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L’ENFANT DANS LA POÉSIE LYRIQUE ET IDYLLIQUE — ENFANCE ET VOCATION-DU DIEU DES VOLEURS — PREMIÈRE PROUESSE D’HERCULE

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Le poème dramatique, soumis à des lois spéciales, dont quelques-unes sont étroites et rigoureuses, ne peut montrer l’enfant sous tous ses aspects L’écrivain est plus à l’aise dans les genres épique et lyrique. Ici pas d’unité de temps, pas d’unité de lieu. Le poète dispose en maître de l’espace et de la durée. Il procède par tableaux, descriptions, non plus seulement par dialogue et par action. Le cadre est plus facile à remplir, la matière plus. variée. Toute la vie enfantine lui appartient: la naissance, l’allaitement, le sommeil, le réveil, le jeu, le rire, les larmes, la joie, la colère, la douleur, les premières paroles, les premiers pas, les premières épreuves, la santé, la maladie, la mort. Il n’y a pas un acte, pas un sentiment propre au premier âge sur lesquels ne puisse tomber le rayon de la poésie, ce rayon qui colore et embellit toute chose.

Et cependant, en dehors de l’Iliade et du théâtre, nous avons peu d’extraits, à recueillir dans ce qui nous reste de la poésie grecque. Les vers heureux ne manquent pas, mais ce sont des traits épars: il y a peu de peintures d’ensemble où l’enfant, unique sujet du poème, se développe dans l’ampleur de son être et de sa beauté.

Et notez que lorsque le cas se présente, il s’agit presque toujours de l’enfance d’un héros ou d’un dieu: les jeunes immortels font tort aux simples mortels. La poésie grecque semble ne pouvoir se passer du mythe et de la légende.

Ici encore Homère serait l’initiateur, s’il faut continuer d’inscrire son nom sur ces Hymnes consacrés à quelques-unes des grandes divinités grecques. L’Hymne à Apollon, qui est le premier et peut-être le plus beau, contient un aimable tableau de la naissance du jeune dieu. C’est à Délos où Latone vient de trouver asile. A la vue de l’enfant nouveau-né, les déesses accourues autour de Latone jettent un cri de joie. «Alors, ô cher Phébus, dit le poète, les déesses te baignèrent dans l’eau limpide, purement, chastement, et elles te donnèrent pour lange un voile blanc, léger et frais tissu, qu’elles assujettirent avec une ceinture d’or. La mère n’allaita pas Apollon, mais Thémis lui fit goûter le nectar et l’ambroisie, et Latone se réjouit d’avoir donné le jour à un fils habile à lancer les flèches.»

Le nectar et l’ambroisie qui, pour Apollon, remplacent le lait maternel, lui réussissent au point que dès le premier jour il rompt ses langes, sa ceinture d’or, se lève et demande aux immortelles un arc et une lyre. Puis il s’élance sur la terre aux larges chemins, et féconde de son regard les campagnes de l’opulente Délos. Il vient à Delphes et de là, rapide comme la pensée, il s’élève jusqu’à l’Olympe dans le palais de Jupiter, parmi l’assemblée des Dieux. «Et soudain les Dieux immortels ne songent plus qu’à la lyre et aux chants. Les Muses répondent à ses accords par leur belle voix... Les Grâces aux belles tresses, les Heures joyeuses, l’Harmonie, Hébé, Vénus, fille de Jupiter, forment un chœur de danse se tenant par la main.»

L’Hymne à Mercure traite un sujet analogue, seulement le caractère du jeune dieu, fils de Jupiter et de Maïa, permet au poète de s’égayer, et il use de la permission au point de faire croire par moments qu’il a servi de modèle à Rabelais. La chronique de Mercure semble, en quelques passages une page détachée par avance de la chronique de Gargantua. Par ailleurs, c’est un conte de fées.

Le dieu qui préside à la lyre, aux exercices du corps, aux larcins (telles sont trois des principales attributions de Mercure dans la mythologie), tire bon parti de sa première journée d’existence. «Né aux premiers rayons du jour, le matin il joua de la cithare, le soir il déroba les bœufs d’Apollon.» L’enfant précoce, incapable de se tenir tranquille dans son berceau, s’élance dans la campagne, en quête d’un bon coup à faire. Tandis qu’il traverse la campagne fleurie, une tortue de montagne se présente sur son chemin; il la ramasse, tue l’animal inoffensif, vide et creuse l’écaille avec un ciseau de fer brillant, coupe des tiges de roseaux de mesure inégale, ajuste le chevalet, tend sept cordes sonores faites des boyaux d’une brebis, et voilà la lyre inventée. «Aussitôt fabriqué, il essaie le jouet délicieux et fait retentir chaque note sous l’archet. Sous la main du dieu, l’instrument émet des sons magiques et, saisi d’enthousiasme, l’enfant se met soudain à chanter.» Le chant fini, il dépose la lyre sur son berceau et repart. «Il médite en son esprit une ruse profonde, comme celles que pratiquent les voleurs à l’heure la plus sombre de la nuit.»

