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EURIPIDE; LA PITIÉ POUR LES VAINCUS — ALCESTE ET MÉDÉE.

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L’exemple donné par Sophocle n’a pas été perdu pour Euripide. Ce poète ouvre toutes grandes aux enfants les portes de son théâtre. Ce n’est plus un essai timide, c’est une pratique réitérée, constante, une recherche systématique des sujets qui comportent des rôles d’enfants. L’enfant n’est plus isolé sur la scène, il n’est plus muet. Toutes les fois qu’il le peut, le poète met sous nos yeux des couples de frères, les fait parler, les fait agir.

Il y a deux causes à ce fait. La première, c’est le génie même d’Euripide, ce génie toujours en quête d’émotions nouvelles et qui l’a fait surnommer «le plus tragique des poètes.» Or que sujet plus pathétique que l’infortune d’un enfant? On résiste aux lamentations d’un prince, d’un chef puissant atteint par la fatalité : ce sont choses supérieures ou étrangères à notre fortune. Nul ne soutient froidement le regard en pleurs et la voix plaintive d’un enfant.

Mais Euripide eût-il usé de ce ressort aussi fréquemment qu’il l’a fait, s’il n’y eût été encouragé par l’esprit et les dispositions morales d’Athènes à cette époque? Non sans doute.

De tous les poètes, le poète dramatique est celui qui peut le moins se passer de l’assentiment public. S’il n’y a conspiration secrète, complicité sympathique entre la foule et lui, son œuvre, fût-elle grande et belle, échoue et languit sans effet. Athènes, au temps d’Euripide, n’est plus la cité à qui suffisaient les sombres et religieuses peintures du drame d’Eschyle. Le siècle de Périclès, puisqu’on l’a nommé ainsi, est dans tout son épanouissement. La poésie, la musique, les arts ont fait leur œuvre, qui est d’adoucir les mœurs, de cultiver, d’affiner la sensibilité, d’ouvrir l’âme aux sentiments délicats et tendres, de doubler l’empire des affections par la peinture multipliée de leurs causes et de leurs effets. Enfin, dans le demi-jour du foyer domestique, la femme commence à briller d’un éclat plus vif; elle inspire plus d’intérêt et retient mieux l’attention. On va plus au fond de ses malheurs d’épouse, de mère, d’amante. Or, à chaque pas nouveau fait sur cette route, comment ne pas rencontrer l’enfant? Euripide, en multipliant comme il l’a fait les rôles enfantins, est si bien dans la donnée de son art et de son époque, qu’il n’encourt à ce sujet aucun reproche de son implacable ennemi, le grand railleur Aristophane. Aristophane l’accuse d’avoir abaissé la tragédie, altéré le type auguste qu’Eschyle avait conçu, corrompu l’âme d’Athènes; pas une seule fois il ne l’inquiète sur cette forme nouvelle de pathétique. Son silence absout le poète.

Nous sommes loin de la cité de Lycurgue, loin de ce peuple Spartiate chez lequel une mère, remettant à son fils le bouclier de guerre, a pu dire, et d’autre mères répéter après elle, cette sombre parole: «Reviens dessus ou dessous», — c’est-à-dire, reviens mort ou vainqueur. Non, on ne connaît point chez les Athéniens un si sauvage héroïsme. Euripide en est la preuve. Parmi tant de pièces de lui où figurent les enfants, nous en choisirons trois, qui comptent parmi les plus belles: Les Troyennes, Alceste, Médée.

Reviens avec ce bouclier ou dessus. Bas relief par M. Gardet, lequel a remporté le prix de Rome en 1885.


