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HOMÈRE, PEINTRE DES ENFANTS.

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Commençons par les Grecs et par l’Iliade d’Homère.

Ce n’est pas que le sujet spécial que nous traitons doive beaucoup à Homère. Peintre de la vie des Grecs à l’âge héroïque, il a plus de combats à décrire que de scènes domestiques à raconter. Ses guerriers n’ont guère le temps d’être pères. Du côté des Achéens, les enfants sont restés sur les rives lointaines de la patrie. Chez les Troyens, ils sortent peu de l’ombre du foyer, et le poète nous conduit rarement de leur côté. Une mère pourtant, l’auguste Andromaque, l’épouse d’Hector, et son fils, le petit Astyanax, fournissent la matière d’un des épisodes de l’Iliade les plus mémorables et les plus légitimement admirés.

C’est après la querelle survenue entre Achille et Agamemnon, querelle fatale qui doit faire couler tant de larmes et de sang. Une bataille opiniâtre a mis aux prises Troyens et Grecs, soldats et chefs, divinités même, protectrices de l’un ou de l’autre camp. Du haut des murs, Troyens et Troyennes suivent anxieusement les phases du combat. Un moment, les troupes d’Hector ont plié, et le héros, tout couvert de la poussière des combats, revient dans Troie pour conseiller aux siens d’apaiser par un riche présent la colère de Minerve, cette puissante alliée des Grecs. Il est entré dans le palais, et il a rempli sa mission. Alors seulement il cherche sa femme, «Andromaque aux bras blancs», et son fils «au berceau», le petit Astyanax. Une servante lui apprend qu’Andromaque, accompagnée d’une nourrice qui porte son fils, s’est rendue toute en larmes, aux portes de la ville, «sur la grande tour d’Ilion.»

Hector se précipite dans cette direction, à travers les rues de la ville «bien bâtie». Il a besoin, ce vaillant, d’embrasser sa femme et son enfant; il s’en ira avec plus d’ardeur reprendre sa place dans le combat. Car, en un point, la partie n’est pas égale entre les Troyens et les Grecs. Ceux-ci combattent pour la vengeance et pour la gloire; mais leurs femmes et leurs enfants, demeurés en Achaïe, ne courent aucun péril. Pour les Troyens, la défaite c’est la captivité des femmes et des enfants, l’outrage inexpiable et la suprême infortune. De là cette tristesse et, si l’on peut dire, cette espèce de pressentiment mélancolique qui pèse en ce moment sur l’âme d’Hector et d’Andromaque.

Celle-ci apparaît. «Sa suivante l’accompagne, portant sur son sein le nourrisson qui ne parle pas encore, l’enfant bien-aimé, beau comme un astre étincelant. Son père lui a donné le nom de Scamandrios ; mais le peuple préfère le nom d’Astyanax [roi de la ville], parce que c’est Hector seul qui protège Ilion.»

Voilà donc l’enfant entré pour la première fois dans la poésie grecque, et jetant autour de lui, grâce au génie d’Homère, un reflet de sa divine beauté. Voici maintenant la mère, ou plutôt voici l’épouse et la mère, car ces deux caractères dans Andromaque sont liés l’un à l’autre et ne se séparent jamais. La vue de son fils fait sourire le héros; mais Andromaque ne sourit pas; l’inquiétude lui ronge le cœur:

«Malheureux! lui dit-elle, ton courage te perdra; tu n’as pitié ni de ton fils en bas âge, ni de moi, infortunée, qui serai bientôt ta veuve; car les Achéens te tueront en s’élançant tous sur toi. Mieux vaudrait, si je te perdais, être ensevelie sous la terre; car lorsque tu auras subi ta destinée, il ne me restera plus de consolation, mais seulement la douleur, puisque je n’ai plus ni mon père, ni ma mère vénérée.... Hector, tu es donc pour moi mon père, ma mère vénérée, tu es mon frère, tu es mon époux florissant. Aie pitié de moi maintenant, reste ici sur ce rempart, ne fais pas ton fils orphelin et ta femme veuve..... .»

