puisse le pleurer avec vous sans être dérangé.

Madame Daliphare réfléchit un moment, puis relevant la tête:

— Je vous remercie, dit-elle, et j’accepte votre aide. Allez donc à la mairie, je vous prie, à l’église, aux pompes funèbres. N’épargnez rien; ordonnez tout largement, généreusement. Je veux que le nom que porte mon fils soit honoré.

Le mariage de Juliette

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