La tragédie des Troyennes est comme le XXVe et dernier chant de l’Iliade. Elle nous ramène dans le camp des Grecs, au lendemain de la victoire, sous les murs de Troie, vaincue et noyée dans le sang. Les chefs des Troyens sont tombés sous la lance des Grecs, leurs femmes seules ont survécu. Mais la prédiction d’Andromaque s’est accomplie: toutes sont réduites en captivité. Une à une, on les voit sortir de la tente qui les renferme. C’est Cassandre, fille de Priam, la jeune prophétesse aimée d’Apollon: Agamemnon l’a reçue en partage, et il l’emmène en Grèce mourir avec lui par le poignard de Clytemnestre. C’est Andromaque, que le fils d’Achille, Pyrrhus, fait monter sur ses vaisseaux dont la proue est déjà tournée vers l’Epire. C’est Hécube, enfin, la femme de Priam. Captive en cheveux. gris, elle est réduite au rôle de servante, de gardienne des portes, et c’est Ulysse, roi d’Ithaque, que le sort lui a donné pour maître. Quelle chute et comme elle est ressentie par la noble femme! «J’étais reine, je devins l’épouse d’un roi, et je donnai le jour à de nobles, oui, à de nobles enfants élevés au premier rang des Phrygiens, et tels qu’aucune autre femme troyenne, grecque ou barbare, ne peut se glorifier d’en posséder de pareils. Je les ai vus tous périr par la lance des Grecs, et j’ai coupé ma chevelure sur leur tombeau.»

L’infortunée n’a pas vidé la coupe amère. Il lui faut apprendre la mort de sa dernière fille, Polyxène, immolée en sacrifice sur le tombeau d’Achille. C’est Andromaque qui révèle à la mère d’Hector cette nouvelle infortune. Elle est douloureuse, l’entrevue de la belle-mère et de la bru, liées par tant de deuils communs. Il semble qu’Euripide ait voulu personnifier dans ces deux augustes figures toutes les calamités et toutes les grandeurs morales de Troie. Le Grec se fait Troyen par pitié pour l’infortune troyenne, et sa compassion pour le vaincu lui inspire des vers d’une incomparable beauté : Hécube, rassasiée de jours, désormais inutile sur la terre, invoque la mort et veut rejoindre Priam au tombeau; Andromaque, condamnée à vivre pour l’intérêt de son fils, supplie, évoque l’ombre d’Hector pour qu’il revienne les défendre: «Andromaque. — Accours, ô mon époux;... viens protéger ton épouse. — Hécube. — Et toi, fléau des Grecs, père de mes enfants, antique Priam, attire-moi près de toi dans les enfers.»

Ni Hécube, ni Andromaque ne sont au bout de leurs larmes. Le héraut des Grecs, Thaltybius, arrive chargé d’un terrible message: la mort d’Astyanax a été décrétée; on ne veut pas que le fils d’Hector, devenu homme, suscite un jour de nouveaux périls à la Grèce. Talthybius vient le prendre pour le conduire sur la plus haute tour d’Ilion, d’où il sera précipité.

Astyanax est présent, et Andromaque lui adresse ce touchant discours:

«Tu pleures, ô mon fils? As-tu le sentiment de tes maux? Pourquoi tes mains m’embrassent-elles? Pourquoi t’attacher à ma robe comme un jeune oiseau s’abrite sous l’aile de sa mère? Hector ne sortira pas de la terre profonde, armé de sa lance redoutable, pour être ton libérateur.... 0 fils chéri que je presse entre mes bras, douce haleine que je respire, c’est donc en vain que ce sein t’a nourri, en vain que je me suis épuisée de peines et de tourments! pour la dernière fois embrasse ta mère, presse-toi contre son cœur, entoure-la de tes bras.»

Andromaque — le poète l’a voulu aussi — n’assiste pas à la fatale catastrophe. Entraînée de force vers les vaisseaux des Grecs, elle obtient pour grâce dernière qu’Astyanax, après sa mort, soit couché dans le bouclier d’Hector et reçoive les honneurs funèbres. Qui les lui rendra, ces honneurs? La vieille grand’mère, Hécube. A elle encore, à ces mains octogénaires qui en ont tant mis dans le tombeau, le soin d’ensevelir le dernier et le plus aimé de ses petits-fils, Astyanax, fils de son Hector! Le petit cadavre est apporté sur la scène, et les lamentations commencent: «Courbée sous le poids des ans, sans enfants, sans patrie, c’est moi qui te rendrai ces tristes et derniers devoirs. Hélas! tant de caresses, tant de soins, tant de nuits inquiètes sont perdus!»