La réponse d’Hector est à la fois touchante et digne. Il y a, dans cette réplique, la part du guerrier qui se doit au service de la patrie, la part de l’époux et du père qui ne peut rester insensible au péril des siens.

«Alors, le grand Hector, dont le casque porte un panache ondoyant, lui répond: Certes, femme, moi aussi j’éprouve tous ces soucis, mais j’aurais honte devant les Troyens et les Troyennes au péplum traînant, si, comme un lâche, je fuyais le combat. Ce n’est pas là ce que mon cœur me commande, car j’ai appris à être brave et à combattre au premier rang des Troyens, pour défendre la gloire de mon père et la mienne. Oui, je le sais, je le sens dans mon cœur, un jour viendra où périra la sainte Ilion, et Priam, et le peuple de Priam à la forte lance. Et cependant ni le malheur des Troyens, ni celui d’Hécube elle-même [sa mère] ou du roi Priam, ou de mes frères qui tombèrent nombreux et vaillants dans la poussière, sous les coups des ennemis, ne me touche autant que le tien, lorsqu’ un Achéen à la cuirasse d’airain t’emmènera pleurant, t’ayant ravi la liberté ! Esclave dans Argos, tu tisseras la toile sous les ordres d’une étrangère, et tu seras forcée de puiser de l’eau aux fontaines de Messéis ou d’Hypérée, car la dure nécessité pèsera sur toi. Et les passants diront en voyant couler tes larmes: «Celle-ci est la femme d’Hector qui était le plus brave des Troyens dompteurs de chevaux, quand ils combattaient autour d’ilion.» C’est ainsi que l’on parlera, et ce sera un nouveau chagrin de te sentir privée de l’époux qui te protégerait contre la servitude. Ah! que je meure et que la terre ensevelisse mon cadavre, avant que j’entende tes cris quand on t’arrachera d’ici.»

Triste scène si elle n’était subitement égayée et comme éclairée d’un rayon d’espérance et de joie par la présence du petit Astyanax. Hector l’aperçoit et lui tend les bras. «Mais l’enfant se rejette en criant contre le sein de la nourrice, épouvanté à la vue de son père, à la vue de son armure d’airain et des crins du cheval qui s’agitaient terriblement sur le cimier du casque. Et le père bien-aimé sourit, et la mère vénérable aussi. Aussitôt l’illustre Hector ôte son casque et le dépose à terre, tout resplendissant. Puis il embrasse son cher fils, le balance dans ses bras et, adressant sa prière à Jupiter et aux autres dieux, il dit: «Jupiter, et vous, dieux, faites que cet enfant, mon fils, se distingue parmi les Troyens, qu’il soit comme moi plein de force et de courage, et qu’il soit un roi puissant dans Ilion, de sorte qu’on dise un jour en le voyant revenir de la guerre: «Il est plus brave que son père; qu’il rapporte les dépouilles de l’ennemi qu’il aura tué et que le cœur de sa mère se réjouisse.»

«Ayant ainsi parlé, il mit son fils dans les bras de sa femme chérie; et celle-ci le prit sur son sein parfumé, souriant au milieu de ses larmes.»

Un sourire entre deux larmes, toute la vie des mères, toute celle des enfants tient dans ces mots, et notre poésie moderne, si savante et si ingénieuse dans la peinture du monde enfantin, ne trouvera pas mieux que n’a fait du premier coup le vieil Homère.

Cette scène avait, dès l’antiquité, profondément remué les cœurs. Les arts s’en étaient emparés, chacun à sa manière. Elle était éminemment propre à inspirer les peintres, et ceux-ci n’eurent garde de la négliger. On lit dans Plutarque, Vie de Brutus, que lorsque Brutus prit congé de sa chère Porcia, pour aller combattre dans les plaines de Macédoine, Porcia, saisie d’un funeste pressentiment, ne pouvait détacher ses regards d’un tableau qui représentait les adieux d’Andromaque et d’Hector: elle y lisait le sort prochain de son mari, et sa propre destinée.

