Читать книгу Le Dimanche des Enfants - J. N. Bouilly - Страница 16
LES CONTREBANDIERS.
ОглавлениеNos trois fugitifs voyagèrent ainsi plusieurs jours, en se dirigeant vers les côtes d’Angleterre et suivant toujours des chemins de traverse dans la crainte d’être poursuivis; et la pauvre petite Henriette qui, le premier jour, avait été enchantée de ce changement de position, commençait à regretter sa chambre bien close, quoique grillée, et cette solitude qui l’ennuyait tant.
Vers la fin du huitième jour, à l’entrée de la nuit, ils se trouvèrent devant une cabane isolée, non loin des bords de la mer. Madame Morton, épuisée de fatigue, ne se sentait plus la force de se tenir sur son cheval; Péterson frappa à la porte de cette cabane pour y demander l’hospitalité.
«Qui va là? répondit une voix enrouée et d’un ton de mauvaise humeur.
—De pauvres voyageurs surpris par la nuit, qui demandent un gîte pour une ou deux heures, reprit Péterson; il y a un enfant; au nom du ciel, ne nous refusez pas.»
A ce mot d’enfant, la porte s’ouvrit aussitôt; car l’enfance porte toujours avec elle une magie qui soumet les cœurs même les plus durs; et une vieille femme parut sur le seuil: «Entrez,» dit-elle simplement.
Péterson, qui était descendu de cheval, remit aux mains de la vieille la petite Henriette endormie; puis, ayant aidé la comtesse à quitter sa monture, il conduisit les deux chevaux dans une grange que lui indiqua cette femme, tandis que la comtesse pénétrait dans l’intérieur de la cabane.
C’était une misérable hutte de pêcheur, toute tapissée de filets; des poissons pendaient à des crocs. Quelques bottes de paille, étalées çà et là, prouvaient que ses habitants n’avaient pas d’autres lits pour se reposer.
Péterson était de retour à peine de la grange que la porte de la cabane s’ouvrit de nouveau, mais brusquement; et trois hommes parurent soudain: tous trois de stature colossale, à l’air farouche, vêtus de la même manière, armés de pistolets et de carabines; ce devait être le père et les deux fils.
«A souper, la mère!» crièrent-ils en entrant; mais, à la vue des étrangers qui s’étaient levés à leur approche, leur front se rembrunit.
Henriette, qui venait de se réveiller, les regarda avec effroi.
«Ce sont des voyageurs égarés, dit la vieille femme répondant ainsi aux regards inquiets de ces trois hommes; ils ont avec eux cette enfant: mais voici le souper,» ajouta-t-elle en posant sur la table une marmite pleine de soupe et un plat énorme de pommes de terre bouillies; puis une petite fille parut, tenant une cruche pleine de bière.
Quelques mots ayant été échangés entre la vieille femme et la petite fille à propos de sa lenteur à faire son service, Nelly (c’était le nom de la petite) s’en alla bouder et pleurer dans un coin.
Pendant qu’on prenait place à table et qu’on invitait le plus poliment du monde madame Morton à vouloir bien partager ce repas, Henriette s’approcha tout doucement de Nelly.
«Est-ce que tu es une princesse? lui demanda-t-elle de prime abord.
—Pourquoi? repartit la boudeuse.
—C’est que tu pleures et que je n’ai jamais vu pleurer que des princesses, reprit-elle naïvement; les autres enfants ne s’ennuient jamais.»
Ces paroles ayant attiré l’attention du plus âgé d’entre les trois hommes, il se tourna vers Henriette, et, remarquant avec surprise son ravissant et blanc visage entouré de sa couronne naturelle de beaux cheveux blonds, il s’écria:
«Quel bel enfant pour un enfant de paysan!
—Monsieur, riposta aussitôt Henriette d’un air de dignité offensée, je ne suis pas un paysan, mais bien une princesse, s’il vous plaît.