Ici un sentiment d’héroïque fierté traverse l’âme d’Hécube et suspend l’expression de sa douleur, ou plutôt c’est Euripide lui-même, c’est le poète grec qui, au nom de la justice et de la pitié éternelles, condamne l’acte des Grecs: «Quelles paroles les Grecs graveront-ils sur la tombe? L’enfant qui repose ici a péri par la main des Grecs qui le redoutaient. Inscription déshonorante pour la Grèce.»

Puis ses yeux rencontrent le bouclier d’Hector, berceau funèbre de l’enfant. Du petit-fils, la pensée de l’aïeule se reporte vivement sur le père. «Bouclier qui dans le combat couvrais le corps de ce héros, tu as perdu ton défenseur. Je vois autour de cet anneau l’empreinte de son bras bien-aimé. Je reconnais les traces de la sueur ruisselant de son front généreux, lorsque dans ses glorieux combats il t’approchait de sa tête.»

Tout ce qu’elle a pu dérober aux Grecs de sa richesse passée, Hécube le recueille pour en orner la sépulture de son petit-fils. Les captives troyennes apportent des couronnes. Hécube prononce le suprême adieu, adjure Hector «de veiller sur lui chez les morts,» et la cérémonie funèbre s’achève selon les rites ordinaires.

Mais soudain une lueur éclate du côté de Troie. Des bras armés de torches paraissent et cheminent sur les créneaux, l’incendie de toutes parts allumé dévore ce qui reste d’Ilion. Hécube désespérée veut se précipiter dans les flammes. On la retient, et c’est elle encore qui dit le dernier adieu à la grande cité, comme elle a dit la dernière parole sur la cendre du petit enfant: «Hélas! hélas! ô terre qui a nourri mes enfants! Enfants, entendez, reconnaissez la voix de votre mère. 0 Priam, Priam, mort sans sépulture, loin de ceux qui t’aiment, tu ignores nos misères. La mort ténébreuse couvre tes yeux... 0 temple des Dieux, ô ville chérie!» Sa voix est étouffée par la flamme, et les soldats d’Ulysse l’entraînent, misérable captive, vers le pays de servitude.

La tragédie d’Alceste nous présente d’autres tableaux. C’est une scène de la vie intime Le poète nous fait pénétrer jusque dans le gynécée.

L’originalité de la pièce consiste dans le sacrifice volontaire d’une femme pour son mari, et le tableau d’une mort qui est héroïque dans son principe, mais extrêmement douloureuse dans ses suites. L’amour conjugal dans Alceste va jusqu’à l’abandon de ses enfants. Mais le sacrifice une fois consommé, la mère se retrouve tout entière, et c’est du sentiment maternel exalté au plus haut point que jaillit l’intérêt.

La scène est à Phères, en Thessalie, dans le palais d’Admète. Le roi Admète, atteint d’une maladie mortelle, va succomber, lorsque Apollon, protecteur de ce prince, obtient de la Parque qu’elle se contente d’une autre victime.

Qui sera cette victime? Vainement Admète, possédé du désir de vivre, s’adresse à son père et à sa mère. Ces vieillards, comblés de jours, professent, comme le bûcheron de la fable, une invincible horreur de la mort: ils refusent. C’est alors que la jeune femme d’Admète se dévoue. Alceste consent à mourir; elle consent à quitter pour jamais ses deux jeunes enfants. Admète accepte le sacrifice. Son égoïsme révolte étrangement notre délicatesse moderne, et Racine, qui fut un moment tenté de mettre à la scène la légende d’Alceste, aurait eu besoin de toute sa dextérité, de tout son art, pour la faire accepter des spectateurs du XVIIe siècle. On ne voit pas que les Grecs du temps d’Euripide s’en soient choqués. Platon admire sans réserve le dévouement d’Alceste, et nul doute qu’on ne le proposât en exemple dans les manuels de morale à l’usage des écoliers grecs, des jeunes filles surtout.

