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PAR M. DUBREIL DE MARZAN.

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Rien de plus doux, de plus poétique, de plus délicieusement naïf, que la vie humble et cachée de la vierge Marie dans son pèlerinage sur la terre. C’est une histoire qui intéresse tous les siècles, tous les âges, et qui convient à toutes les positions de la vie. Patronne des vierges et des mères, de l’innocence et du repentir, des rois sur le trône et des martyrs sur l’échafaud; modèle de ce qui est grand et de ce qui est doux, elle fut couronnée deux fois: ici-bas, de sept douleurs, en sa qualité de mère des hommes; là-haut, de douze étoiles, en sa qualité de mère de Dieu et de reine des anges. Celui qui connaît le fils, peut-il ignorer la mère? Celui qui goûta le fruit ne doit-il pas aimer la fleur, et le miracle de la femme restée vierge n’est-il pas digne de l’homme resté Dieu? Ce poëme, que le ciel et la terre chantent depuis dix-huit siècles, renferme les plus tendres mystères de vertu, de compatissance et d’humilité. Il s’adresse au vieillard qui a porté sa croix, comme à l’enfant venu sur la terre pour la prendre; telle est cette merveilleuse création, qu’à toutes les époques, à toutes les heures orageuses de l’existence, il nous suffit de regarder dans notre cœur pour voir rayonner sur nous la figure de Marie, comme une seconde et maternelle providence. Avec les traits de la vie de la Vierge, consignés dans l’Évangile ou recueillis par la tradition, on composerait des volumes aussi attachants pour l’enfant qui apprend à parler que pour l’homme qui apprend à penser; et je ne sais ce qu’on pourrait dire à celui qui serait insensible au spectacle de cette glorieuse et douloureuse maternité, qui commence dans une étable et qui finit au pied de la croix.

On se figure aisément que l’inaltérable union des deux chastes époux issus de David fut pour eux une source de jouissance, de paix et de bénédiction. Joseph et Marie, dans leur maison de Nazareth, partageaient les journées entre le travail, qui annonce l’expiation, et la prière, qui annonce l’espérance. Le fils de David, le pasteur, se levait tous les matins avant le soleil, et pauvre lui-même, il s’en allait bâtir pour les pauvres de la vallée les cabanes de térébinthe et de bois d’olivier. Modeste charpentier, il façonnait tour à tour des toits rustiques pour l’indigent, des joujoux pour l’enfance, des barques pour le pêcheur, des charrues pour l’homme des champs. Il ne rougissait pas d’employer des mains royales à ces simples ouvrages qui allaient bientôt occuper une main divine. Marie, toute resplendissante de sa parure inviolable, voilée sous sa pauvreté, comme Dieu le fut sous notre chair, tissait elle-même des nattes de roseaux et des habits de lin, lavait les tuniques de Joseph, pétrissait les gâteaux de farine, et, le soir, descendait, comme les filles des patriarches, à la fontaine où elle puisait l’eau vive. Au coucher du soleil, quand le dernier chant de l’oiseau annonçait le lever de la première étoile, elle servait, sur une table d’ébène, les pains d’orge ou de doura, les laitages, les légumes secs, les figues savoureuses, que le couple évangélique partageait quelquefois avec des anges, déguisés sous l’habit de voyageurs. Car la mère ne devait-elle pas être en quelque façon le modèle du fils? et cette fille de roi descendue du trône de David dans les humbles occupations d’un ménage obscur, n’était-elle pas digne du fils de Dieu tombé du ciel dans une étable? L’odeur de cette maison bénie montait jusqu’aux cieux, et les charmait, et le plus beau des serviteurs du Très-Haut, Gabriel, se trouve heureux de quitter la face du Seigneur pour venir contempler cette créature incomparable, et la saluer le premier de son royal titre: mère de Dieu.

L’Évangile fait mention de trois voyages où la figure de la Vierge apparaît avec une auréole particulière de poésie et de sérénité. Du premier voyage où elle mérita d’être appelée bienheureuse et bénie entre toutes les femmes, il nous est resté le cantique du dimanche: Magnificat. Du second voyage, il nous est resté quelque chose de plus étonnant: l’événement qui a changé le monde en nous donnant le Christ, et le cantique des anges, qui rappelle éternellement les gloires de Dieu et la délivrance des hommes. Les livres saints se contentent de mentionner le troisième voyage de la Vierge entrepris pour dérober Jésus-Christ aux persécutions d’Hérode, et fuir, comme Jacob, vers la terre d’Égypte. Mais la tradition a mêlé à ce souvenir un épisode bien connu de nos pères, et à peu près oublié de nos jours, qui répand un intérêt tout dramatique sur l’excursion de la sainte famille.

