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II

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Le jour où ce récit commence, un vendredi soir, les employés de la maison Daliphare étaient en émoi.

Depuis huit jours monsieur Daliphare était gravement malade, et les nouvelles qui d’heure en heure étaient parvenues dans les bureaux avaient été de plus en plus mauvaises. Ces bureaux occupant tout le rez-de-chaussée et le premier étage de la maison, tandis que le second était réservé à l’habitation personnelle, les commis se trouvaient en rapports continuels avec les domestiques, et par ceux-ci ils suivaient pas à pas, pour ainsi dire, la marche de la maladie.

D’ailleurs Lutzius, le caissier, un Allemand curieux et bavard, qui était toujours aux aguets pour apprendre ce qui ne le regardait point, s’était adroitement arrangé pour rencontrer comme par hasard le médecin dans l’escalier, et avec un sourire bonhomme, l’œil mouillé, se frottant les mains, inclinant sur l’épaule son crâne rouge et poli, riant des dents et pleurant du nez, «il s’était permis de demander des nouvelles positives du patron, non par curiosité, car, grâce à Dieu, n’étant point affligé de ce défaut, il n’avait pas l’habitude de s’occuper des affaires des autres, mais par intérêt, par ce sentiment naturel qui fait qu’on prend souci de ceux qu’on aime, et quand on a été dix ans dans une maison, on s’attache, si l’on a du cœur, à ceux sous la direction desquels on a travaillé.»

Ainsi interpellé, le médecin avait secoué gravement la tète et avait répondu que maintenant un miracle seul pouvait sauver monsieur Daliphare Puis profitant de l’accablement obligé dans lequel ses paroles avaient jeté le caissier, il s’était adroitement esquivé en s’effaçant contre la rampe.

Rentré derrière son grillage, Lutzius avait envoyé chercher le chef de la fonderie, et à l’oreille il lui avait confié la communication du médecin. Puis après le chef de la fonderie il avait fait la même confidence à un autre, puis après cet autre, à un autre encore. De sorte que tous l’avaient successivement reçue, depuis le grand Mayadas, le commis chargé de la correspondance, jusqu’au petit Flavien, et, bien entendu, toujours à l’oreille, avec émotion et componction.

Cette nouvelle s’ajoutant à toutes celles qui se succédaient depuis le commencement de la semaine, avait provoqué les conversations de voisin à voisin. Puis à l’heure de la fermeture des bureaux, on s’était groupé dans la cour; on avait diagnostiqué, disputé. On s’était reconduit dans la rue. Et en fin de compte on s’était séparé chacun rentrant chez soi assez inquiet.

Pour être exact, il faut préciser ce sentiment d’inquiétude et ne pas laisser croire qu’il était inspiré chez ces employés par la crainte égoïste de se trouver du jour au lendemain sur le pavé, sans place, par suite de l’écroulement de leur maison.

Que monsieur Daliphare mourût ou ne mourût pas de la maladie dont il était atteint, la maison de la rue des Vieilles-Haudriettes n’en continuerait pas moins à être ce qu’elle était depuis trente ans. Il pouvait disparaître, la maison à laquelle il avait donné son nom, mais qu’il n’avait jamais dirigée, resterait après lui debout et solide.

Le vrai chef de cette maison n’était point en effet monsieur Daliphare, c’était madame Daliphare, ou plus justement Madame, comme disaient les employés en parlant d’elle. C’était elle, elle seule qui l’avait fondée et qui, par son travail, son intelligence, son énergie, l’avait amenée à ce degré de prospérité ; c’était elle qui, après la mort de son mari (s’il devait mourir), continuerait d’en être le patron, le maître absolu.

Fille d’un brocanteur de la rue des Quatre-Fils, mademoiselle Félicité Choichillon, à l’âge où les enfants jouent encore à la poupée, s’était associée à son père; mais au lieu de s’en tenir aux habitudes paternelles, c’est-à-dire à l’achat et à la vente de la friperie, de la ferraille et des vieilleries de toutes sortes qui forment le fonds d’un brocanteur du quartier du Temple, elle avait entrepris le commerce de l’or et de l’argent.

