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LA COMÉDIE. — SOCRATE PRÉCEPTEUR; L’ANCIENNE ET LA NOUVELLE ÉDUCATION. — DÉBRIS DES PIÈCES DE MÉNANDRE.
ОглавлениеAssez de tragédies lugubres; assez de mères en deuil, assez d’enfants orphelins. Il est temps de passer à des spectacles plus doux. La comédie nous y invite.
Ne lui demandons pas d’aussi riches développements qu’au théâtre tragique: nous serions déçus.
La comédie grecque, réduite à ses éléments les plus simples, se partage en comédie ancienne, comédie moyenne et comédie nouvelle. La première, toute politique, toute satirique, se personnifie dans Aristophane. Elle s’occupe peu de l’enfant. Ne le regrettons qu’à demi. La licence de ses mœurs, le cynisme de son langage s’accommoderaient mal avec le respect dû à l’enfance. A deux ou trois reprises, l’enfant traversera comédie d’Aristophane, et si court que soit son passage, une rougeur finit toujours par vous monter au front.
Une fois pourtant le poète aborde le grand problème de l’éducation. C’est dans cette pièce des Nuées où cet étrange génie, de la même main qui répand sur le plus sage des Grecs, Socrate, l’outrage et la calomnie, a semé comme à profusion les plus pures fleurs, de la poésie lyrique. Sur ce terrain du moins, il ne pouvait s’abstenir d’envisager l’enfance sous son aspect le plus intéressant et le plus sérieux.
Strepsiade, chargé dans les Nuées du rôle de père de famille, est un honnête cultivateur, qui vivait heureux et tranquille dans son petit domaine, aux portes d’Athènes. Content du produit de ses oliviers, du lait de ses brebis et du miel de ses abeilles, il se complaisait dans sa crasse campagnarde: le mot est de lui et peint le personnage. Quel démon ennemi de son repos mit sur son chemin une femme altière, élégante, prodigue, la fille de Mégaclès? toujours est-il que Strepsiade fit la sottise de l’épouser: de quoi il se repentit. Jamais mariage ne fut plus mal assorti. La rusticité de l’homme faisait tache sur le luxe et les prétentions de sa compagne. Survient un enfant, un garçon. D’ordinaire cette faveur des Dieux ramène la concorde au foyer, et l’harmonie réside près du berceau du nouveau-né. Il n’en fut rien cette fois, et le ménage de Strepsiade alla de mal en pis. Premier sujet de dispute: quel nom porterait l’enfant? Le prudent Strepsiade veut pour son héritier un nom qui sente l’économie, conseille l’épargne et rappelle les mœurs simples des ancêtres, les mœurs rustiques que lui-même a pratiquées. La fille de Mégaclès veut tout le contraire. Il lui faut un nom sonore et retentissant, de quoi briller, de quoi faire claquer son fouet, comme Philippe, Xantippe, ou Callippide, tous noms où, comme elle dit, il entre «du cheval. » On transige, et l’enfant est dénommé Phidippide, mot composé, où entrent à dose égale l’idée d’épargne et l’idée de cheval.
L’enfant grandit. Nouvelles querelles pour son éducation. Le brave Strepsiade ne conçoit pas pour son fils d’autres occupations que celles qu’il a menées. Ses vœux d’avenir se résument en ceux-ci: «Quand te verrai-je couvert d’une peau de bête, ramener les chèvres de la montagne comme ton père?» Mais la mère, quelle différence d’ambition et de langage! Si elle prend l’enfant sur ses genoux, c’est pour lui dire orgueilleusement: «Quand te verrai-je, grand et fort, vêtu d’un manteau teint dans le safran, debout sur un char, pousser tes chevaux vers la ville, comme Mégaclès, mon père?»
Naturellement le jeune Phidippide est pour l’attelage de chevaux fougueux, le char, le manteau de pourpre ou de safran; quant au troupeau de chèvres, il n’a pas le moindre succès dans son esprit. Et comme dit Strepsiade, le voilà qui communique à sa fortune «le mal équestre.» A peine adolescent, le petit-fils de Mégaclès a déjà tous les goûts de sa mère, il ne jure que par «Neptune équestre», ne rêve que courses, chevaux, brillants équipages. Rêver est le mot propre, car c’est dans la posture d’un dormeur roulé dans ses couvertures et parti pour le pays des songes qu’Aristophane nous le montre dès la première scène. Il rêve tout haut, se dispute, se trémousse, poussant un attelage fantastique et querellant des rivaux imaginaires. «Tu triches, Philon; suis ta piste. — Combien de tours, cette course-ci? — Ramène le cheval et fais-le rouler dans la poussière (pour le sécher).»