Ce pèlerinage lointain offrait une longue suite de dangers et de fatigues. Ce n’étaient de toutes parts que collines escarpées, sentiers caillouteux, terrains de grès et de tuf, où filtrait à peine une maigre verdure, et d’où s’élevaient tristement quelques nopals épineux. Il fallait suivre le lit pierreux des torrents, s’enfoncer dans des routes perdues, et se détourner du chemin pour rencontrer un caroubier qui prêtât un peu d’ombrage au céleste enfant qui ne devait pas mourir seulement de lassitude et de chaleur. Or la Vierge Marie ne possédait ni serviteurs ni suivantes, ni chameaux ni tentes, ni tapis pour traverser les océans de sables brûlants. Une feuille de sycomore ou de figuier suffira pour défendre du soleil celui qu’une pauvre étable a défendu contre les bises piquantes de l’hiver, et le Verbe fait chair doit se trouver heureux de partager la goutte de rosée qu’il créa pour la fleur et le rayon de miel oublié dans les fentes de la roche pour la colombe du désert.

Les chacals, les serpents, les reptiles hideux étaient un grand sujet d’effroi pour les timides voyageurs; cependant ils redoutaient plus encore les hommes et avec raison. Jésus devait payer par ses souffrances tout le bien qu’il venait nous faire. Le bienfaiteur est souvent victime du bienfait. Tout César a son Brutus, toute mère son Benjamin. Jésus nous apportait sa vie, que pouvions-nous lui rendre que la mort? Depuis la prédiction de Siméon au temple, cette pensée pénétrait l’âme de la Vierge, comme un glaive mystérieux et tranchant: son martyre avait commencé le même jour que sa maternité. Partie de l’étable de Béthléem, où pouvait-elle se rendre sinon au Calvaire?

Sortis de Galilée suivant les ordres de l’ange, les pèlerins avaient déjà passé sans accident les environs de Jérusalem: ils avaient trompé les regards, les espions, évité tous les dangers qui les menaçaient du côté d’Hérode. Échappée à tant d’inquiétudes, la sainte famille commençait à respirer un peu, car les riches et verdoyantes plaines de la Syrie allaient bientôt s’ouvrir devant elle. Encore une journée de marche, et ils pourront voyager en sécurité avec l’espérance d’Israël. Mais ce jour était le plus pénible et le plus alarmant pour eux. On sait, par les relations des voyageurs, et de M. de Lamartine notamment, dont les descriptions sont presque toujours des tableaux d’après nature, que la plupart des plaines de Galilée et de Judée sont défendues par des gorges profondes, espèces de défilés fuyant entre deux montagnes hérissées d’énormes mamelons de terre et de granit, qu’on prendrait pour des villes crénelées, avec leurs murailles, leurs bastions et leurs tours. Il est facile de reconnaître une intention providentielle dans ces fortifications de la nature, que Dieu avait ainsi placées autour de son peuple comme une ceinture protectrice destinée à le défendre des invasions des païens et de l’idolâtrie. Depuis la conquête romaine, ces solitudes étaient peuplées de voleurs et de bandes indépendantes qui tombaient du haut de ces collines comme des pirates ou des oiseaux de proie sur les riches pays d’alentour, les tribus voyageuses, les corps d’armée isolés, et faisaient une sorte de guerre de partisans à la manière actuelle des Kabyles et des guérillas espagnols. Ils avaient pris racine dans ces montagnes, car la police de Rome était trop éloignée pour protéger le voyageur contre le brigandage armé du désert. Plusieurs fois on avait essayé, mais en vain, de détruire ces nids de vautours. L’avarice du juif avait triomphé des vainqueurs du monde, et pas une caravane ne passait en ces lieux sans payer tribut à la barbarie.

