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IV

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L’entrée bruyante du commis dans la caisse avait attiré l’attention de tous les employés. On savait qu’il descendait du second étage, et son air effaré annonçait une catastrophe.

Chacun se leva et accourut vers le bureau de Lutzius.

Deux commis qui étaient à ce moment même occupés à peser des matières d’or, abandonnèrent leurs balances pour venir savoir ce qui se passait.

Les personnes qui étaient devant leurs guichets, en voyant cette disparition inexplicable, restèrent ébahies: l’une était une femme du peuple, qui tenait un enfant au maillot dans ses bras, l’autre était une femme élégante et distinguée.

— Eh bien! s’écrièrent les deux commis en arrivant dans la caisse.

— Le patron est mort, répond doucement Pommeau; Flavien le sait par Françoise: c’est certain.

— Messieurs, dit Lutzius, retournez donc à vos places; ce que vous faites là est inconvenant.

Sans répliquer, les deux curieux revinrent à leurs comptoirs.

— Est-ce que vous n’allez pas me payer mon anneau? demanda la femme à l’enfant, qui avait entendu la réponse de Pommeau; je ne pourrais pas attendre.

— Si... 2 grammes d’or à 2 fr. 80 le gramme, cela fait 5 fr. 60. Où demeurez-vous?

— Rue du Chevaleret.

— Derrière la gare d’Orléans!... Et vous venez jusqu’ici pour vendre deux grammes d’or?

— On m’a dit que vous m’achèteriez plus cher que les bijoutiers.

— Avez-vous des papiers?

— Non.

— Alors on va aller avec vous; on vous payera à domicile.

— Croyez-vous donc que j’ai volé cet anneau? c’est celui de mon mariage.

Pendant ce temps on pesait le lot de la femme élégante: chaînes, bagues d’où l’on retirait les pierres, montres d’où l’on retirait le mouvement, et on lui donnait un bon à toucher de 5400 fr.

Les deux femmes parties, comme il ne se trouvait pas d’autres vendeurs dans le bureau, les commis revinrent promptement à la caisse où tout le monde était réuni, discutant sur l’événement qui venait d’arriver.

— Il est certain qu’on va fermer la maison, disait l’un d’eux.

— Il est huit heures et demie, dit Pommeau en regardant à sa montre, si l’on fermait tout de suite, je pourrais prendre le train de neuf heures cinq minutes; je serais à dix heures dans mon jardin.

— Ce pauvre monsieur Daliphare! Qui nous aurait dit il y a quinze jours qu’il en viendrait là ?

— Et si vite.

— Ce n’était pas un homme solide, il était soufflé.

— C’est vraiment malheureux quand on a la fortune, mourir avant d’en avoir joui.

— Certainement c’est très-malheureux, continua Pommeau, seulement, si on ne ferme pas tout de suite, je manquerai le train de neuf heures, je ne pourrai prendre que celui de dix heures. J’arriverai à onze heures: le soleil sera trop chaud, ce sera une journée perdue.

Puis s’adressant au caissier:

— Croyez-vous qu’il ne serait pas à propos de faire demander à «Madame» si l’on ne doit pas fermer?

— Madame n’est pas femme à perdre la tête.

— On peut oublier; dans le trouble, le chagrin, l’émotion...

— Elle n’oublie rien. Si elle trouve bon de fermer les bureaux, elle nous le fera dire; jusque-là, attendons et gardons nos places. Nous avons l’air d’écoliers échappés; véritablement ce n’est pas convenable.

Alors on se mit à parler de convenances, de respect humain, d’usages. Et l’on fut unanime à dire que les convenances et le respect humain exigeaient la fermeture immédiate des bureaux.

Quand il y a un mort dans une maison, l’usage veut qu’on ferme les portes. «Fermé pour cause de décès», c’est obligé.