Quant à Euripide, il s’est appliqué à tirer de la fable d’Alceste tout ce qui intéresse à la jeune mère; l’épouse reste dans l’ombre, l’amour maternel règne en maître. On ne pouvait tourner plus heureusement une plus grosse difficulté.

Le dernier jour d’Alceste est arrivé. Se sentant mourir, «elle a lavé son beau corps dans une eau vive, elle a tiré de ses coffres de cèdre une robe et des ornements, et s’est parée avec élégance.» Trait de mœurs bien observé. Alceste, jeune et belle, veut rester telle, même dans les bras de la mort. «Debout devant le foyer, elle invoque la divinité protectrice de sa maison.» Pour elle?non, pour ses enfants. A mesure qu’approche le terme fatal, Alceste s’attache plus étroitement à ceux qu’elle va laisser orphelins. Elle sent combien elle va leur manquer; c’est de cette pensée, non d’une autre, que naît pour elle l’amertume des derniers moments. Alceste est l’idéal du dévouement et de l’abnégation. Nul sentiment personnel n’altère la pureté de son caractère, soit comme épouse, soit comme mère. Aucun regret sur les joies de la vie, sur les délices que les caresses enfantines jettent au cœur des mères. L’avenir et le bonheur de ses enfants est tout ce qui la touche en ce moment suprême. Ecoutez sa prière:

«0 Déesse, puisque, près de descendre aux enfers, je me prosterne pour la dernière fois à tes pieds, je te supplie de veiller sur mes enfants orphelins; donne à l’un une tendre épouse qu’il aime, à l’autre un généreux époux; qu’ils ne meurent pas comme leur mère d’une mort prématurée, mais qu’ils remplissent des jours fortunés sur la terre de la patrie.»

Puis la pieuse créature visite tous les autels du palais, y prie, en dépouillant de leurs feuilles les branches de myrte, selon le rite funèbre. Elle visite une dernière fois la chambre nuptiale où ses enfants s’attachent à elle en pleurant. «Et elle, les prenant dans ses bras, les embrassait l’un après l’autre. Tous les esclaves pleuraient de pitié. Elle tendait la main à chacun, et il n’en était pas, si humble fût-il, auquel elle n’adressât la parole et dont elle ne reçût l’adieu.» Notez ce trait: la douceur envers l’esclave était dans les mœurs d’Athènes, et les personnages d’Euripide y manquent rarement.

Tous ces faits sont la matière d’un récit: Alceste n’a pas encore paru sur la scène. Elle parait enfin, elle adresse au soleil, à la terre, à Iolcos sa patrie, les suprêmes adieux. Elle dit ces vers qui charmaient Racine et qu’il a traduits dans la préface d’Iphigénie:

Je vois déjà la rame et la barque fatale.

J’entends le vieux nocher sur la rive infernale.

Impatient, il crie: «On t’attend ici-bas;

«Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas.»

Elle s’étend sur la couche funèbre, et toujours la même pensée l’inspire: «Enfants, chers enfants, vous n’avez plus de mère: vivez heureux et jouissez de la lumière du jour.» Elle conjure Admète de ne pas introduire une nouvelle femme dans sa maison. Est-ce préoccupation jalouse? Non. Elle songe aux orphelins, elle redoute pour eux la présence d’une marâtre: pour sa fille surtout. Car, dit-elle, «un fils a son père pour naturel défenseur; il peut s’adresser à lui, prendre ses conseils. Mais toi, ma fille, qui formera dignement ta jeunesse?... Ce n’est pas ta mère qui te choisira un époux, ce n’est pas elle qui t’assistera aux heures douloureuses qui font souhaiter la présence des mères.»

