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V
ОглавлениеMadame Daliphare n’était pas ce qu’on appelle «femme de ménage» ; elle ne savait pas plus prendre un plumeau pour épousseter un meuble ou un torchon de laine pour le frotter, qu’elle ne savait draper les rideaux d’une fenêtre, disposer les bibelots d’une étagère ou arranger avec goût les fleurs d’une jardinière. Où eût-elle appris cette science de la maîtresse de maison?
Ce n’était pas à l’époque où jeune fille elle travaillait du matin au soir dans la boutique de la rue des Quatre-Fils; ce n’était pas davantage pendant ses premières années de mariage: elle n’avait pas connu les joies de la jeune mariée, qui dispose sa maison au goût de celui qu’elle aime; et, le lendemain de son jour de noces, elle était descendue à son bureau à huit heures du matin, comme à l’ordinaire, et elle y était restée jusqu’à sept heures du soir,
Femme de commerce elle avait été toute sa vie et rien que femme de commerce.
Si elle avait toujours soigneusement fermé ses armoires et donné par compte le sucre, la bougie et tout ce qui se consomme journellement, c’était bien plus en femme de commerce qu’elle avait agi qu’en femme de ménage. Elle tenait à savoir comment avaient été distribués les trente-cinq morceaux qui composaient la livre de sucre qu’elle recevait de l’épicier: c’était pour elle affaire de recette et de dépense, et, pour qu’elle fût tranquille, il fallait qu’il y eût balance entre les entrées et les sorties; seulement ces trente-cinq morceaux de sucre avaient-ils passé dans les entremets qui lui avaient été servis ou bien dans le café de la cuisinière et de ses connaissances? Elle n’était pas en état de s’en apercevoir.
Malgré cette incapacité dans les choses du ménage, elle voulut surveiller elle-même l’arrangement de l’appartement de son fils.
En pénétrant pour la première fois dans cet appartement, composé d’un petit salon et d’une chambre qui avaient une entrée particulière sur l’escalier, on se demandait chez qui l’on était: un bourgeois ou artiste amateur?
Le bourgeois, on le trouvait dans les meubles en palissandre, les glaces, les torchères en bronze doré, les tapis d’Aubusson les portières et les rideaux en velours, la bibliothèque vitrée ne renfermant que des livres reliés.
L’artiste, on le devinait dans un certain agencement original, dans quelques bronzes vraiment beaux, surtout dans les gravures et les tableaux qui décoraient les murs. Mais il y avait cela de particulier dans ces tableaux, que les noms des maîtres contemporains qui les avaient signés révélaient un étrange éclectisme dans le goût de leur propriétaire; ainsi un Leys avait pour pendant un Corot, un Diaz était entre un Gérôme et un Millet, un Flandrin faisait face à un Daubigny.
Au milieu de ces toiles signées de noms plus ou moins célèbres, s’en détachait une signée d’un nom inconnu, Juliette Nélis. Elle était cependant à la place d’honneur et en pleine lumière. C’était un petit tableau plus haut que large, représentant une jeune fille qui, par une matinée de printemps, se promenait dans l’allée d’un bois en tenant une lettre à la main; des traits aimables, des yeux doux et sensibles, un sourire ingénu, donnaient un charme pénétrant à cette figure, dont l’exécution était agréable et délicate. Ce n’était point de la grande peinture, mais c’était quelque chose de joli et de distingué.
Bien que celui qui occupait cet appartement fût absent depuis près d’une année, rien ne trahissait l’abandon dans ces deux pièces; il était visible au contraire qu’elles avaient été soigneusement entretenues: point de poussière sur le tapis, la basane du bureau brillante, de l’encre plein l’encrier. Cependant madame Daliphare voulut que, comme elle l’avait dit, le ménage fût fait à fond, et, pendant que la domestique balayait et frottait, elle plia elle-même les housses des meubles.
Elle était depuis longtemps déjà plongée dans ces occupations, lorsqu’on vint l’avertir que M. de la Branche était arrivé et qu’il l’attendait au salon.