Elle avait alors treize ans, et, pour toute instruction, elle savait lire, sûrement et rapidement calculer de tête, et à peu près écrire, pourvu que ce ne fût pas en caractères très-fins et qu’elle eût le temps de s’appliquer.

Heureusement pour elle, la nature l’avait douée de ce que l’étude ne donne pas: une volonté qui ne connaissait ni le doute, ni la fatigue, ni le découragement, un âpre besoin de gagner, et l’intelligence, on peut même dire le génie du commerce.

Pourvu qu’il achetât sa friperie bon marché et la revendît cher, le père Choichillon était satisfait, et il ne demandait rien de plus à la vie; brocanteur il avait commencé, brocanteur il finirait. Sa fille avait d’autres idées en tête, des rêves d’enfant si l’on veut; mais qui mieux que l’enfant sait poursuivre et finalement obtenir ce qu’il désire?

En prenant dans la maison de son père la place de sa mère morte, la petite Félicité, maniant l’argent de la caisse pour la première fois, avait remarqué que ce qui donnait les plus gros bénéfices, c’étaient les vieux galons, les vieilles épaulettes, les timbales d’argent, les fourchettes cassées. Cette remarque n’avait point été perdue pour elle: en moins de six mois, la boutique de friperie avait été vendue, et le père Choichillon n’avait plus acheté que des matières d’or ou d’argent.

Il en avait coûté au vieux brocanteur de renoncer à ses habitudes. Il tenait à ses courses du matin par les rues de la ville, à son cri: Habits, galons! qui était une sorte de propriété héréditaire comme une enseigne; il tenait surtout à ses stations chez les marchands de vins. Avec une adresse toute féminine, la jeune fille n’avait point attaqué de front ces idées; mais manœuvrant avec prudence, elle les avait habilement accommodées à ses désirs. Le père Choichillon avait continué ses courses et aussi ses stations rafraîchissantes; seulement, au lieu d’accepter toutes espèces de marchandises comme autrefois, il n’avait plus acheté que celles dans lesquelles l’or ou l’argent entrait à un titre quelconque, les vieux bijoux et la vieille argenterie.

Pour Félicité, s’emparant dans la boutique de la place donnée jusque-là à la friperie et à la ferraillerie, elle y avait installé un fourneau à réverbère et des creusets en fer battu margés avec de l’argile; puis cela fait elle avait été chercher un habile ouvrier chez un affineur de la rue Aubry-le-Boucher et elle avait entrepris la fonte des métaux précieux.

Le commerce de ces métaux ne consiste pas uniquement à peser exactement les matières qu’on vous apporte et à les payer d’après la valeur connue de l’or ou de l’argent; puis, cela fait, à les fondre et à les revendre affinés aux orfévres et aux bijoutiers. Ces matières, en effet, ne sont pas pures, elles contiennent un alliage variable. En France, le titre de ces alliages a été légalement fixé : pour les monnaies d’argent, il est de 900/1000es; pour la vaisselle, de 950/1000es; pour la bijouterie, de 800/1000es. Si ceux qui font métier d’acheter les vieilles vaisselles ou les vieux bijoux n’avaient à peser dans leurs balances que des matières argentifères fondues en France depuis que leur titre a été fixé, le calcul qu’ils ont à faire serait des plus faciles. Mais il n’en est pas ainsi; les objets qu’achètent les fondeurs n’ont pas tous été fabriqués en France; quelques-uns l’ont été dans les pays étrangers et à des époques plus ou moins reculées; leur titre varie donc, et conséquemment leur valeur.