Madame Morton, qui n’avait pu prévoir cette repartie funeste, devint pâle; elle allait chercher à en détruire l’effet, lorsque le père l’interrompant brusquement: «Pensez-vous nous donner le change, madame, et ne voyons-nous pas à votre air, à celui de cette enfant, que vous êtes de grands personnages déguisés... Mille cartouches!... ne craignez rien: nous sommes des contrebandiers, mais non des espions, des délateurs.
—Messieurs, répondit la comtesse d’une voix émue: dans le fait, j’aime mieux me fier à votre bonne foi; sachez donc tout, et que notre confiance nous serve du moins de sauve-garde auprès de vous...» Puis, ayant un moment recueilli ses esprits troublés par la terrible indiscrétion de Henriette, elle ajouta: «Vous voyez en cette enfant madame Henriette-Anne d’Angleterre, la fille de notre infortuné roi, Charles I, et de Henriette-Marie de France, fille de Henri IV; malheureuse reine, comme elle s’est appelée si souvent elle-même! On la maria en 1625 (elle avait quatorze ans alors), au prince de Galles, Charles Stuart; véritable fille de Henri le Grand, elle était douée de toutes les vertus: douce et bonne, autant que noble et courageuse, on ne pouvait pas plus douter de sa parole que désespérer de sa clémence! Mon Dieu! qui ne l’a vue, lors de la peste qui affligea Londres! qui ne se la rappelle prodiguant indistinctement ses charités à tous les sujets de son époux? Et quand le feu des discordes civiles et religieuses se ralluma; quand on se révolta en Écosse, en Angleterre; quand le roi eut à combattre ses propres sujets, n’accusa-t-on pas la reine de tant de maux?... et comment cette noble fille de Henri le Grand répondit-elle à tant d’outrages?... par des bienfaits, par des preuves constantes de bonté, de sagesse et de fermeté. Enfin, lorsque les rebelles croissant chaque jour en audace, en puissance, Charles I fut obligé de fuir Londres et de se séparer de sa femme, quelle conduite admirable ne développa-t-elle pas encore, cette jeune et infortunée reine d’Angleterre! Oh! laissez-moi vous raconter cela, poursuivit madame Morton lisant sur les visages basanés de ses convives l’émotion que son récit faisait naître; laissez-moi vous parler de cette noble femme, que j’ai si souvent entendu calomnier. Sous prétexte de conduire, en Hollande, la princesse royale, sa fille aînée, mariée depuis peu à Guillaume, prince d’Orange, il fut convenu que la reine irait y chercher des secours d’armes et d’argent. Une furieuse tempête l’assaillit à son retour; mais, au milieu des éclairs et de l’ouragan, rien ne put lui faire quitter le pont du navire; ranimant de la voix et du geste le courage abattu de l’équipage, elle disait avec un air de conviction qu’elle communiquait aux autres: «Les reines ne se noient jamais.» Bientôt, après avoir perdu deux vaisseaux et une grande partie des munitions qu’elle apportait, Henriette fut rejetée sur les côtes de la Hollande; et, au bout de quinze jours, elle se confiait encore aux hasards de la mer, aux rigueurs de l’hiver; enfin elle débarqua en Angleterre, où l’attendaient de nouveaux périls. Les ennemis, instruits de son arrivée, assaillirent avec le canon la maison qui lui servait d’asile; et elle n’échappa à cette mort inévitable que par un miracle inouï. A peine en sûreté, elle défendit de poursuivre les auteurs de ce coupable attentat. Ainsi, en cette occasion comme dans toutes celles qui se succédèrent pendant une année entière, cette femme admirable montra constamment un courage supérieur à son sexe et à sa fortune, un zèle ardent pour la cause du roi son époux, une clémence qui, plusieurs fois, lui gagna des partisans, même parmi les rebelles... Mais, hélas! elle touchait encore au moment d’être mère; les fatigues de son état l’obligèrent à quitter le roi, qu’elle avait jusqu’alors accompagné en tout lieu. Après de longs