Ce dessein ténébreux consiste à dérober les bœufs d’Apollon. Ce dieu des voleurs pourrait dire, comme plus tard le Cid:

Mes pareils à deux fois ne se fontpas connaître,

Et pour leur coup d’essai veulent des coups de maître.

Il court jusqu’aux lieux où les bœufs immortels des divinités bienheureuses ont leurs étables et paissent en de riants pacages, dont la faux n’a jamais retranché l’herbe. Le fils de Maïa choisit cinquante génisses des plus grasses et les détourne du reste du troupeau. Pour mieux cacher leurs traces, il les fait marcher à reculons, en sorte que les pieds de devant étaient marqués en arrière, et ceux de derrière en avant. Lui-même a pris soin de retirer ses sandales et d’en chausser d’autres, tressées sur place avec des branches de tamarin et de myrte garnies de leurs feuilles. Les feuilles traînantes effaçaient sur le sable l’empreinte des pas. Le coup fait, il revient vers la demeure de sa mère par des chemins détournés. Mais un vieillard travaillant à son enclos l’aperçoit par-dessus la haie. «Vieillard, dit Mercure à ce témoin dangereux, si tu as vu, n’aie pas vu, et sois sourd si tu as entendu. Aucun dommage ne t’atteint, garde donc le silence.»

Mercure inventant la lyre, d’après Barry.


Mercure poursuit sa route, la faim le prend; il allume du feu au moyen de morceaux de bois sec tournés rapidement entre ses mains. Deux génisses séparées du troupeau sont immolées par lui. Il brûle les chairs sur les charbons ardents et se repaît de la fumée du sacrifice, car, en dieu qui se respecte, il se garde bien de souiller de la chair des bêtes «son gosier sacré.» Il jette les débris dans l’eau du fleuve Alphée qui coulait près de là, enferme le reste du troupeau dans une étable et se remettant en route par un beau clair de lune, il revient au logis maternel. Ni dieu, ni mortel ne le rencontre, «et les chiens s’abstiennent d’aboyer après lui.» Se faisant tout petit, «il rentre chez lui par le trou de la serrure, et vite, le glorieux Mercure se glisse dans son berceau, enveloppé de langes jusqu’au cou, comme un nouveau-né.» Mais son manège n’échappe pas à sa mère qui le gronde et le gourmande. A quoi l’enfant répond par l’aveu cynique de son larcin et par cette déclaration plus cynique encore: «Si mon père (Jupiter) ne m’accorde pas les mêmes honneurs [que ceux dont jouit Apollon], je tenterai de les acquérir, et je me ferai chef des voleurs.» Et pour montrer qu’il est digne de l’emploi, il parle d’aller piller le trésor d’Apollon à Delphes.

Cependant Apollon a découvert le vol de ses bœufs. Quel en peut être l’auteur? Il interroge le vieillard qui toujours travaille dans son enclos. Celui-ci ne tient nul compte des défenses de Mercure: «Je crois avoir vu, dit-il, un enfant en bas âge, marchant avec des génisses aux belles cornes, et il avait un bâton à la main. Or, il marchait en faisant des détours, les entraînait à reculons et tournait la tête du côté opposé.» Le renseignement est vague et n’eût pas fort aidé Apollon, lorsqu’un oiseau aux ailes étendues traverse le ciel. Le dieu tire l’augure et connaît toute la vérité. Il se dirige en hâte vers la demeure de Mercure et de Maïa. Mercure, à son approche, renfonce sa tête dans ses épaules, et feint de dormir en pressant dans ses bras son jouet de la veille, l’écaille de tortue artistement travaillée. Apollon ne s’y trompe pas, il somme Mercure de dire où sont cachées ses génisses, sans quoi il le précipitera dans le sombre Tartare. «Tes génisses? s’écrie Mercure du ton d’un juste calomnié, connais pas: n’ai rien vu, n’ai rien entendu, et c’est tant pis pour moi, car je ne gagnerai pas la récompense honnête promise pour les objets perdus.» Puis le prenant sur le ton ironique: «Ai-je l’air d’un ravisseur de bœufs, d’un robuste gaillard? J’ai bien d’autres soins en tête. Et dormir, et téter, et changer de langes, et me baigner dans l’onde tiède? Prends garde qu’on ne vous entende, toi et ta méchante querelle. Cela prêterait à rire aux Dieux immortels. Un nouveau-né, un nourrisson franchir le seuil de cette demeure avec des bœufs parqués dans les champs! Quelle folie! Mais comment feraient mes petits pieds pour marcher sur la terre rocailleuse?»