Pendant ce beau songe, Strepsiade, qui couche dans la même chambre, ne peut fermer l’œil. Chaque parole de son fils lui est un coup de poignard. Car Phidippide vient d’acheter un cheval à crédit; l’échéance est proche et Strepsiade ne sait comment y faire face. Enfin il s’avise d’un expédient et réveillant son fils: «Phidippide! mon petit Phidippide! — Quoi donc, père? — Embrasse-moi et donne-moi la main. — La voilà. Qu’y a-t-il? — Dis-moi: m’aimes-tu bien? — Oui, par Neptune équestre. — Ah! n’invoque pas, de grâce, le dieu des chevaux, il est la cause de nos malheurs. Mais si tu m’aimes sincèrement et de tout ton cœur, mon enfant, crois ce que je te dis. — Quoi donc? — Regarde de ce côté (montrant la maison de Socrate); vois-tu cette petite porte et cette petite maison? — Oui, père; mais où veux-tu en venir? — C’est l’école de la sagesse... on y enseigne, moyennant salaire, à gagner les causes justes ou injustes...... Il paraît qu’il y a chez eux deux raisonnements, le juste et l’injuste; grâce à l’injuste, on gagne les plus mauvaises causes. Si donc tu apprends cette science de l’injuste, de toutes les dettes que j’ai contractées à cause de toi, je ne payerai pas une obole, — Non, je ne le ferai pas... — Eh bien, par Cérès! je ne te nourrirai plus, ni toi, ni ton attelage, ni ton cheval de selle; je te chasse: va te pendre. — Mon oncle Mégaclès ne me laissera pas manquer de chevaux; je vais chez lui et je me moque de toi.»
Voilà le joli expédient trouvé par Strepsiade et la moralité de ce père de famille. Le refus de son fils ne le décourage pas, et c’est lui-même qui va se mettre à l’école de Socrate. Socrate entreprend cette éducation; et quoique le vieillard ait la tête dure, il est charmé de toutes les billevesées qu’on lui débite. Il revient à la charge pour que Phidippide reçoive aussi les leçons de Socrate. Car Strepsiade est fier, au fond, de Phidippide: «Tout petit, dit-il, il s’amusait déjà chez nous à fabriquer des maisons, à sculpter des bateaux, à construire de petits chariots de cuir; il savait à merveille faire des grenouilles avec des écorces de grenade.» Il saura donc bien apprendre les deux raisonnements, le fort et le faible, le juste et l’injuste. Mais Socrate s’excuse et livre l’enfant aux deux personnages eux-mêmes, le Juste et l’Injuste, représentés sous forme allégorique.
Ici une scène admirable. Les deux personnages se disputent l’enfant. Aristophane met dans la bouche du Juste l’éloge de l’ancienne éducation, de celle qui, dit-il, valut à la république Marathon et Salamine.
«LE JUSTE. — Je dirai quelle était l’ancienne éducation, aux jours florissants où j’enseignais la justice, où la modestie régnait dans les mœurs. D’abord il n’eût pas fallu qu’un enfant osât élever la voix. Les jeunes gens d’un même quartier, quand ils allaient chez le maître de musique, marchaient ensemble dans les rues, en bon ordre, nus, quand bien même la neige fût tombée à gros flocons. Arrivés, ils s’asseyaient et on leur apprenait l’hymne: Redoutable Pallas, destructrice des cités, qu’ils chantaient dans le ton grave de l’antique harmonie. L’un d’eux s’avisait-il de faire quelque bouffonnerie ou de chanter avec des inflexions molles et recherchées, on le châtiait, on le frappait comme ennemi des Muses. A table, on ne leur permettait de prendre ni rave, ni anis, mets réservés aux plus âgés, ni de manger du céleri, du poisson et des grives, ni de se croiser les jambes.
L’INJUSTE. — Tout cela est bien antique et remonte au bon vieux temps...
LE JUSTE. — C’est pourtant cette éducation qui a formé les héros de Marathon. Aussi, jeune homme, n’hésite pas à me choisir pour guide, moi lajustice et la raison. Avec moi tu apprendras à fuir la place publique, à te lever devant les vieillards, à honorer tes parents, à éviter le mal. Tu écouteras ton père sans le contredire; tu ne riras pas du grand âge de celui qui t’a élevé et tu ne le traiteras pas de radoteur.....