Admète s’engage par serment à ne pas contracter un nouvel hymen. Alceste prend ses enfants à témoins, et pour la seconde fois Admète prête serment. Alors, alors seulement, Alceste lui remet le petit Eumelius et sa sœur; et les derniers mots de sa bouche expirante sont: «Adieu, mes enfants, adieu!»

Devant cette mort, le petit Eumelius, jusqu’ici muet, exprime sa naïve douleur. Il voit mourir pour la première fois, et il éprouve ce sentiment de surprise et d’effroi qui saisit les enfants devant ce terrible mystère.

«Père, regarde, regarde! ses paupières sont fixes, ses mains ne serrent plus. Ecoute-moi, mère, entends-moi, je t’en prie. Mère, c’est moi qui t’appelle, c’est ton petit enfant qui s’attache à tes lèvres.»

Victor Hugo se souvenait-il de ces vers, lorsqu’il écrivait sa ballade de la Grand’Mère, où, plus libre que le poète tragique, il pénètre plus profondément dans le même ordre de sentiments?

«Dors-tu?... Réveille-toi, mère de notre mère!

D’ordinaire en dormant ta bouche remuait;

Car ton sommeil souvent ressemble à la prière.

Mais ce soir on dirait la madone de pierre.

Ta lèvre est immobile et ton souffle muet.

Pourquoi courber ton front plus bas que de coutume?

Quel mal avons-nous fait pour ne plus nous chérir?

Vois, la lampe pâlit, l’âtre scintille et fume;

Si tu ne parles pas, le feu qui se consume,

Et la lampe, et tous deux, nous allons tous mourir.

Dieu! que tes bras sont froids! rouvre les yeux. Naguère

Tu nous parlais d’un monde où nous mènent nos pas,

Et de ciel, et de tombe, et de vie éphémère,

Tu parlais de la mort.... dis-nous, ô notre mère,

Qu’est-ce donc que la mort? — Tu ne nous réponds pas !»

La tragédie d’Alceste ne pouvait se dénouer par les moyens ordinaires. La mythologie complaisante tient en réserve pour ces cas particuliers des ressorts surnaturels. Hercule, hôte et ami d’Admète, dispute Alceste à la mort et, des enfers, il la ramène vivante au foyer conjugal. C’est la juste rançon de sa vertu.

J’arrive à cette terrible Médée, le drame le plus tragique du plus tragique des poètes. Une mère égorgeant ses enfants! Médée est donc un monstre? Non; le poète a voulu qu’elle restât femme et mère, jusque dans le déchaînement de sa fureur.

Elle-même se définit: «Terrible pour ses ennemis, affectueuse pour ses amis;» et encore: «Même quand je les immole, ils me sont chers, et je suis la plus infortunée des femmes.» Qu’est-ce donc que Médée? Un mélange des éléments les plus contraires. Il y a de la bête fauve en elle, cela est certain, et il y a aussi de la tendresse et de l’amour. Une passion âcre et brûlante, la jalousie, l’arme contre Jason,contre Créuse, sa nouvelle épouse, contre le père de Créuse. Délaissée par l’infidèle Jason, Médée est altérée de vengeance. Exilée et persécutée, elle lâche la bride à sa fureur. Créuse mourra, et Jason frappé dans cetamour, le sera plus cruellement encore dans ses enfants. Ceux-ci périront, ils périront de la propre main de leur mère; mais avant de se résoudre à consommer l’acte sauvage, que d’irrésolutions, que de mouvements contraires, quelle révolte du sentiment maternel contre les passions orageuses et l’ivresse de la vengeance! En un mot, quel drame humain le génie d’Euripide a su dégager de la sanglante légende!

L’exposition se fait par le moyen de la nourrice de Médée. Cette vieille servante connaît bien l’âme de sa maîtresse et fait part des sinistres pressentiments qu’elle a conçus. Médée fuit ses enfants; elle les hait, dit-elle. Leur vue ne réjouit plus son cœur. Quelque dessein funeste couve dans son sein.

