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IV

Table des matières

SOPHOCLE; LE FILS D’AJAX.

Dans Sophocle, successeur du vieil Eschyle, le sentiment de l’enfance s’exprime avec plus de douceur et de grâce. Le progrès des mœurs et le perfectionnement de la vie se font sentir. La poésie ne s’attache plus autant aux côtés sombres de l’existence enfantine: elle y voit l’âge heureux de l’humanité, elle en retrace la félicité sereine et pure, à l’ombre du foyer domestique: «Dans cette retraite paisible, au sein de laquelle croît la jeune fille à l’abri des injures de l’air et des ardeurs du soleil, ses heures s’écoulent doucement parmi d’innocents plaisirs, jusqu’au jour où, quittant son nom de vierge pour celui d’épouse, elle prend à son tour sa part des inquiétudes de la vie, et commence à trembler pour un époux et pour des enfants.»

Mais nous ne sommes pas réduits dans Sophocle à glaner çà et là quelques vers expressifs pour en composer une mince gerbe. Sophocle a fait monter l’enfant lui-même sur le théâtre, il nous en montre non plus l’image, mais la réalité.

C’est dans sa tragédie d’Ajax.

Le sujet de la pièce est connu. Ajax dispute les armes d’Achille, armes. que doit posséder le plus vaillant des Grecs. Elles sont données au sage Ulysse. Ajax ne peut supporter cette défaite. Une frénésie violente s’empare de lui. La nuit, il se lève, quitte sa tente, et, l’épée à la main, court pour immoler les Atrides. Mais la folie égare ses sens. Un troupeau de moutons paissait non loin de là, pour la nourriture des troupes et le culte des dieux. Ajax en fait un grand carnage. Revenu à la raison, il se sent accablé de honte et se décide à mourir. Un coin désert de la plage est le lieu qu’il choisit pour planter son épée dans le sable et se jeter sur la pointe.

Mais Ajax a une captive qu’il aime et qui lui a donné un fils: Tecmessa, mère du petit Eurysacès. Dès qu’elle connaît le funeste dessein du héros, Tecmessa accourt échevelée, plaintive. Tout ce que peut la tendresse conjugale sur un cœur d’homme, elle le tente inutilement. Ajax ne daigne pas même lui répondre. Misérable condition de la femme esclave!

En vain le poète, se souvenant d’Homère, met dans la bouche de Tecmessa la même tendresse qu’Andromaque exprimait jadis à son Hector; la captive n’a pas la dignité de l’épouse, et sa parole expire sans écho contre ce cœur fermé pour elle.

Il n’en est pas de même du petit Eurysacès. Ajax est père encore. Il se souvient de l’enfant qu’il laisse après lui. Il veut le revoir, il veut lui parler une dernière fois, peut-être moins par besoin de tendresse, que par souci de l’avenir: cet enfant grandira un jour pour la vengeance. Tecmessa l’avait éloigné, pendant la fureur d’Ajax, craignant son délire. Elle le rappelle, elle le fait revenir, elle l’approche de son père, et ce dernier lui parle en ces termes:

«Plus près, plus près encore. Les traces de sang n’effraieront pas ses yeux, s’il est vraiment mon fils. De bonne heure qu’il soit formé aux mœurs rudes de son père, afin qu’il lui ressemble. O mon fils, sois un jour plus heureux que ton père; au reste avec honneur tu peux lui ressembler . Que dis-je? dès ce moment je puis te porter envie, puisque tune sens aucun de mes maux. Ignorer, voilà tout le bonheur de la vie, jusqu’à l’âge où tu connaîtras la joie et la peine. Arrivé à ce moment, ô mon fils, songe à montrer aux ennemis de ton père de quel sang tu as reçu l’être. Jusqu’alors, nourrie à la douce haleine des zéphyrs, que ta jeune âme croisse en paix pour les délices de ta mère. Non, je ne crois pas que, même séparé de moi, tu sois en butte aux outrages des Grecs. Près de toi restera un gardien fidèle, mon frère Teucer, dont les soins veilleront sur ton enfance. Maintenant, il est absent de ces lieux, toujours occupé à poursuivre l’ennemi. Mais vous, guerriers, braves matelots, je vous demande à tous ce service: annoncez à Teucer mes derniers vœux, qu’il conduise cet enfant dans mes foyers, qu’il le montre à mon père Télamon, à Eribée ma mère, pour être à jamais l’appui de leur vieillesse, jusqu’à ce qu’ils descendent au séjour des morts. Quant à mes armes, je ne veux pas qu’elles soient disputées par les Grecs, ou par l’auteur de mes maux (Ulysse). Toi seul, ô mon fils, possède ce bouclier immense auquel tu dois ton nom. Prends-le, charge ton bras de ces lanières sept fois repliées; le reste de mon armure sera enseveli avec moi. (S’adressant à Tecmessa.) Prends vite cet enfant, ferme les portes, ne fais pas retentir latente de tes gémissements.»