Elle s’y rendit aussitôt. A son entrée, le notaire s’inclina, et ce fut la tête basse qu’il lui dit d’une voix émue qu’il venait se mettre à sa disposition.
C’était un homme jeune encore, qui se donnait beaucoup de peine pour prendre l’attitude sérieuse qu’exigeaient quelquefois ses fonctions. Parfait dans les contrats de mariage, il laissait à désirer dans les inventaires et les testaments; ce n’était point l’intelligence ou la capacité qui manquait, c’était la tenue. Son beau-père, auquel il avait succédé et qui, lui, était le notaire grave par excellence, avait essayé d’imprimer un caractère sévère à la physionomie de son gendre: il n’avait point réussi. Pendant un an il avait même retardé le mariage de sa fille et la transmission de sa charge; mais les résultats obtenus n’avaient été que médiocres: la majesté et la gravité n’allaient ni à ces yeux souriants, ni à cette mine chafouine, ni à ce teint fleuri.
Dans les circonstances présentes, il avait fait évidemment le possible pour se donner la tenue que l’événement exigeait; pendant le moment où il était resté seul dans le salon, il avait tâché de se faire une tête, suivant le mot des comédiens: il avait aplati ses favoris frisants, collé ses cheveux sur son front, relevé les coins de sa cravate empesée. Mais, à l’arrivée de madame Daliphare, ne se sentant pas sûr de lui, il n’avait point osé affronter le regard de la veuve.
De la main elle lui indiqua un siège, et elle s’assit vis-à-vis de lui.
Il voulut lui adresser un petit discours de condoléance; mais, à la première phrase, qui était longue, il est vrai, et menaçait de ne pas finir, elle l’interrompit.
— Je vous ai fait prier de venir, dit-elle, pour vous consulter au sujet de la mort de mon pauvre mari. Il avait pleine confiance en vous, et, s’il a pris des dispositions dernières, il vous a assurément consulté.
— Ce sont ces dispositions dernières qui m’ont empêché de venir aussitôt que vous m’avez fait appeler, répliqua le notaire en levant la tête; car, lorsqu’il n’était plus question que d’affaires, il retrouvait tous ses moyens. Lorsque j’ai appris la mort de ce cher M. Daliphare, mort trop prévue, hélas! j’ai eu certaines formalités à remplir, et, pensant que vous voudriez savoir sans doute quelle était votre situation, je me suis empressé d’accomplir les formalités que la loi nous impose au sujet des testaments, afin de pouvoir me mettre pleinement à votre disposition.
— Ainsi M. Daliphare a fait un testament?
— Oui, madame.
— Je voudrais le connaître.
— Il est des plus simples: M. Daliphare institue son fils, M. Adolphe, légataire universel, à charge par celui-ci d’abandonner un capital de deux cent mille francs pour entretenir à Sainte-Périne ou dans tout autre établissement hospitalier un certain nombre d’employés de bureau incapables de travailler et par suite malheureux: cette fondation pieuse devra porter le nom du donateur.
— Et vous appelez cela une chose simple! s’écria madame Daliphare; c’est vous qui l’avez conseillée sans doute.
— Mon Dieu! non, madame, je n’ai point eu cet honneur; je ne suis pour rien dans le testament de M. Daliphare, qui a été fait avant que je fusse notaire.
— Alors c’est votre beau-père qui l’a inspiré.
— Je ne puis répondre là-dessus.
— Eh bien! mon cher monsieur, tant pis pour votre beau-père: ce testament est nul.
— Et pourquoi donc, madame, ce testament serait-il nul?
— Connaissez-vous mon contrat de mariage?
— Non, madame. Depuis que je suis dans mon étude, je n’ai point eu besoin de ce contrat; je sais seulement que vous êtes mariée sous le régime de la communauté réduite aux acquêts.
— Les donations faites par contrat de mariage sont irrévocables, n’est-ce pas?
— Parfaitement, en ce sens que le donateur ne peut plus disposer à titre gratuit des objets compris dans la donation, si ce n’est pour sommes modiques, à titre de récompense ou autrement.
