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III

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Table des matières

Cependant le lendemain matin les employés furent d’une exactitude extraordinaire pour arriver au bureau; plusieurs même devancèrent l’heure de l’ouverture des portes.

Après tout, c’était le patron; la curiosité était excitée.

Il n’avait jamais été en situation de rendre service, cela était vrai; mais, d’un autre côté, il n’avait jamais fait de mal à personne; et cela lui eût était facile s’il l’avait voulu, car, si peu de pouvoir qu’on ait pour le bien, on en a toujours assez pour le mal.

C’était un pauvre homme; ce n’était pas un méchant homme. Et, avec une autre femme, moins despote, il eût pu, comme bien d’autres, tenir sa place dans le monde; non au premier rang, bien entendu, mais dans la foule. C’était heureux qu’il eût plié sous la volonté de sa femme, car s’il avait tenté de résister, il eût assurément été brisé. Ils avaient fait bon ménage, grâce à la facilité de son caractère, et grâce à l’intelligence de sa femme, ils avaient fait fortune.

Quelle était cette fortune?

Les évaluations variaient; comme toujours, elles allaient à l’extrême.

Si madame Daliphare n’avait pas fait tant de crédits à tous les orfévres, cette fortune serait considérable. Mais, par ses crédits, elle a perdu beaucoup d’argent. Combien de comptes n’a-t-elle pas ouverts qui n’ont jamais été soldés! Pour une visite qu’on lui faisait, pour un compliment qu’on lui adressait, pour un bouquet qu’on lui apportait de la campagne en lui disant qu’on l’avait cueilli à son intention, elle livrait pendant des mois, pendant des années, des fournitures d’or et d’argent sur lesquelles elle n’avait pas touché vingt pour cent. Combien de petits bijoutiers besoigneux, combien de gros fabricants gênés dans leurs affaires n’ont pas eu honte d’exploiter son faible pour la flatterie et la vanité ! On savait qu’en l’appelant «ma bonne dame Daliphare », qu’en lui disant qu’on lui devait tout, qu’en se mettant franchement (ou hypocritement) sous sa protection ou dans sa dépendance, on faisait d’elle ce qu’on voulait, et l’on en avait largement usé.

Sans nier ces crédits, ils n’étaient pas ce qu’on voulait bien dire, et la fortune de la maison Daliphare, fortune liquide et certaine, était magnifique.

Magnifique est un mot. Quel était le montant de cette fortune? A cela on ne pouvait répondre par un chiffre, et l’on était d’accord que trois personnes seulement à Paris pouvaient le fixer: l’agent de change de madame Daliphare, son banquier el son notaire, monsieur de la Branche; et encore pour cela eût-il fallu les réunir tous les trois; car, si le banquier connaissait les valeurs de banque, l’agent de change, les valeurs de bourse, et le notaire, les valeurs immobilières, aucun d’eux ne pouvait additionner ces trois chiffres et en former un total.

L’ouverture des portes par l’homme de peine, chargé de la garde des bureaux, interrompit ces discussions des employés. On l’entoura, on se jeta sur lui pour avoir des nouvelles de la nuit.

Elles étaient aussi mauvaises que possible. On avait été, à cinq heures du malin, chercher l’abbé Turgis, le vicaire des Blancs-Manteaux, et maintenant on attendait la catastrophe d’un moment à l’autre. A ce moment entra dans le bureau un petit homme, le front baigné de sueur et les chaussures blanches de poussière.

— Comment va le patron? dit-il en accrochant son chapeau à la patère qui était derrière sa place.

— Mal, très-mal.

Peu satisfait de cette réponse, le petit homme se mit à faire le tour du bureau, interrogeant ses confrères les uns après les autres, à tous posant la même question: «Est-ce qu’on croit que c’est pour aujourd’hui? Comme c’est malheureux! Pour ce matin peut-être?»

Ainsi s’avançant toujours, il arriva à la caisse de Lutzius, et il posa ces questions à celui-ci:

— Vous êtes vraiment trop curieux, dit le caissier du ton rogue que prennent les gens lorsqu’ils croient de leur devoir de donner une leçon de morale; je ne connais rien de plus mauvais que la curiosité. La Bible nous apprend...