Sophocle, d’après un buste antique.


Tecmessa répond et veut tenter un dernier effort sur l’âme inflexible du héros. «Tes prières m’importunent,» répond Ajax; et il lacongédie par ces paroles dédaigneuses: «Insensée! qui crois pouvoir à cette heure faire fléchir mon caractère.»

Et pourtant, quand Tecmessa, quand Eurysacès l’ont quitté, quand il se trouve seul en face de la mort toute prête, Ajax sent un mouvement de faiblesse et de pitié : quelque chose se détend dans cette âme, la nature reprend ses droits, et pour la première fois ses lèvres laissent échapper cette douce parole: «Je me suis attendri aux discours d’une femme, j’ai pitié de laisser au milieu de mes ennemis une veuve et un enfant orphelin.»

Ce n’est qu’un moment, mais il suffit. L’art du poète a réussi à faire entendre à des hommes le son de l’âme humaine.

Cette belle scène ne termine pas la tragédie. Le poète, s’inspirant d’Homère, la fait suivre du tableau des funérailles. Teucer, le frère d’A-jax, est fidèlement accouru pour faire rendre au mort les devoirs de la sépulture. Sa douleur fraternelle s’exhale en paroles touchantes, puis il cède la place à Tecmessa et au petit Eurysacès: c’est la veuve, c’est l’orphelin qui doivent achever l’impression de douleur et de pitié suprême que la tragédie a pour tâche de produire en nous. Ils sont muets, muets comme ces figures d’épouses et de mères que les bas-reliefs antiques représentent, dans les scènes de funérailles, assises au chevet du mort, mornes et drapées dans les plis de leur manteau. Mais, par une adresse familière à la Muse grecque, un récit nous permet de suivre toutes les démarches, tous les gestes des deux infortunés.

«Teucer. — Je vois paraître son fils et sa femme qui viennent orner la tombe de ce guerrier malheureux. Approche, jeune enfant; viens, dans une attitude suppliante, toucher le corps de celui qui t’a donné le jour. Reste à ses genoux, ayant en mains, chétive offrande, ma chevelure, celle de ta mère, la tienne. Et si quelqu’un osait user de violence pour te séparer de ce cadavre, que lui-même, pourprix de son crime, il gise loin de sa patrie, privé de sépulture, et soit retranché de sa race comme ces cheveux que je coupe. Veille sur lui, mon enfant; que personne ne t’en sépare; garde-le étroitement embrassé.»

Ce rôle d Eurysacès est une époque dans notre sujet, aussi bien qu’une date dans l’histoire de l’art dramatique. Pour la première fois, un enfant offre au spectateur son visage affligé. Pour la première fois, il touche directement les âmes par le spectacle de sa douleur innocente et de sa naïve infortune. Eurysacès supporte la comparaison avec Astyanax. L’avantage de l’âge qu’il possède sur ce dernier a permis au poète de lui attribuer plus de connaissance et de sentiment.

Les autres personnages, également inspirés d’Homère, ne sont pas dessinés avec autant de bonheur. Nous avons vu combien Tecmesse le cède à la divine Andromaque. Ajax n’est pas moins inférieur à l’Hector d’Homère. Vail lants, tous deux le sont; mais dans le personnage tragique nous n’avons plus que le souvenir de cette vaillance. La cause qui fait mourir Ajax est mesquine et vulgaire. L’orgueil blessé, la honte encourue à la suite d’un acte de folie, une pure préoccupation personnelle, tels sont les mobiles de la conduite d’Ajax. Combien différent Hector qui meurt en plein champ de bataille, sous les coups du plus vaillant des Grecs, pour sa patrie, pour ses Dieux, pour toute la race de Priam. L’âme d’Ajax, hautaine et vindicative jusque dans la mort, se détourne des grandes aflections, repousse Tecmesse et s’émeut à peine sur le sort d’Eurysacès. Ajax ne songe qu’à sa vengeance future.

Le vaillant Hector s’attendrit sans déchoir sur sa femme et sur son enfant, et le pressentiment de leur prochaine infortune entre dans son âme, non pour l’amollir et l’énerver, mais pour rendre plus touchants et plus méritoires son héroïsme et son dévouement.

Je cherche dans notre tragédie moderne deux types à rapprocher de ces deux figures, et je les trouve dans Corneille: j’assimilerais volontiers Hector à Curiace, à ce héros sensible et sympathique qui ressent si profondément toute l’amertume de cette guerre où trois frères doivent lutter contre trois frères. Ajax serait plutôt cet Horace inflexible et farouche dont «l’âpre vertu» n’a plus rien d’humain et qui se peint d’un mot dans ce vers:

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

Le livre des enfants et des mères

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