Un poète du seizième siècle, Monchrestien, auteur d’une tragédie d’Hector, a transporté la scène elle-même sur notre théâtre. L’imitation, bien que gauche et maladroite, reproduit avec naïveté quelques traits du modèle antique. En voici le meilleur passage, celui où le héros troyen s’adresse à son fils:

Viens ça, cher enfançon, doux fardeau de mes bras;

Tends à mon col armé tes membres délicats.

Quoy, tu as peur, mon fils? Tu tournes le visage?

Il craint ce fier armet qui la teste m’ombrage.

Voyez comme il estraint de sa petite main

Le bras de sa nourrice, en lui pressant le sein.

Octroyez-moi, grands dieux, que ce royal enfant

Devienne juste en paix, en guerre triomphant.

Qu’il aspire toujours à la gloire éternelle;

Qu’il pardonne au sujet, et dompte le rebelle.

Du noble sang troyen faites-le gouverneur,

Et qu’il soit à son peuple un astre de bonheur.

Donnez à sa vertu fortune si prospère

Qu’on die en le vantant: le fils passe le père.

Lors, s’il advient qu’un jour son bras victorieux

La dépouille ennemie appende aux sacrés lieux,

Pour consoler sa mère et la remplir de joie,

Dieux que j’ai révérés, faites qu’elle le voie.

Quant à ce «sourire mouillé de larmes» qui est un des traits les plus charmants de l’épisode homérique, il a été imité cent fois soit par les anciens, soit par les modernes. Malfilâtre en donne cette jolie traduction:

A cet enfant qui ne la voyait pas,

Elle sourit en étendant les bras,

Elle sourit et pourtant elle pleure.

Rousseau tire de ce passage d’Homère une ingénieuse leçon de pédagogie à l’usage des enfants peureux. «Quand, dit-il, dans les adieux d’Andromaque et d’Hector, le petit Astyanax, effrayé du panache qui flotte sur le casque de son père, le méconnaît, se jette en criant sur le sein de sa nourrice, et arrache à sa mère un sourire mêlé de larmes, que faut-il faire pour guérir cet effroi? Précisément ce que fait Hector, poser le casque à terre et puis caresser l’enfant. Dans un moment plus tranquille, on ne s’en tiendrait pas là ; on s’approcherait du casque, on jouerait avec les plumes, on les ferait manier à l’enfant; enfin la nourrice prendrait le casque et le poserait en riant sur sa propre tête, si toutefois la main d’une femme osait toucher aux armes d’Hector.»

Andromaque apprend la mort d’Hector. — Dessin de Flaxman.


Cependant les destins suiventleur cours. Hector atuéPatrocle; iltombe à son tour sous le bras vengeur d’Achille. Ses talons sont percés d’une courroie. il pend, attaché au char du vainqueur, et son noble front traîne dans la poussière sanglante. A cette nouvelle, Priam, Hécube, le peuple, Troie tout entière poussent un long cri de douleur. Nul n’ose annoncer à Andromaque le deuil qui vient de frapper elle et son fils. Le poète nous la montre dans son palais, travaillant avec ses femmes, qui font tiédir sur le feu l’onde où doit se baigner, au retour du combat, le guerrier poudreux. Elle-même tisse de ses mains une toile «éclatante de pourpre, ornée de fleurs brillantes.» Soudain, aux cris et aux pleurs qui s’élèvent dans la ville, un pressentiment la saisit. «La navette s’échappe de ses doigts.»

Suivie de ses femmes, elle accourt sur le rempart, interroge du regard le champ de bataille et voit, ô pitié ! «le corps de son époux chéri, traîné sous les murs d’Ilion par les coursiers d’Achille et jusque vers les vaisseaux des Grecs.» Ses yeux se ferment, elle s’évanouit. «Loin de sa tête se répandent les rubans, les bandelettes éclatantes, le réseau qui retient sa chevelure, et le voile que lui donna la blonde Vénus, le jour où le vaillant Hector l’emmena hors du palais de son père, comblée de présents.» Dernière image d’Andromaque aimée, belle, et florissante, dernière parure que remplaceront désormais les voiles et les vêtements de deuil. On s’empresse autour d’elle, on la ranime; la première parole sortie de ses lèvres est le nom d’Hector:

«Hector, quel malheur est le mien! Nous sommes nés pour un même destin, toi dans Ilion, sous le toit de Priam, moi à Thèbes, sur le flanc boisé du Plakos... Maintenant, tu vas dans la demeure de Pluton, sous la terre, me laissant, veuve inconsolable, dans notre maison.» Mais presque aussitôt, sa pensée se détache d’elle-même et se porte sur l’enfant orphelin. Quelles destinées l’attendent!