Un jour donc séparait la sainte famille des plaines tant désirées qui lui promettaient enfin de la fraîcheur, de la verdure, et plus d’ennemis. Mais il fallait auparavant traverser un horrible et profond ravin où le voyageur était comme étouffé par des remparts de rochers s’étayant les uns sur les autres jusqu’à une hauteur prodigieuse, et laissant voir, de distance en distance, de larges bouches de cavernes qui s’ouvraient et menaçaient comme des gueules de monstres. Des fleurs rouges, imitant le corail, croissaient dans les fentes de ces roches gris-cendre, et les faisaient ressembler, sous les ondulations de la lumière, à d’énormes cadavres marquetés de sang. Joseph nourricier de Jésus, comme l’autre Joseph avait été nourricier d’Israël, ne possédait aucun moyen de défense; seulement, il emportait dans une ceinture de cuir quelques restes précieux de la visite des Mages; et c’était à la fois pour lui, dans ce désert, un sujet d’inquiétude et d’espérance. Mais l’objet de ses plus tendres alarmes, c’était le trésor vivant dont il répondait au ciel et au genre humain. Chaque regard qu’il jetait sur sa chère Marie, si jeune, si délicate, si belle, sur l’enfant Jésus dont le sourire rose était déjà mêlé d’un nuage de tristesse douce, revenait sur lui comme un trait perçant, et le dévorait d’une angoisse sourde et poignante. Parfois il considérait sa faiblesse, et il lui semblait que toute cette gorge de grès et d’âpres pics s’ébranlait, vivait, marchait à lui. Dans l’horreur ténébreuse qui l’environnait, il s’imaginait que ces trous étaient les yeux de l’enfer qui le regardait, de l’enfer, qui allait déclarer la guerre au Messie; il croyait en voir sortir des tigres prêts à déchirer les membres si gracieux du Sauveur, qui étaient destinés aux verges des hommes et aux caresses des bourreaux. Et il frissonnait. «Seigneur, disait-il, se peut-il que vous m’ayez donné votre fils à garder, moi qui ne suis qu’un pauvre faible vieillard sans armes; vous qui êtes si grand, moi qui suis si petit; lui qui est si précieux pour Israël, que tous vos anges suffiraient à peine à lui faire une garde digne de sa grandeur! Donnez-moi la force de David devant le géant, de Samson devant le Philistin; protégez le fils et la mère, comme Daniel dans la fosse aux lions; prenez tout mon sang, toute ma vie, plutôt qu’un cheveu de sa tête, et défendez vous-même votre chaste épouse et le salut des hommes!» Après avoir fait le sacrifice de lui-même, son cœur devint moins lourd, et il lui sembla qu’il respirait.

C’était le soir: les mates blancheurs de la lune donnaient aux roches du ravin des airs de spectres et d’ossements: les végétations fauves de la vallée projetaient des ombres pâles qui retombaient à larges pans sur la modeste caravane, et se promenaient sur les hauteurs comme de silencieux ennemis; le vent des nuits tirait, des fissures de la pierre, des murmures confus et sinistres qui enveloppaient la sainte tribu d’un nuage de terreur; les ténèbres s’épaississaient, des formes étrangement livides se balançaient dans les détours du vallon, et les oiseaux funèbres, cherchant leur proie dans la nuit, rasaient la tête du Sauveur, et semblaient lui porter un défi de la part des enfers. La pauvre mère, en proie à des accès de frayeur inexprimable, noyait toutes ses pensées de trouble dans une larme de Jésus; elle ne voyait que les lèvres rosées de son Emmanuel, que ses petits bras entrelacés en croix. Le souffle du divin enfant était la seule harmonie qu’elle pût entendre; car c’était le seul bien que connût son cœur, le lien unique qui l’attachât à la terre, la seule partie d’elle-même où il y eût encore des palpitations et de la vie. Elle adorait silencieusement le Verbe-Dieu, qui était sa gloire; elle baisait, pressait, étreignait le Verbe fait homme qui était sa souffrance. Sa force, sa beauté, sa tendresse, son âme, c’était lui. Spectres, visions, images funèbres, tout cela passait à ses yeux comme les ombres de l’ombre. Elle était vierge, et elle était épouse du Saint-Esprit. Mère d’un homme, elle défierait un tigre; mère de Dieu, craindrait-elle l’armée des hommes ou des démons? D’ailleurs, elle devait croire aux miracles, cette femme qui en était un.