On te verra, dans les gymnases, brillant de force et de santé ; tu ne t’amuseras pas à débiter des fadaises sur la place publique, tu n’auras pas de procès pour des bagatelles, grossies par la chicane. Mais tu iras aux jardins d’Académos te promener sous les oliviers sacrés, la tête ceinte d’une couronne de roseaux blancs, avec un vertueux ami de ton âge; au sein d’un heureux loisir tu respireras le suave parfum de l’if et du peuplier, tu jouiras du printemps et du doux bruissement des feuilles du platane et de l’ormeau....
LE CHŒUR. — 0 toi qui habites le temple élevé de la Sagesse, tes discours respirent un parfum de vertu. Heureux les hommes d’autrefois de vivre aux jours de ta gloire!»
Certes, ce sont là de nobles paroles, mais pourquoi s’en faire une arme contre Socrate? Qu’ont de commun les doctrines du plus sage des Grecs avec ces doctrines bouffonnes ou pernicieuses que le poète a flétries? C’est qu’Aristophane n’a pas seulement le respect du passé, il en a la superstition, et l’on peut dire la manie. Tout changement aux mœurs, aux lois, aux croyances, à l’antique discipline, l’inquiète ou l’exaspère. A ce titre, Socrate lui est odieux, et il le traite de corrupteur de la jeunesse, de contempteur des Dieux et des hommes, d’ennemi public.
La fin de la pièce est l’expression brutale et frénétique de ce sentiment. Phidippide, perverti par Socrate, berne ses créanciers, ment, se parjure, et finalement frappe son père; et non content de le battre, il prétend lui prouver par le raisonnement socratique qu’il a le droit de le battre: «Réponds-moi, mon père. Dans mon enfance, me frappais-tu? — Oui, pour ton bien, dans ton intérêt. — Eh bien, n’est-il pas juste qu’à mon tour je te frappe pour ton bien? puisque c’est vouloir du bien que de frapper. Comment? il faudrait que ton corps fût à l’abri des coups et non le mien? Ne suis-je pas né libre aussi? Les enfants pleureraient, et les pères, non?» — Strepsiade comprend un peu tard quelle folie fut la sienne, et pour la corriger il en commet une plus monstrueuse encore. Il laisse s’éloigner son fils, et prenant une torche, il court livrer aux flammes le logis de Socrate et ceux qui l’habitent. Digne conclusion de toute sa conduite. Strepsiade, d’un bout de la pièce à l’autre, est la négation de l’intelligence, de l’autorité, du devoir paternels.
La comédie politique, telle que l’ont traitée Aristophane et ses émules, devait tomber sous ses propres excès. Trop âcre, trop haineuse pour ne pas soulever contre elle toutes les rancunes, elle disparut dans la grande commotion qui mit fin pour un temps aux libertés athéniennes. Aristophane, dans son œuvre, nous rappelle l’Esope du tableau de Jean Luyken: Esope, la lanterne à la main, s’en va cherchant des hommes et ne trouve que des bêtes. Ainsi le grand comique athénien travestit l’humanité et la livre sans pitié aux sarcasmes d’une satire effrénée.
A cette comédie licencieuse et diffamatrice succèdent la comédie moyenne, puis la comédie nouvelle, dont Ménandre fut l’Homère.
La nouvelle comédie prend son point d’appui dans l’observation des mœurs et des caractères. Elle renonce à parodier, à faire grimacer et trop souvent à dégrader l’humanité, elle se contente de la peindre. Etudier non plus dans l’homme public, mais dans l’homme privé, les passions, les vices, les travers et les ridicules, les exprimer, les exposer en une action régulière, intéressante, vraisemblable, décente, telle est l’œuvre du poète nouveau. La maison, le foyer lui appartiennent: c’est le lieu de la vie privée.
Il mettra en scène des maris, des mères, des épouses, des fils, des sœurs, des enfants.
Notre sujet va donc s’augmenter d’une riche collection de scènes? Non, L’œuvre de Ménandre a péri tout entière. Pas une pièce n’a survécu, pas un acte, pas une scène. Il ne resterait de lui qu’un souvenir et un nom, — nom glorieux et cher à toute l’antiquité, — si les moralistes, les orateurs, les grammairiens n’eussent pris plaisir à citer l’auteur le plus populaire de son temps, à se fortifier de son autorité, à se parer des gracieuses manifestations de sa pensée. Quelques vers épars et religieusement recueillis, étudiés, commentés par la critique moderne, c’est tout ce qui représente Ménandre à nos yeux: «de la poussière de marbre,» disait M. Villemain. Imaginez une belle amphore grecque aux contours polis, arrondis, savamment décorés. Brisez-la en mille pièces, ramassez quelques-uns de ces précieux débris et tachez d’y retrouver l’ensemble anéanti, voilà l’œuvre de ceux qui ont essayé de reconstituer Ménandre.