Surviennent les deux fils de Médée, revenant de la course et des jeux de leur âge. Ils sont conduits par le pédagogue, ce personnage que l’on retrouve dans les tableaux, les bas-reliefs, aussi bien que dans les tragédies, dès qu’il s’agit d’enfants. Le pédagogue révèle à la nourrice un secret qu’il a surpris. Créon, roi de Corinthe et père de Créuse, a décidé d’expulser du territoire Médée et ses enfants. Grand effroi de la nourrice. Elle sait que sa maîtresse n’est pas femme à subir un affront, et qu’elle rendra coup pour coup, blessure pour blessure. «Rentrez, enfants, et toi, dit-elle au pédagogue, retiens-les à l’écart, ne les laisse pas s’offrir aux regards d’une mère irritée. J’ai vu son œil de taureau furieux se fixer sur eux, comme si elle méditait quelque funeste dessein.»

Les enfants rentrent, pressés et comme chassés par elle, et sur-le-champ la voix de Médée se fait entendre. Invisible et mystérieuse, cette voix s’élève à l’intérieur du palais, et mêle aux lamentations, aux reproches, des menaces contre les enfants: «Mourez, enfants maudits d’une mère devenue odieuse, mourez avec votre père et toute votre race.»

Précédée de la terreur que ces mots font courir, annoncée par le génie de la vengeance, Médée paraît enfin; c’est pour se rencontrer avec Créon, le roi de Corinthe, le père de Créuse, lequel, à ce double titre, lui signifie l’ordre de quitter avant la fin du jour le territoire de Corinthe. Mesure violente, châtiment qui devance le crime et qui en atténue l’horreur. Au théâtre, les sympathies vont d’elles-mêmes du côté des malheureux; or l’exil est la suprême infortune, dans la vie antique. Nous voici tout près de compatir au sort de Médée.

La présence de Jason n’est pas faite pour l’apaiser. En vain celui-ci se fait conciliant et doux: la femme délaissée le renvoie à sa nouvelle idole, avec cette terrible menace: «Va l’épouser; peut-être, s’il plaît aux Dieux, cet hymen sera-t-il suivi pour toi de regrets amers.»

Femme d’action, Médée s’assure la protection d’Égée et se ménage une retraite dans son royaume. Pourvue de ce côté, elle est désormais toute à sa vengeance. Vengeance horriblement raffinée. Elle feint la résignation, appelle ses fils, les pousse dans les bras de leur père, endort ainsi sa défiance, et les envoie porter à Créuse une couronne d’or avec un péplos (manteau) empoisonné.

La ruse réussit; Créuse reçoit avec une joie de jeune fille ou d’enfant les présents nuptiaux que Médée lui adresse. En échange, elle fait grâce de l’exil aux deux innocents. Ils pourront demeurer à Corinthe et vivre dans le palais de leur père.

Mais la farouche Médée en a disposé autrement. Ils doivent mourir. Mourir! le veut-elle? S’y décidera-t-elle? consommera-t-elle le crime suprême? Elle ne sait. Tout son trouble, toutes ses fureurs s’exhalent et se concentrent dans un monologue qu’il faut transcrire presque tout entier, parce qu’il marque le point culminant de la situation. Tour à tour Médée y dépouille et y reprend son orgueil, tour à tour la mère et la bête fauve s’y font entendre; tour à tour nous respirons d’espoir ou nous haletons d’angoisse:

«O mes fils, mes fils! vous du moins, vous avez une ville, une maison où, loin de moi malheureuse, vous habiterez pour toujours, privés de votre mère. Et moi, j’irai en exil sur une autre terre, avant d’avoir pu jouir de vous et de votre bonheur, avant d’avoir préparé pour vous la couche nuptiale, paré votre épouse de mes mains et allumé pour vous les flambeaux de l’hyménée. Ah! malheureuse, ma fierté m’a perdue!