«Ce petit enfant que nous avons mis au monde, tu ne pourras plus le défendre, Hector, puisque tu es mort, et lui non plus ne te sera de rien. S’il échappe à la guerre lamentable des Achéens, des souffrances et des chagrins sans nombre l’attendent; car ils lui enlèveront ses biens. Le jour qui fait un enfant orphelin lui enlève tous ses amis; il a toujours la tête baissée et les yeux baignés de larmes. Pauvre, il va trouver les compagnons de son père, retient l’un par son manteau, l’autre par sa tunique; et si l’un d’eux, à la fin ému de pitié, lui présente un instant sa coupe, à peine y peut-il tremper ses lèvres. Un autre enfant, fier de ses deux parents, le chasse du festin avec outrage et le frappe en s’écriant: «Sors honteusement d’ici, ton père ne s’assied pas à notre table.» Ainsi reviendra en pleurant auprès de sa mère veuve, notre Astyanax qui jadis, sur les genoux de son père, mangeait la moelle et la graisse des brebis; et lorsque le sommeil le prenait et qu’il cessait de jouer, il dormait dans un lit moelleux, bercé par sa nourrice, le cœur plein de joie... Et toi, aujourd’hui, près des navires à la proue recourbée, loin de tes parents, les vers rampants te mangeront, après que les chiens se seront rassasiés de ta chair nue...» (Iliade, chant XXII.)

L’éducation d’Achille, d’après J.-B. Regnault.


Ainsi, dans Homère, comme plus tard dans Virgile et dans Racine, c’est le sentiment maternel qui domine Andromaque. La perte qu’elle a faite, elle la sent, à coup sûr, amère et profonde. Mais celle qu’a faite Astyanax la touche plus cruellement encore. Voilà la plaie vive et saignante qu’elle porte au cœur et qui ne se fermera plus. Peinture éternellement vraie, éternellement belle, de la nature féminine, première et grandiose création du génie grec qui fait qu’on répète sans se lasser les vers consacrés par André Chénier à la gloire de l’harmonieux aveugle:

Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère,

Et depuis trois mille ans Homère respecté

Est jeune encor de gloire et d’immortalité !

Est-ce le même poète, est-ce le peintre exquis d’Astyanax sur le sein parfumé de sa mère, qui a tracé d’Achille enfant cette image crûment fidèle? C’est le précepteur d’Achille, c’est le vieux Phœnix qui la lui remet sous les yeux: «Achille, je t’aimai de toute mon âme, et je t’ai fait ce que tu es. Enfant, tu refusais d’aller avec un autre que moi en un festin. Dans le palais de Pélée ton père, tu refusais de manger tant que je ne t’avais pas pris sur mes genoux, tant que je n’avais pas coupé les mets destinés à te rassasier; et que de fois, quand j’approchai le vin de tes lèvres, tu as arrosé ma poitrine et mes habits de ce que tu rejetais, car ton enfance fut difficile .» (Iliade, ch. IX.

Oui, c’est le même art, attentif à observer la nature, habile à la peindre tout entière. Plus haut, c’était l’idéal dans toute sa grâce; ici, c’est la réalité, c’est le trivial dans toute leur énergie.

Et c’est encore un sentiment bien vif des mœurs de l’enfance qui respire dans cette raillerie lancée par Achille à son ami Patrocle: «Vas-tu donc pleurer comme une petite fille qui court à côté de sa mère, supplié qu’on la porte, saisit les plis de sa robe, la retarde, l’arrête, la regarde en pleurant et n’a de cesse qu’on ne l’ait prise sur les bras?»

Homère n’eût-il écrit que ces quelques vers, on pourrait dire de lui qu’il a connu, qu’il a représenté l’enfance.

Le livre des enfants et des mères

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