En moins de trois ans, «la petite Choichillon», comme on disait en parlant de celle qui devait devenir bientôt «Mademoiselle», puis «Madame», apprit à connaître les métaux au point d’en remontrer au meilleur essayeur. Sa pratique valait la plus savante théorie, et plus promptement, plus sûrement qu’un employé du Cabinet des médailles, elle savait reconnaître et estimer les florins de Florence, les sterling et les nobles d’Angleterre, les ducats de Venise ou de Gênes, les écus, les henris, les louis d’or, les médailles, les méreaux et les jetoirs, les lingots frappés à l’écu de Castille qui pendant si longtemps ont été en usage dans les Amériques. Dans sa boutique sombre, assise du matin au soir à son comptoir, ayant devant elle ses balances brillantes, cette jeune fille de dix-sept ans livrait bataille au juif le plus retors et ne se laissait pas prendre aux histoires les mieux arrangées de recéleurs. Sans jamais écrire un mot sur le papier, elle faisait de tête, en quelques secondes, des calculs compliqués, et ne se trompait jamais dans ses comptes.

Bientôt la boutique de la rue des Quatre-Fils devint trop petite, non pour placer ses employés, elle n’en prenait aucun, mais pour construire les nouveaux fourneaux qui lui étaient nécessaires. Elle loua alors le rez-de-chaussée de la maison de la rue des Vieilles-Haudriettes, et, dans les bâtiments annexés qu’elle fit construire, elle installa avec sa fonderie des ateliers d’affinage et de laminage.

Elle avait alors juste vingt-et-un ans, et, en huit années, d’un pauvre petit fripier elle avait fait un industriel qui pouvait ouvrir des crédits à tous les petits fabricants d’orfévrerie et de bijouterie du quartier du Temple.

Pendant ces huit années elle ne s’était pas donné une journée de plaisir, pas une promenade à la campagne; ses seules distractions avaient été, tous les ans, une visite à la foire aux pains d’épice, et de temps en temps, de loin en loin, en été, une soirée à la Gaîté ou à l’Ambigu.

Mais l’accroissement de son commerce et de sa fortune avait enfin modifié sa vie: il avait fallu prendre des commis, établir une comptabilité, et confier à des étrangers la marche de ses affaires jusque-là secrète.

C’était afin d’échapper autant que possible à cette nécessité, pour elle véritablement cruelle, car elle était mystérieuse et cachottière en tout, qu’elle s’était mariée. Le chef de sa comptabilité, Benoît Dalipharc, était un bel homme, élève de monsieur Prudhomme autant que Brard et Saint-Omer; elle en avait fait son mari, sans exiger de lui, —dans la vie conjugale, rien que sa belle prestance, — dans la vie commerciale, rien que sa belle écriture.

Pendant trente années, le digne homme n’avait jamais été autre chose, dans le monde, que le mari de madame Daliphare, et, dans sa maison, que le premier commis de sa femme.

Son fils même n’avait jamais été son fils. Il avait eu le droit de le promener les jours de sortie au jardin des Plantes, sur les boulevards, aux Champs-Élysées, mais à cela s’étaient bornés ses devoirs de père. Pour tout le reste, Adolphe avait été le fils de sa mère. C’était celle-ci qui avait choisi les premiers professeurs de son enfant, qui plus tard avait fixé le collége où il entrerait, et qui, plus tard encore, avait décidé qu’il lui succéderait dans sa maison. Enfin c’était elle qui, depuis sa naissance, l’avait d’heure en heure dirigé, faisant sentir en tout et pour tout sa volonté de maître autant que sa tendresse de mère, car cette femme, douée de plus de tête que de cœur, adorait son fils.

Dans ces conditions, la guérison ou la mort de monsieur Daliphare ne touchait donc pas ses employés dans leurs intérêts directs. Qu’il mourût ou qu’il ne mourût pas, ils étaient certains que la maison resterait debout, et, au point de vue de leur position personnelle et de leurs appointements, c’était là l’essentiel.

Le mariage de Juliette

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