Les trois voyageurs firent encore quelques pas sous les silencieux rayons de la lune. Mais voilà que la paisible monture du Messie dresse ses crins à l’aspect d’une forme étrange qui s’agite à quelque distance: Joseph fait halte devant la vision. Les objets qui flottaient, indéterminés et douteux au premier abord, se rapprochent et grandissent; les ombres se changent en véritables hommes, les pointes en poignards, les craintes en réalité; il n’est plus possible de méconnaître une troupe de brigands armés qui marchent vers le groupe innocent et lui barrent le passage. Joseph se dispose déjà à dénouer sa ceinture pour acheter le passage du ravin; mais le chef des brigands, sans faire attention à lui, court droit à Marie, qui sent son cœur se resserrer en elle, et est traversée d’une de ces étreintes indicibles dont les mères seules peuvent rendre compte. Mais, comme si elle obéissait à une impulsion divine, voilà qu’elle prend son fils qui dort, le place sur son cœur comme un bouclier, écarte son voile, et regarde sans pâlir le brigand qui est devant elle. En ce moment, il se passe quelque chose d’inouï dans ces trois âmes, dont l’une était le salut, l’autre la beauté, l’autre la souillure du monde. Un éclair formé d’un triple rayon de divinité, de maternité et de miséricorde, frappe soudain l’homme du crime comme une éblouissante apparition. Sans savoir ce qu’il fait, voici qu’il tombe à genoux devant cette faiblesse que des rois ont adorée, et son cœur, transformé dans un instant comme celui d’Alexandre quand il aperçut le grand prêtre des Hébreux, tressaille d’un sentiment céleste. Revenu de cet éblouissement, il étend la main vers l’ânesse de la Vierge, et, par un sentier connu de lui seul et des chamois, il conduit les saints personnages dans sa forteresse, bâtie comme un nid de vautour, au sommet d’un roc escarpé. Là, mille soins tendres sont prodigués à cette enfance, à cette virginité, à cette vieillesse qui l’ont charmé. Il offre tour à tour au voyageur et à sa belle compagne de l’eau tiède pour laver leurs pieds meurtris, et de l’eau fraîche pour essuyer la poussière de leurs fronts. Le Christ est couché dans un berceau de jonc; des peaux de tigre et d’ours sont étendues pour reposer les pèlerins, et l’ânesse elle-même est soignée comme un hôte respectable. La sainte famille trouve un repas composé, comme ceux des patriarches, d’agneau, de gibier sauvage, de fruits secs et de pains cuits sous la cendre. La lune de juin rayonnait sur cette scène de douceur et d’hospitalité; ses mélancoliques rayons, mêlés à la joie des saints convives et du maître hospitalier, s’étonnaient d’éclairer pour la première fois le Créateur devenu petit, et l’homme devenu grand; l’innocence et la beauté servies par le pécheur, et le roi de toute justice ne trouvant d’asile ici-bas que dans celui des animaux et dans la demeure des criminels. Qui aurait contemplé cette miraculeuse réunion d’un saint vieillard, d’une Vierge mère, d’un Dieu enfant et d’un voleur assis à la même table, buvant dans la même coupe du vin qui peut-être avait coûté des larmes, eût été ravi comme poëte, comme peintre, comme croyant, et n’aurait jamais oublié le spectacle de cette compagnie dont chaque personnage était un prodige. Si cette tradition semblait invraisemblable à quelqu’un, nous demanderions ce que Dieu venait faire dans le monde? Il ne venait pas racheter les anges, mais les hommes; il avait pris un corps et une mère pour cela. Celui qui n’eut pas honte de paraître semblable à nous, avait-il à rougir de nos misères? Médecin, il devait commencer par le malade; prêtre, par le pécheur. Je ne vois pas au reste ce qu’il y a de plus incroyable d’un Dieu qui naît homme et pauvre sous une masure, ou d’un Dieu enfant qui reçoit l’hospitalité d’un misérable criminel à qui il apporte l’espérance.

Cependant, le bandit se tenait en présence de ses convives, dans l’attitude du respect, et s’occupait à les servir, lorsque tout à coup des éclats de trompettes, des voix d’hommes et des pas d’archers, troublent le silence de la nuit et la joie de cette scène qui commençait à essuyer tous ces fronts: à ceux-là la sueur, à celui-ci le vice. Une anxiété nouvelle serre aux entrailles Joseph et Marie. Le dépôt qu’ils possédaient, c’était le salut d’Israël et du genre humain. Or, cet Enfant-Dieu, si calme et si doux, avait lui-même besoin d’un sauveur, et ce sauveur était une mère sans autre défense que sa virginité; son gardien était un vieillard sans autre force que ses cheveux blancs, et tout cela reposait sous le toit et sous la bonne foi d’un brigand inconnu. Cette idée traversait, comme un frisson, les veines de Marie; mais Jésus, réveillé par le bruit des trompettes, jeta sur sa mère un de ces sourires plus pénétrants que le rayon de soleil qui relève la fleur, et il y eut alors sur ces deux figures un rayonnement que nul pinceau ne pourrait rendre.