— Que vous importe, mon cher Pommeau, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain? interrompit. Mayadas, qui précisément était en conférence avec le caissier. Ce qu’il y a de certain, c’est que monsieur Daliphare est perdu; ce soir, demain, ce n’est plus qu’une affaire de temps, d’heures, de minutes peut-être.

— Voilà précisément pourquoi j’insistais, répliqua Pommeau d’un air naïf. Puisque le patron est condamné, il doit mourir. Alors je voulais savoir s’il mourrait ce matin, parce que mort on ferme la maison, n’est-ce pas? et, dans ce cas, je peux retourner tout de suite à la Varenne.

— Est-ce que votre femme est malade?

— Oh! non; seulement j’ai de la salade à planter, et, de ce temps sec, si elle n’est pas arrosée plusieurs fois par jour, elle ne reprendra pas. Que M. Daliphare meure aujourd’hui, on l’enterrera lundi. Ça me ferait trois jours à la maison; ma salade serait sauvée.

— Franchement, s’écria Mayadas en riant, vous êtes superbe. Toutes les passions, même celle du jardinage, nous rendent féroces.

— Je ne souhaite pas la mort de monsieur Daliphare, pauvre cher homme.

— Non, répliqua sévèrement le caissier, seulement vous l’exploitez d’avance, ce qui est tout aussi immoral.

— Pour moi, continua Mayadas, je ne la désire pas plus que je ne l’exploite, cependant j’avoue que je me demande avec une certaine curiosité ce que «Madame» répondra désormais aux propositions qui lui seront faites. Quand elle ne voulait pas les refuser franchement, elle avait l’habitude de dire: «Il faut que je consulte mon mari.» Comme si le pauvre homme avait été autre chose qu’un zéro dans la maison! Maintenant, comment se tirera-t-elle d’affaire?

— Elle dira qu’il faut qu’elle consulte son fils, répliqua le caissier en riant silencieusement de cette plaisanterie.

— Monsieur Adolphe n’est pas à Paris, continua Pommeau.

— Il y reviendra; je lui ai envoyé hier une dépêche à Amsterdam, dit le caissier; il arrivera sans doute aujourd’hui ou demain, car il connaît la situation de son père.

— Oui, mais restera-t-il à Paris? demanda Mayadas, et «Madame» voudra-t-elle l’associer à ses affaires? Vous savez mieux que moi comme elle est jalouse de son autorité ; elle ne pourra pas faire de son fils ce qu’elle a fait de son mari; il faudrait qu’elle partageât avec lui.

— Si, au lieu d’être depuis un an seulement dans la maison, continua Lutzius, vous y étiez comme moi depuis dix ans, vous ne parleriez pas ainsi. Que «Madame» veuille être maîtresse chez elle, c’est vrai; mais s’il y a quelqu’un au monde devant qui elle ne passe que la seconde, c’est son fils. Non-seulement elle céderait sans crier son autorité à monsieur Adolphe, mais encore elle la lui offrirait.

— Alors pourquoi l’a-t-elle envoyé à Liverpool, à Londres et à Amsterdam? On dit que c’est pour qu’il apprenne le commerce à l’étranger, mais pour moi ce n’est là qu’un prétexte. La vérité est que monsieur Adolphe n’était plus un jeune homme qu’on pouvait faire marcher comme on voulait; il prenait trop d’empire dans la maison, on l’a exporté comme dangereux.

— Vous avez raison de croire que monsieur Adolphe n’apprend pas le commerce à l’étranger, attendu qu’il sait tout ce qu’il a besoin de savoir et même plus; mais vous avez tort de penser qu’on l’a renvoyé parce qu’il prenait trop d’empire dans la maison.

— Alors?

Lutzius regarda à travers le grillage de sa caisse. Les commis étaient à leur place, et déjà quelques personnes étaient devant les guichets, faisant peser les objets qu’elles apportaient pour les vendre. On pouvait causer dans la caisse sans être entendu au dehors.

Cependant, pour plus de sûreté, il fit signe à Mayadas et à Pommeau de s’approcher.