«En vain, enfants, en vain je vous ai élevés, en vain j’ai supporté pour vous tant de soucis et de peines, en vain j’ai souffert les douleurs de la maternité. Sur vous autrefois reposaient mes plus douces espérances; vous deviez nourrir ma vieillesse, et à ma mort m’ensevelir de vos mains: sort envié parmi les mortels. Maintenant c’en est fait de cette douce pensée... Ah! mes enfants, pourquoi tourner vos yeux vers moi? pourquoi m’adresser ce dernier sourire! Hélas! hélas! que faire? Le cœur me manque, quand je vois le doux regard de mes enfants.

«Non, je ne puis; loin de moi, horribles projets! J’emmènerai mes fils dans l’exil. Faut-il, en punissant leur père, percer mon cœur d’une double blessure? Non, non. Loin de moi tous mes projets!

«Mais quoi! souffrir qu’on m’outrage! laisser mes ennemis impunis? Vengeons-nous! point de lâches sentiments, point de faiblesse pusillanime. — Enfants, rentrez dans le palais..... mon bras ne faillira pas.....

«Arrête, arrête, ô mon cœur. Ne consomme pas l’attentat. Epargne tes enfants. Ils te suivront dans l’exil, leur vue te réjouira.

«Non! par les divinités infernales, je ne veux pas que mes enfants restent exposés aux outrages de mes ennemis. Ils doivent mourir, il faut que je leur donne la mort, moi qui leur ai donné la vie.

«Donnez, enfants, donnez à votre mère votre main à baiser. 0 main chérie, tête adorée! noble attitude, noble visage de mes fils. Soyez heureux, heureux là-bas [c’est-à-dire aux enfers], car ici votre père vous ravit le bonheur. Douces caresses, joues fraîches et délicates, souffle parfumé de leur bouche enfantine!

«Sortez, sortez, je ne puis plus soutenir votre vue, je succombe à mes maux .»

Le drame se précipite vers sa catastrophe. Créuse n’a pas plus tôt revêtu le péplos et le bandeau, qu’elle se sent consumée par un feu invisible qui la torture dans tout son corps. Créon veut la secourir, et la flamme magique le dévore à son tour. Annoncées à Médée, ces deux morts lui donnent comme un redoublement de fureur: il faut achever l’œuvre de vengeance. «Allons, mon cœur, arme-toi de courage... Ma main, prends le poignard... Va, Médée, élance-toi dans la carrière... point de lâcheté, oublie tes enfants; oublie qu’ils te sont chers, oublie que tu leur as donné la vie. Pour un jour, oublie tes fils, et l’acte consommé, livre ton cœur au désespoir.»

Elle rentre dans le palais, dont les murs vont soustraire le meurtre à nos yeux. A nos yeux, mais non à nos oreilles, non à nos imaginations. Dans cette soif de l’horrible dont il est possédé, Euripide ne nous fait grâce d’aucune angoisse. On entend les enfants gémir sous le poignard levé contre leurs têtes, et jamais, même dans Shakespeare, impression plus cruelle ne fut produite.

«Premier enfant (dans l’intérieur du palais). Malheur à moi! que faire? où fuir les mains de ma mère?

Second enfant. Je ne sais; ô mon frère, nous sommes perdus.

Le chœur (sur la scène). Entendez-vous, entendez-vous les cris des enfants? Malheureuse femme! Entrerai-je dans le palais? Oui, je veux les soustraire à la mort.

Voix des deux enfants. Au secours! le temps presse! le glaive est sur nos têtes.»

Puis les deux voix se taisent, le meurtre est accompli; Jason accourt, ordonne qu’onbrise les portes. Mais on n’en a pas le temps. Médée s’élance sur un char ailé dans les airs: elle emporte les corps sanglants de ses fils. Entre elle et Jason s’engage un de ces dialogues sans dignité, sans vérité, comme on en compte trop dans Euripide, et Médée trouve encore dans sa haine un mot féroce:

«Jason: Hélas! j’ai perdu mes deux fils! — Médée: Ce n’est rien que ces larmes! Attends ta vieillesse.»

C’est l’adieu de l’implacable à celui qui s’est joué d’elle.

Le livre des enfants et des mères

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