ESOPE CHERCHEUR D’HOMME
Qu’a donc Esope qui le gêne,
Et pourquoi tient-il à la main,
En plein soleil, sur son chemin,
La lanterne de Diogène?
Pauvre fou, souffle ton fanal!
— Mais le bossu levant la tête:
«Non pas, dit-il: je suis en quête
D’un homme, en propre original.
Or voici l’âne, l’huître et l’oie,
Le lion, le chacal et l’ours,
Et toutes les bêtes de proie,
Mais d’homme, point. Cherchons toujours.»
(Jean Luyken, le Callot
hollandais, est né à Ams-
terdam en 1649; mort en
1712.)
Esope cherchant un homme. Composition de M. Achille Devéria, d’après Jean Luyken.
On y chercherait vainement l’esquisse, l’ébauche d’une physionomie filiale ou maternelle. Et pourtant une de ses comédies avait pour titre la Nourrice, l’autre l’Enfant. Mais quoi! Elles ont péri comme le reste. On ne peut donc se faire une idée juste du rôle de l’enfant dans les comédies de Ménandre. D’autant que les fragments échappés à la destruction offrent en plus d’un cas des données contradictoires. Et cela est naturel, puisqu’il s proviennent des pièces les plus diverses, appartiennent aux personnages les plus opposés, et manquent de la contre-partie qui, dans l’œuvre complète, rétablissait l’équilibre.
«L’aimable et douce chose d’être appelé père!» dit; un personnage. Ou encore: «La vue des enfants est le charme, et fait les délices de l’âme.» Nous sommes dans le camp des partisans du mariage et de la vie de famille. Tournez le feuillet, vous êtes dans le camp opposé :
«Grosse affaire que le nom et le métier de père: alarmes, soucis, chagrins sans mesure et sans fin.» — Et encore: «Pas de créature plus misérable qu’un père, sinon un autre père chargé d’un plus grand nombre d’enfants. »
La note tendre, sympathique, est, en somme, celle qui dominer On reconnaît un observateur attentif et délicat, un cœur largement ouvert aux affections les plus douces; témoins ces vers: «Une mère aime avec plus de tendresse qu’un père.» — «Chose délicieuse que l’amitié et la concorde entre frères.» — «Quoi de plus doux à entendre qu’un père adressant à son fils des éloges sincères?» — «La volupté suprême pour un père, c’est de voir fleurir en vertu, en sagesse un rejeton de sa race.»
Quelques conseils à l’adresse des pères et des enfants sont empreints du génie athénien; ils respirent l’indulgence et le bon sens. Ménandre engage les pères à user de douceur envers leurs fils, mais nulle part il n’autorise la mollesse et l’abdication de soi-même. S’il rappelle «qu’un langage caressant réussit mieux auprès d’un fils que le châtiment et la crainte,» il dit ailleurs ces mots pleins de gravité et dignes d’un éducateur: «Exerce tes fils pendant qu’ils sont enfants: une fois hommes, ils t’échapperont.» — «Qui gourmande sérieusement son fils ne fait que son devoir de père.»
Voici la part des enfants, dans ces sages préceptes: «Révère ton père et ta mère.» — «Qui choye ses parents atteints par l’âge vivra longtemps.» — «Le jeune homme qui ne nourrit pas sa mère du fruit de son travail est un rameau inutile sur la souche productrice.» — «Ne cause-pas de chagrin à ton père: qui chérit avec tendresse est prompt à se-fâcher. »
Une seule note discordante dans cet harmonieux accord: ce sont des vers où s’affiche la partialité la plus choquante et la moins voilée en faveur des. fils au détriment des filles. Quel étrange et fâcheux personnage a pu dire: «Un fils sage est une félicité pour un père; mais quel fardeau que la possession d’une fille!» Se peut-il encore question plus indiscrète que celle-ci: «Ce jour vient de me donner une fille: doit-elle jeter du lustre ou de la honte sur mon nom?» On aimerait à connaître la réponse du poète. Voici la nôtre: «Tout dépend de son éducation première et des exemples domestiques.»
Ménandre n’est pas exempt de misanthropie. Il a écrit la pensée la plus mélancolique peut-être que nous ait léguée l’antiquité : «Mourir dans la fleur de sa jeunesse, c’est signe qu’on est chéri des Dieux.» Peut-être voulait-il consoler quelque mère pleurant sur un berceau vide.