— Vous, Pommeau, qui êtes depuis longtemps ici, dit-il à mi-voix et en mettant sa main devant sa bouche, vous avez vu monsieur Adolphe dans la maison, et vous savez si «Madame» avait peur de lui aisser prendre de l’autorité. Elle le poussait toujours en avant au contraire, et comme il est naturellement assez timide, prêt à voir des difficultés et à se faire des scrupules dans tout, elle le forçait à prendre tout seul des décisions importantes. Ce n’est donc pas la raison que donne Mayadas qui fait que monsieur Adolphe se promène à l’étranger, où il avait tout d’abord été envoyé pour un mois et où il est depuis bientôt un an. C’en est une autre.

— J’ai entendu dire, interrompit Pommeau, que «Madame» avait peur de voir M. Adolphe faire un mauvais mariage, et que c’est pour cela qu’elle l’a envoyé voyager. Seulement, comme ça ne me regardait pas, je n’en sais pas davantage.

— Moi non plus, ça ne me regardait pas, continua Lutzius, et, si j’en sais plus que Pommeau, c’est par hasard, c’est que j’ai causé avec les uns et les autres, et que tout naturellement j’ai appris bien des choses. Je n’ai pas pour habitude de me mêler de ce qui n’est pas mes affaires; ma caisse le jour, le soir, quatre ou cinq chopes avec ma pipe, et je suis content. Nous ne sommes pas, nous autres têtes carrées, comme les Français qui se fourrent dans tout et qui ne peuvent pas entendre parler d’une histoire de femme sans ouvrir les yeux et les oreilles. Moi, les histoires de femme, ça m’ennuie... comme toutes les histoires d’ailleurs.

— Enfin, vous savez celle-là, interrompit Mayadas.

— Vous voilà bien avec votre curiosité ! Quel drôle de caractère que celui des Français! Mais comme je suis bon enfant, je veux vous satisfaire. Vous avez dîné à Nogent, n’est-ce pas, avec tous les employés, lors de la fête de madame?

— Oui.

— Alors, si vous avez des yeux pour voir, vous avez remarqué une jeune fille qui à table était placée à la droite de monsieur Adolphe?

— Assurément, et je la vois encore; je vois ses yeux profonds, sa bouche souriante et ses cheveux. Oh! quels cheveux! elle s’habillerait avec!

— Eh bien! cette jeune personne était mademoiselle Juliette Nélis. Mademoiselle Nélis est la fille du financier Nélis dont vous avez sûrement entendu parler. A seize ans, elle a perdu son père, et elle est restée avec sa mère, complétement ruinée, si bien ruinée qu’elle a été forcée de travailler pour vivre. Heureusement, elle avait étudié la peinture; elle a peint pour gagner le pain quotidien. Madame Daliphare était liée avec la famille Nélis. Quand celle-ci a été ruinée, elle a continué à recevoir la mère et la fille le dimanche à Nogent. La jeune personne était jolie et elle retenait monsieur Adolphe à la maison, en l’empêchant de canoter, d’aller aux courses et de s’amuser avec les gueuses. Il paraît qu’il y a en France des mères qui spéculent sinai sur la beauté des jeunes filles pour garder leur fils près d’elles et les préserver de certains dangers. Peut-être que si monsieur Adolphe avait fait de mademoiselle Juliette sa maîtresse, ça aurait continué à bien marcher. Madame Daliphare aurait fermé les yeux, heureuse d’avoir son fils sous son aile. Mais ça ne s’est pas arrangé comme ça. monsieur Adolphe s’est mis à aimer mademoiselle Nélis pour tout de bon, et celle-ci, qui est une fine mouche, n’a pas été assez bête pour devenir la maîtresse d’un homme riche, très-riche, dont elle pouvait faire son mari. Quand madame Daliphare s’est doutée de la tournure que les choses prenaient, elle a envoyé monsieur Adolphe à l’étranger; maintenant elle le fait revenir pour la mort de son père; mais le gardera-t-elle à Paris? S’il aime toujours mademoiselle Nélis, on ne peut point, n’est-ce pas, lui laisser épouser une femme qui n’a pas un sou de dot?

A ce moment, un commis, descendant des appartements particuliers, se précipita dans la caisse et s’approchant de Lutzius:

— Le patron est mort, dit-il.

— C’est vrai?

— Il vient de mourir: c’est Françoise qui me l’a dit.

Le mariage de Juliette

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