Le bandit, monté sur un escarpement de roches, pour reconnaître d’où venait le mouvement, avait distingué un détachement des milices d’Hérode, qui, depuis quelque temps, rôdaient dans ces déserts pour en surveiller les maîtres. Il vient avertir ses hôtes, qu’il s’efforce de rassurer, puis remonte au sommet de la tour pour observer la marche du corps d’armée et disposer toutes choses en cas d’attaque. Cet incident répandit une double émotion dans l’âme des saints personnages. D’une part, ils admiraient la Providence, qui les avait si visiblement préservés; car, s’ils n’avaient rencontré le brigand, ils tombaient entre les mains d’Hérode, et le Messie eût été traité comme les autres innocents. De l’autre, ils se virent menacés de nouveaux dangers, s’ils étaient exposés aux horreurs d’un siége nocturne. Joseph tombe à genoux devant le Rédempteur, et lève les bras au ciel, comme autrefois Moïse durant le combat qui se livra dans le désert. Marie découvre son sein à l’enfant de Dieu, qui seul était digne de le voir et d’y appliquer ses lèvres; et l’abeille divine, aspirant le miel de la rose mystique, offrit un spectacle qui dut faire tressaillir les anges.

Pendant que cette scène de pureté et de tendresse bénie se passait au dedans, l’ange exterminateur armait au dehors le bras du terrible brigand. Il prenait ses mesures pour une vigoureuse résistance. Aidé de quelques-uns des siens, il accumulait les pierres, les graviers, tendait les arcs, aiguisait les piques, armait les frondes de cailloux perçants; il plaçait ses postes, fortifiait les points faibles, tandis que là-bas, tout au fond, la multitude remuait, grossissait, bourdonnait comme les vagues d’un fleuve. Déjà même, il distinguait confusément des bruits sourds et caverneux, comme les coups du bélier contre une muraille, et pressentait bien qu’il touchait à quelque situation violente. Mais la crainte n’entra pas un instant dans son esprit: je ne sais quelle force surnaturelle développait en son âme une énergie inconnue; il sentait que, pour la première fois, il allait servir une cause juste.