et touchants adieux, Henriette alla chercher un refuge à Exeter: c’est là que je vis cette souveraine des Trois Royaumes manquer des premières nécessités de la vie, et avoir recours à Anne d’Autriche pour lui envoyer jusqu’aux moindres choses dont elle avait besoin, et, de plus, vingt mille pistoles, qu’elle fit aussitôt passer au roi son époux... Cette chère petite princesse,» reprit madame Morton en posant sa blanche main sur la belle tête blonde d’Henriette, qui écoutait sa gouvernante avec une attention si soutenue, qu’elle ne touchait même pas, quoique mourant de faim, aux aliments qu’on avait placés devant elle; «cette chère petite princesse vint au monde le 16 juin 1644, il y a aujourd’hui trois ans et un mois; et dix-sept jours après, sa mère, à peine rétablie, menacée qu’elle était par l’approche de l’armée révoltée, sous le commandement du comte d’Essex, fut obligée de fuir, et de passer secrètement en France, après avoir confié la jeune princesse à mes soins. Accueillie en France avec tous les honneurs qui lui étaient dus, cette noble et malheureuse reine n’est préoccupée que du déplorable état du roi, de ses enfants et de l’Angleterre... Je suis la comtesse Morton, gouvernante de madame Henriette; grâce à ce serviteur fidèle et dévoué, ajouta-t-elle en désignant Péterson, j’ai réussi jusqu’à ce jour à soustraire cette chère enfant aux factieux; je voudrais la conduire en France, auprès de sa mère; le vaisseau qui doit nous y transporter est près de ces côtes, mais comment aller le rejoindre?
—Et dans ma barque, donc! répliqua le chef de la cabane.
—Oh! monsieur, s’écria la comtesse partagée entre la crainte et l’espoir; monsieur, si nous nous fions à vous, qui nous dit que vous ne nous trahirez pas?»
Un nuage passa sur le front du contrebandier et de ses fils; le plus jeune répliqua brusquement:
«Si vous ne vous fiez pas à nous, pourquoi vous reposer dans notre cabane?... savez-vous si nous n’avons pas déjà envoyé quelques voisins auprès des émissaires de Cromwell pour prévenir que la fille de Charles I est en notre pouvoir?...
—Tom... Tom...» cria le père en frappant du poing sur la table et montrant à son fils la pâleur soudaine répandue sur les joues de madame Morton; «c’est mal ce que tu dis là... mais tu es jeune, toi, tu ne sais pas que le malheur rend méfiant... Madame, ajouta-t-il en se tournant vers la comtesse, mes enfants et moi n’entendons rien aux affaires du royaume, et il nous importe fort peu de crier: vive le Prétendant ou vive Charles Stuart; notre royaume c’est nos filets; notre roi, c’est la mer; notre politique, c’est la manière de prendre plus ou moins de poissons; nous joignons à cela un peu de contrebande, seulement parce qu’il faut vivre, et que nous ne comprenons pas trop quel tort nous faisons au chef de l’État en introduisant dans son royaume, d’une manière ou d’une autre, quelques litres d’eau-de-vie de plus... Mais, foi de Tom Muller, fils d’André Muller, et père de Jacques et de Tommy Muller, vous pouvez vous fier à nos bras, madame.
—Et je le crois, dit la comtesse en se levant; partons.
—Partons,» répétèrent les trois pêcheurs en se levant; et, pendant que l’un des fils saisissait les rames et la voile, l’autre les filets, comme pour aller à la pêche, Péterson se chargeait d’Henriette, qu’il enveloppait dans son manteau; le vieux Muller offrit son bras à la comtesse.
«Appuyez-vous sur moi, madame, lui dit-il, le terrain est glissant, et nous avons une petite côte à descendre pour gagner le rivage.»
En arrivant au bord de la mer, ils purent distinguer un navire qui se tenait en panne, n’attendant que le moment de lever l’ancre; la barque des pêcheurs y amena les fugitifs; et, le lendemain, la vue des côtes de la Normandie rassura madame Morton, en lui prouvant qu’elle n’avait plus rien à craindre pour la jeune princesse.