Il termine en offrant de jurer par Jupiter, «grand et solennel serment », qu’il n’a pas volé les bœufs, ni aperçu le voleur. Telle est, à l’âge de deux jours, la sincérité du petit dieu Mercure! Apollon n’en est pas autrement indigné. On sent que s’il n’y allait de son bien, il admirerait cet art de mentir si précoce et si consommé ! Mais il lui faut retrouver ses génisses. Il tire Mercure hors de son berceau et le menace de mort. Celui-ci réclame l’arbitrage de Jupiter. Tous deux, «l’habile (c’est Apollon) et le rusé (c’est Mercure),» s’élancent sur les cimes de l’odorant Olympe, près du fils de Saturne, dont la main déploie pour eux les balances de sa justice. Apollon expose ses griefs, Mercure confirme ses dénégations et renouvelle ses faux serments. Tout cela amuse beaucoup Jupin, «qui rit aux éclats de voir son artificieux enfant nier avec tant d’art le vol des génisses. » Pour en finir, il lui ordonne d’aller avec Apollon à la découverte des bœufs. «Ce disant, il fit le signe de la tête, et Mercure obéit, car la volonté de Jupiter persuade et triomphe sans peine.»

On arrive au lieu du larcin. La peau des deux génisses encore toute fraîche ne permet pas de s’y méprendre. Mercure, inquiet de la tournure que prend l’affaire, cherche à s’évader, mais, n’y réussissant pas, il se décide à tenter sur Apollon le pouvoir de sa lyre. «Il place l’écaille de tortue sur sa main gauche, et avec l’archet fait résonner toutes les cordes l’une après l’autre. L’instrument rend sous sa main des sons magiques. » Apollon est ravi. La divine harmonie pénètre ses sens, et il écoute de toute son âme la voix du fils de Maïa qui s’accompagne de la lyre en chantant. Dénouement prévu: la lyre inventée par lui, Mercure la cède à son frère Apollon, serviteur des Muses, maître des danses et des chœurs dans le. grand Olympe. En échange, Mercure garde les génisses volées et Jupiter lui octroie sa grâce. Et voilà comment Phébus-Apollon est devenu le dieu de la lyre, et son frère, le petit Mercure, le dieu des voleurs. Si jamais moralité fut absente d’une poésie, c’est de celle-là, et vraiment c’est se moquer que d’attribuer au grand Homère cet hymne saugrenu.

Plus naturelle et plus sensée est la légende d’Hercule au berceau, chantée par Théocrite.

La scène se passe à Thèbes dans le palais d’Amphitryon et de sa femme Alcmène. Hercule et son frère Iphiclus sont âgés de dix mois seulement. Le futur demi-dieu, lavé, allaité par sa mère, repose auprès de son frère, dans le grand bouclier d’airain qui lui sert de berceau. Assise auprès des jumeaux, Alcmène remue doucement le bouclier, et de sa voix qui chante s’efforce d’endormir les deux enfants: «Dormez d’un doux sommeil, suivi d’un doux réveil. Ame de ma vie, frères chéris, enfants conservés à ma tendresse, endormez-vous heureux, et puissiez-vous, avant l’aurore, vous réveiller heureux.»

Le sommeil envahit les enfants; la nuit fournit la moitié de sa course, «lorsque soudain paraissent deux horribles serpents, tout hérissés de vertes écailles.» C’est Junon, la jalouse Junon, qui les a poussés vers le seuil du palais thébain, afin d’étouffer Hercule au berceau.

Mais Jupiter veille sur lui. Il fait luire une vive et magique lumière qui dissipe soudain les ténèbres de la nuit, éveille les enfants, et les avertit du danger.

Ici se marque bien la différence des deux jumeaux. Iphiclus est saisi de frayeur. A peine a-t-il vu les deux serpents déjà sur le bord du bouclier, «il jette un cri, repousse de ses pieds la molle toison qui le couvre et vainement cherche à fuir.»

Bien différent Hercule: le futur demi-dieu n’a jamais encore connu les pleurs ni l’épouvante. «Il saisit les monstres; ses mains enfantines serrent d’un indissoluble lien leur gorge gonflée d’un noir venin.» En vain les serpents l’enveloppent de leurs replis, déroulent leurs anneaux, et s’efforcent de l’étouffer: l’enfant résiste et leur tient tête.