Les soldats du roi des Juifs, qui avaient rempli de deuil toutes les maisons d’Israël où se trouvaient des nouveau-nés, fouillaient maintenant ces cavernes pour y trouver de l’or et des fugitifs. D’ailleurs, ces montagnes leur étaient signalées comme un repaire de voleurs et d’ennemis de l’État, qui étaient parvenus, à l’aide de ces retranchements naturels, à se soustraire à la domination des Romains. Donc, ils se décidèrent à emporter d’assaut la forteresse du bandit, qui cette nuit se trouvait presque seul, avec deux ou trois des siens, ses gens étant occupés à une expédition dont les Galiléens avaient eu connaissance. L’entreprise était audacieuse. Peut-être la place sera-t-elle défendue sérieusement; et puis que fera le bélier contre des remparts que Dieu lui-même a construits? Cependant deux brigades, munies de leviers, de piques, de pioches, de javelots et de balistes, s’engagèrent dans le défilé, et montaient en silence par un sentier de la colline, ombragé de palmiers, lorsqu’un fracas effroyable interrompit leur marche. Une douzaine des leurs, emportés par un quartier de rocher, roulaient pêle-mêle à une profondeur énorme, et se tordaient dans le gouffre avec le pavé qui rebondissait et mugissait comme un tonnerre souterrain. Étourdis de ce brusque avertissement, les assiégeants n’eurent pas le temps de se reconnaître, qu’ils virent une nouvelle foule de mourants et de blessés tournoyer au-dessous d’eux, sans qu’ils devinassent à quels ennemis ils avaient affaire. Ils décochaient en vain des flèches et des traits qui allaient blesser au hasard quelques troncs d’olivier ou s’accrocher aux herbes, et le plus souvent retombaient émoussés sur leurs têtes. Mais les chefs, parmi lesquels se trouvaient des officiers romains, n’étaient pas habitués à reculer: ils se forment en carrés, se serrent, s’abritent sous les voûtes de granit, et marchent en bon ordre vers la terrible muraille. A ce nouveau plan d’attaque on oppose un plan de défense habile; les gros blocs cessent de rouler, mais les pierres se mettent à tomber une à une sur les soldats, et éclaircissent leurs rangs. Ceux-ci n’avançaient pas moins, malgré les cailloux qui pleuvaient, malgré l’abîme qui mugissait; déjà même, ils découvraient la forteresse du bandit. La grêle de gravois, de moellons, de sables, de projectiles, n’était plus aussi épaisse; la défense se ralentissait évidemment, l’arsenal du brigand semblait épuisé, et l’horrible clameur des soldats arrivait jusqu’à l’intérieur de la citadelle où la pauvre Marie, en prières, palpitait entre la vie et la mort. Une charge encore, et ils sont maîtres du dernier mamelon. C’est là que le montagnard les attendait. Ils venaient de laisser derrière eux un effroyable escalier de roches pointues, hérissées de dents comme une mâchoire de requin. Alors le bandit juge qu’ils sont assez prêts et le ravin assez profond. A l’instant où ils crient victoire, voilà qu’une affreuse masse de granit vert s’ébranle, se détache d’elle-même, et entraîne les deux bataillons à deux cents pieds dans le précipice. Soldats, officiers, bras mutilés, têtes sanglantes, débris minéraux et débris humains ruissellent et s’éparpillent sur les flancs déchirés de la montagne. L’énorme bloc, brisé par la rapidité de la chute, se divise en serpents de pierre qui vont chercher les hommes comme des machines intelligentes; ils écorchent les saillies du vallon, mordent, balaient, broient tous les obstacles, que ce soient des troncs d’arbres ou des troncs d’hommes, des créneaux ou des têtes, des os de morts ou des os de vivants. Tout cela tourne, poudroie, saigne, se déchire, se mêle, et les morceaux de pierres et les morceaux de cadavres arrivent à grand bruit dans le gouffre, qui ressemble à une horrible mer de métal bouillant, à un enfer d’où il ne sort plus qu’une plainte étouffée et sinistre comme la mort. Quelques hommes échappés par miracle à cette éruption volcanique, s’imaginent que le mont lui-même s’est rué sur eux, et va les engloutir. Ils se hâtent de fuir dans les ténèbres, et croient entendre le génie de la montagne chanter derrière eux des airs de triomphe.

Et le calme se fit. La lune s’épanouissait dans le ciel comme pour sourire à la victoire de Dieu; les tièdes brises des nuits d’Orient, parfumées aux orangers de la plaine, glissaient dans les fissures de la montagne, et répandaient dans l’air je ne sais quelle odeur d’intarissable vie; le dôme à demi voilé des cieux laissait tomber de pittoresques rayonnements sur les cimes échancrées des collines, où pyramidaient des têtes de sapins aux formes coniques. Toutes les structures bizarrement dentelées du ravin se diamantaient sous une pluie ondulante de lumière, et les étoiles, flottant dans leur lit d’azur, semblaient autant de berceaux suspendus sur le Christ enfant.

Le bandit, en retournant à ses hôtes, trouva sa maison remplie d’une lueur mystérieuse et douce. Il prit ce vieillard, cette femme et cet enfant pour une famille des anciens jours qui allait ramener sur la terre la vie patriarcale. A l’aspect du montagnard victorieux, la tête de la Vierge se pencha comme une fleur pleine de rosée; ses lèvres, qui n’avaient jamais reçu le baiser d’aucun homme, se posèrent sur celles de l’enfant-Dieu, et le chef-d’œuvre de la beauté embrassa le prodige de la miséricorde. Cette figure de femme, qui devait être un jour le refuge du pécheur, attachait particulièrement les regards de l’inconnu; car un double mystère frappait quiconque approchait de Marie; c’était un caractère de grandeur qui, plus tard, en a fait la reine des anges, allié à ce rayonnement d’une miséricordieuse tendresse qui déjà trahissait la mère des hommes.