Pommeau n’était pas seul à avoir des raisons personnelles pour partir immédiatement. Chacun avait «sa salade à planter». L’un venait de se souvenir qu’il n’avait pas vu depuis longtemps sa mère, qui demeurait aux environs de Beauvais: la mort de M. Daliphare lui offrait une occasion favorable pour entreprendre ce voyage. L’autre avait des copies de pièces à faire pour un avoué : elles étaient pressées et il devait passer dans ce travail ses deux nuits du samedi et du dimanche. S’il pouvait rentrer tout de suite chez lui, il pourrait s’acquitter tranquillement de sa besogne et dormir dans son lit. Flavien, le plus jeune des c6mmis, qui n’avait que dix-sept ans, comptait et recomptait sa bourse: il y trouvait quatorze francs, et il interrogeait ses camarades pour savoir si avec sept francs il pourrait passer la journée du dimanche au Havre, parce qu’alors il prendrait le train de plaisir du soir. Sept francs de chemin de fer et sept francs de dépenses diverses pour se nourrir et s’amuser, cela employait son capital. Il n’avait jamais vu la mer, quelle fête! et les phares, et les navires d’émigrants, et les barques de pêche, et la marée basse avec ses coquillages sur la grève, et le soleil, et les étoiles! Flavien était poëte; au moins il s’essayait à faire des vers qu’un imprimeur du quartier lui avait promis d’éditer à cent cinquante exemplaires en échange de l’obtention des fournitures d’imprimés pour la maison Daliphare.

Pour que tout cela pût se réaliser, il fallait que les bureaux fussent immédiatement fermés et que l’enterrement se fît le lundi.

N’aurait-il pas lieu le dimanche?

Grave question qu’on discutait sans pouvoir se mettre d’accord, tant les raisons étaient solides de l’un et l’autre côté.

Monsieur Daliphare étant mort le samedi matin, on pouvait très-bien l’enterrer le dimanche dansl’après-midi. — Alors on n’avait pas de messe. — Sans doute, mais l’inconvénient de n’avoir pas de messe ne serait-il pas compensé, aux yeux de madame Daliphare, par l’avantage d’ouvrir les bureaux dès le lundi matin? elle n’aimait pas à perdre du temps. — Non, mais d’un autre côté elle n’aimait pas non plus à blesser les convenances: elle voudrait un bel enterrement, une grande messe et tout ce qui s’ensuit. — Elle aimerait mieux gagner de l’argent dans ses bureaux que d’en dépenser à l’église. — L’enterrement se ferait le lundi, il se ferait le dimanche; on fermerait tout de suite, on ne fermerait pas.

Les discussions allaient ainsi: Pommeau interrogeait sa montre de minute en minute, Flavien cherchait dans le Bottin des restaurants à bon marché au Havre, lorsque tout à coup on entendit des craquements et des bruits de pas au haut d’un petit escalier tournant qui du second étage descendait à la caisse. Construit en ces derniers temps, ce petit escalier servait à faire communiquer les appartements particuliers avec les bureaux du premier étage et du rez-de-chaussée, et il permettait à madame Daliphare de surveiller facilement tout ce qui se passait dans la maison.

En entendant ce bruit bien connu, chacun regagna sa place en toute hâte et prit son air affairé ; Lutzius lui-même ouvrit rapidement son journal de caisse, et, une plume à la main, se mit à suivre des colonnes de chiffres.

Une petite femme sèche et nerveuse descendit l’escalier. C’était madame Daliphare: cinquante ans, la mine et la vivacité d’une souris, la figure pâle, ne disant rien, mais cachant beaucoup de choses; à la ceinture, se détachant, sur une robe de grenadine noire, un trousseau de clefs polies par l’usage.

En l’entendant marcher dans sa caisse, Lutzius se retourna vivement; l’expression de son visage était habilement composée, elle voulait montrer une profonde douleur et en même temps une respectueuse discrétion; il s’inclina, puis relevant la tête il s’apprêtait à parler, lorsque madame Daliphare, lui imposant silence d’un geste sec, s’avança vers la porte grillée qui de la caisse communique avec les bureaux.

— Monsieur Pommeau, dit-elle.

Puis, sans attendre, elle revint sur ses pas, et prenant une clef à son trousseau elle ouvrit une porte qui se trouvait à l’extrémité opposée, celle de son cabinet particulier.

Pommeau en entrant la trouva assise devant son bureau parcourant une liasse de papiers.