— Trouvez-vous que deux cent mille francs sont une somme modique?
— Non, sans doute.
— Alors le testament de M. Daliphare est nul, comme je vous le disais, attendu que par notre contrat M. Daliphare m’a fait donation de tout ce dont il pouvait disposer. La première donation prime la seconde. Vous devez comprendre que cette donation a été la condition essentielle de notre mariage; épousant un homme qui n’avait rien, j’ai dû prendre mes précautions, et j’ai annulé d’avance la communauté d’acquêts par la donation.
— Permettez-moi, madame, de relever une certaine confusion qui paraît se faire dans votre esprit.
— Il n’y a point confusion.
— Il n’y en aurait point si M. Daliphare était décédé sans laisser d’enfant; mais, laissant un fils, la donation qu’il vous a faite se trouve réduite par l’article 1094.
— Hé, monsieur, c’est précisément là-dessus que je m’appuie pour soutenir que le testament de M. Daliphare ne peut recevoir son effet, attendu que les avantages matrimoniaux stipulés dans mon contrat ont épuisé la portion disponible.
— Ceci est la question strictement légale; mais, à côté de cette question, il y en a une plus haute, sur laquelle je voudrais appeler votre attention. Nous autres notaires, nous ne sommes pas seulement des hommes d’affaires, nous n’avons pas souci seulement de l’intérêt matériel de nos clients: nous plaçons au-dessus l’intérêt moral. Sans doute vous pouvez soutenir que M. Daliphare, ayant épuisé la quantité disponible par la donation faite dans votre contrat de mariage, ne peut plus rien donner par testament. Votre fortune évaluée, et il faudra qu’elle le soit, cette opinion a pour elle, je le reconnais, l’article 1094, qui est formel. Mais au-dessus du droit il y a l’équité et la morale. Vous est-il permis, à vous madame Daliphare, dont la fortune connue vous place à la tête du commerce parisien, vous est-il permis de contester en justice une libéralité aussi belle que celle dont il s’agit? Ne trouvez-vous pas honorable que le nom de votre mari soit inscrit au grand-livre de l’humanité par la main de votre fils?
— Monsieur de la Branche!
Le notaire était lancé, il parlait avec conviction et chaleur; cependant cette interruption fut prononcée d’un ton si sec qu’il s’arrêta:
— Madame? dit-il.
— Je vous croyais un homme intelligent: vous n’êtes qu’un sot.
Le notaire était déjà interloqué, ce mot le suffoqua, il se leva vivement.
— Comment! s’écria madame Daliphare en se levant aussi, il s’agit d’un testament nul, et vous êtes là à me parler, en faisant les beaux bras, de justice, d’équité et d’humanité ! vous trouvez qu’il est juste de me prendre deux cent mille francs dans ma poche pour les donner à des gens que je ne connais pas! A qui ces deux cent mille francs? Qui les a gagnés en travaillant du matin au soir? Celui qui les donne ou moi? S’ils m’appartiennent, vous trouverez bon que je les défende.
—Vous défendez votre argent; moi, j’ai voulu protéger votre nom: c’était mon devoir, je ne regrette pas de. l’avoir accompli. Je vous ai dit ce que je croyais juste. Maintenant, si vous ne pensez pas comme moi sur ce point, consultez votre avoué. Seulement, madame, n’oubliez pas que, si vous voulez contester le testament de votre mari, vous devrez plaider contre votre fils: deux choses fâcheuses.
— Savez-vous si mon fils voudra profiter de ce testament?
— Il se croira sans doute obligé à se conformer aux volontés de son père pour le legs de deux cent mille francs.
Madame Daliphare eut un mouvement d’impatience; puis, marchant vers la porte, elle manifesta l’intention de ne pas continuer l’entretien.
— Monsieur de la Branche, dit-elle au notaire, je ne vous en veux pas et même je vous remercie.
— Vraiment, madame, vous êtes bien bonne, répliqua le notaire avec un sourire pincé.