Jusqu’alors, le brigand n’avait vécu que de pillages, de victimes, de malédictions et d’horreurs; il ne connaissait d’autres harmonies, d’autres fêtes, d’autre fièvre, que les larmes du voyageur et les ricanements de l’enfer. Et voilà qu’il logeait chez lui la paix, les bénédictions, l’idéal le plus pur de la grâce, de la charité, de la douceur, qui jamais soit apparu sur la terre. Il prit l’enfant avec une sorte de saisissement délicieux: en présence de ce mystère que Jacob avait désiré, il tressaillit sans savoir pourquoi, comme l’aveugle devant la lumière, et il sentit bien qu’en égorgeant les voyageurs et qu’en saisissant ses proies, jamais son cœur n’avait battu comme cela. Tel autrefois Balaam, appelé pour maudire le peuple de Dieu, reçut une impulsion mystérieuse qui le força de se répandre en bénédiction et de chanter les louanges du Seigneur. La nature elle-même semblait changée et conquise par la vertu du Très-Haut. Il y avait quelque chose d’imposant et d’auguste dans le calme solennel qui avait remplacé le bruit des armes; on eût dit que l’armée de Pharaon qui poursuivait Israël venait d’être engloutie sous les flots de la mer Rouge, et que Moïse entonnait, dans le lointain des cieux, le cantique d’actions de grâces que les fils de Jacob chantaient depuis dix siècles.

Après cette nuit de joie et d’inquiétudes, de terreurs et d’espérances, de perplexités et de triomphe, les pèlerins reprirent en paix la route de l’exil. L’hôte protecteur voulut les accompagner jusqu’au sortir de ces défilés affreux, et les guider lui-même par des chemins sûrs, inconnus des autres montagnards. Les couleurs chaudes et veloutées du ciel d’Orient répandaient sur leurs pas des rayons étincelants comme des diamants mobiles qui enveloppaient les saints voyageurs de faisceaux lumineux; les cimes des montagnes argentées comme des cônes de neige, fuyaient et se perdaient dans les profondeurs de l’horizon; le chant des oiseaux sous les arbres, le bourdonnement des insectes dans les herbes, la voix des torrents sous les roches, formaient une harmonie vaste et grandiose qui se mêlait aux magnifiques horreurs de cette nature sauvage. Joseph et Marie éprouvaient une étrange émotion en quittant ces déserts où ils avaient été maudits par les hommes, protégés et bénis par un brigand. Celui-ci voulut leur servir de guide jusqu’à l’entrée des plaines de Syrie, où ils trouvèrent une caravane qui faisait route pour l’Égypte; de plus, il chargea les voyageurs de ce qui pourrait leur être agréable parmi les dépouilles des ennemis vaincus.

Comme il retournait dans ses montagnes, il crut entendre une bouche invisible qui chantait: «Je suis la voix de celui qui crie dans le désert: Préparez les routes du Seigneur, rendez droits ses sentiers.» Et il ne comprit pas le sens de ces paroles. Mais ce qu’il avait vu et ce qu’il avait fait lui sembla comme une vision bénie, et toujours depuis cette époque il épargna les voyageurs qui emmenaient avec eux des enfants. L’enfant de la montagne accomplissait alors sa trente-troisième année.

Trente-trois ans après ce jour, un autre grand combat se livrait entre l’enfer, qui perdait l’empire du monde, et le fils de Dieu, qui allait sauver les hommes. Le drame adorable et sanglant de notre salut se dénouait sur le Calvaire: Jésus montait de sa crèche de Béthléem à sa croix du Golgotha, et trois gibets étaient dressés sur la montagne des douleurs. Le Christ, couronné d’épines, avait à sa gauche un assassin qui blasphémait; à sa droite, un criminel crucifié comme lui, qui penchait humblement la tête, et disait: Seigneur, souvenez-vous de moi quand vous serez dans votre royaume! et l’homme-Dieu lui répondait: «Je vous le dis, en vérité, aujourd’hui même vous serez avec moi dans le paradis.» Il y a dix-huit cents ans que cela se passait, et depuis dix-huit siècles l’Église honore la mémoire du bon larron, qui un jour avait partagé sa demeure avec le Christ enfant, et qui mérita plus tard de partager sa croix.

Les ruines de la forteresse du bandit existent encore aujourd’hui. Au temps des Croisades, les Francs la visitaient avec un religieux respect; et plus d’une fois au moyen âge, la scène traditionnelle que nous venons de rapporter fut le sujet d’un de ces drames allégoriques et pieux qu’on représenta si longtemps dans l’enfance de l’art.


Le Dimanche des Enfants

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