Cependant Alcmène, avec Amphitryon son époux, dort dans une chambre voisine. Aux cris d’effroi poussés par Iphiclus, la mère s’est éveillée la première: détail d’une délicatesse heureuse et toujours vraie. Les mères ne dorment que d’un œil, elles entendent en songe: un souffle, une ombre, un rien, tout les éveille. Quant au père, il n’a rien entendu, il le faut secouer:

«Lève-toi, dit-elle à Amphitryon, je tremble, l’effroi glace mes sens, lève-toi sans même chausser tes sandales. N’entends-tu pas les cris du plus jeune de nos fils? La nuit couvre encore la terre de ses ombres, l’aurore ne paraît pas, et cependant vois comme ces murs sont éclairés. Il se passe ici quelque chose d’étrange, ô mon époux chéri.»

Amphitryon s’élance du lit de cèdre odorant, saisit son épée suspendue par le baudrier à une colonne du lit. Mais soudain la lueur magique qui éclairait la muraille s’éteint, et tout rentre dans l’obscurité. Amphitryon appelle ses serviteurs. On s’empresse, on court au foyer rallumer la flamme qui couve sous la cendre. Les lampes brillent, on entre dans la chambre des enfants, et chacun pousse un cri d’horreur à la vue des deux monstres enroulés autour du bouclier. A l’approche de son père, Hercule, plein d’une joie naïve, tend les bras vers lui, montre les serpents et les jette à ses pieds, étouffés et sans vie.

Alcmène est entrée sur les pas d’Amphitryon. Vers lequel des deux enfants court-elle d’abord? Vers le fort et le victorieux? Non. Vers le poltron, vers l’effrayé, vers celui que les autres oublient et négligent. Oh! la vraie mère! Elle le voit pâle, effaré, criant encore d’épouvante. Elle le prend, le rassure, le presse contre son sein, le berce de caresses et le rendort.

Amphitryon n’a de regards que pour Hercule; sa vigueur, sa hardiesse l’enchantent. Il le replace lui-même dans sa petite couche, chaudement étendu sous la toison d’un agneau. «Puis il retourne à son lit, où le sommeil a bientôt refermé sa paupière.»

Et qui des deux, le matin, au chant du coq, est levé d’abord? Alcmène. Alcmène tremble que le prodige des deux serpents n’annonce quelque danger terrible pour ses enfants. Elle envoie chercher le devin Tirésias, l’aveugle habile à lire dans les secrets de l’avenir. Elle l’interroge avec anxiété.

«Rassure-toi, lui répond le devin Tirésias. J’en jure par cette douce lumière qui depuis si longtemps ne luit plus pour mes yeux: plus d’une fois les femmes d’Achaïe mêleront à leurs chants le nom d’Alcmène et tu seras vénérée des Argiennes. Parvenu à l’âge d’homme, ton fils, héros invincible, montera vers la voûte éthérée, destructeur des monstres des forêts, et vainqueur des mortels les plus redoutables. Il accomplira les douze travaux imposés par les destins; la flamme du bûcher consumera ce qui reste en lui de mortel, et il ira habiter le palais de Jupiter .»

Il sied de clore la série par la légende de Danaé, chantée par Simonide. Danaé, fille d’Acrisius, est exposée sur la mer avec son fils nouveau-né le petit Persée. Le coffre qui les porte est ballotté sur les vagues: l’enfant dort au roulis de son étrange berceau. Danaé veille et pleure: «O mon entant, que j’ai de peine! Et toi, tu dors, et d’un cœur paisible tu sommeilles dans cette affreuse demeure aux clous d’airain, qui brillent dans la nuit, au sein des noires ténèbres. Et quand sur tes beaux cheveux en désordre passe le flot, tu n’y prends garde, non plus qu’au bruit du vent, couché dans ta couverture de pourpre, charmante figure. Oh! si ce danger en était un pour toi, à mes paroles tu prêterais l’oreille; ah! dors, dors, mon enfant; dorme la mer, dorme l’infortune. Jupiter, ô notre maître, montre que ta volonté est changée. Si mes paroles sont trop hardies, je t’en conjure, pour notre enfant, pardonne-les-moi .»

Qui aime les symboles est libre de voir dans ce fragment la figure de l’amour maternel. La mère, prenant pour elle tous les soucis de la vie, veille, prie, pleure, souffre l’angoisse et la terreur, tandis que l’enfant vogue insouciant et joyeux sur la mer en courroux. A l’une toutes les douleurs, à l’autre toutes les joies de la vie, jusqu’au jour qui clôt l’heureuse enfance.

Le livre des enfants et des mères

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