— Monsieur Pommeau, dit-elle d’une voix nette et sans lever les yeux sur son employé, vous vous rendrez à trois heures à la gare d’Orléans, et vous prendrez votre billet pour Foix. Vous emporterez avec vous le livre sur lequel vous avez inscrit l’achat que vous avez fait à Salomon de 3 kilogrammes 540 grammes d’or. Il s’agit de donner des explications au jury dans une affaire où Salomon est inculpé comme recéleur. Vous produirez votre livre et vous direz comment vous avez fait cet achat à Salomon, avec qui nous étions depuis longtemps en relation comme faisant métier d’acheter du galon.

— Mais, madame...

— C’est vous qui avez fait cette affaire, personne mieux que vous ne peut l’expliquer avec sincérité à la justice: il importe que de vos explications résulte pour tout le monde, même pour les ignorants, la parfaite honorabilité de ma maison. Il sera bon qu’en quelques mots vous indiquiez comment nous traitons avec les brocanteurs et les précautions dont nous nous entourons.

Elle regarda l’heure à la pendule qui était sur la cheminée:

— Il est neuf heures dix minutes; vous avez tout le temps de prendre le train de dix heures, d’aller chez vous, de faire votre valise, et d’être revenu à la gare d’Orléans pour trois heures. Vous arriverez à Foix dimanche soir, c’est-à-dire à temps pour l’audience qui ouvre lundi. De Paris à Foix le prix en deuxième classe est de 91 fr. 30; à Foix, vous logerez à l’hôtel des Balances, vous y serez bien traité pour cinq francs par jour. L’affaire durera au plus trois jours, mettons-en quatre pour compter largement. Quatre jours d’hôtel à cinq francs font vingt francs; en les ajoutant à 182 fr. 60 de voyage, nous trouvons 202 fr. 60. Voici un bon de pareille somme sur la caisse: faites-vous-la avancer, vous en rendrez compte à votre retour. En vous en allant, passez par la rue Saint-Antoine, chez M. de la Branche, notaire; voyez-le en personne et dites-lui que je le prie de venir me parler aussitôt que possible; vous ajouterez que M. Daliphare vient de mourir.

Pommeau avait bien des choses à répliquer, mais on ne répondait jamais rien à madame Daliphare. Après un moment d’hésitation, il sortit la tête basse. Partir pour Foix! et ses salades! hélas!

Alors elle appela Lutzius, et celui-ci s’avança vivement, courbé en deux, les mains tendues, dans l’attitude d’un homme qui va prononcer quelques paroles bien senties; mais elle lui ferma la bouche.

— J’ai eu le malheur de perdre M. Daliphare, dit-elle. Vous allez faire fermer la maison, el vous préviendrez ces messieurs que l’enterrement est pour lundi; on leur fera connaître l’heure. La caisse seule restera ouverte. C’est demain le 15: vous payerez les effets qui vous seront présentés aujourd’hui et dont le montant s’élève à 31 450 fr., que voici.

— Madame, s’écria Lutzius, il faut que je vous témoigne toute...

— C’est bien, interrompit-elle: je sais l’intérêt que vous portez à ma maison. Je vous remercie.

Sans en écouter plus long, elle ferma la porte de son cabinet et remonta le petit escalier; mais, au lieu de rentrer dans son appartement, elle se dirigea vers la cuisine. Une vieille servante, accoudée sur la table, le visage caché dans son tablier de grosse toile grise, pleurait en soupirant. En entendant sa maîtresse elle se releva vivement et s’essuya les yeux.

— Françoise, dit madame Daliphare, j’attends mon fils d’un moment à l’autre. Il faut lui préparer des choses qui le forcent à manger, ce qu’il aime. Vous lui ferez des plats sucrés, des crèmes. Venez à l’office que je vous donne du sucre.

Passant la première, elle entra dans l’office et ouvrit la porte d’une grande armoire avec une clef qu’elle prit à son trousseau. Ayant compté trente-cinq morceaux de sucre, elle les mit dans une assiette; puis prenant deux bougies dans une petite caisse:

— Vous ferez la chambre de mon fils et à fond; voilà des bougies.

— Deux? s’écria la servante.

— Deux. Maintenant c’est M. Adolphe qui est le maître de la maison.

Le mariage de Juliette

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