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L’ARDOISE DE MADAME FAGG I

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ÉMILIE. — «Je vais vous faire une confidence, madame Fagg, je meurs de faim ici, et cela, sans exagération aucune, je meurs de faim littéralement? Je n’ose pas manger à table, parce que grand’maman regarde d’un air étonné chaque bouchée que je porte à mes lèvres, et que j’ai vraiment honte d’avoir tant d’appétit à côté d’elle qui mange comme un oiseau, tout juste assez pour ne pas mourir d’inanimation, comme dit mon frère Ned. C’est peut-être pour cela qu’elle est si petite; mais moi, cela me désole, je voudrais tant grandir!

«Imaginez-vous qu’aujourd’hui, n’ayant eu pour mon dîner qu’un petit morceau de viande pas plus gros que mon pouce, je me dis en moi-mème: «Ce serait trop triste de mourir dans un âge si tendre; mettons-nous à la recherche d’un restaurant et tâchons de nous procurer un supplément de nourriture.» La pluie venait enfin de cesser; je jetai un grand voile sur mon chapeau et je sortis, persuadée que j’allais passer inaperçue. Comme, depuis trois jours que je suis ici, je n’avais vu que Délice Sanborn, n’avais-je pas le droit de me croire parfaitement inconnue à Quinnebasset? Ah bien! oui!

«Je ne savais de quel côté diriger mes pas, et, voyant un homme sur le seuil de sa porte, j’allai bravement lui demander où je trouverais un restaurant? Quand je lui eus formulé ma requête, il promena autour de lui de grands yeux qui avaient à peu près autant d’expression que ceux de Minet, peut-être moins.

«— Vous dites un restaurant?

«— Oui, monsieur.

«— C’est de cet endroit ici que vous voulez parler? Nous l’appelons le Bas-Village.

«— Oui, je sais, lui répondis-je, croyant avoir affaire à un idiot; mais ce n’est pas là ce que je vous demande Je voudrais savoir où il y a un restaurant?

«— Je n’en ai jamais entendu parler, répéta-t-il; peut-être bien qu’il y a des gens qui l’appellent comme cela; mais, chez nous, on dit toujours le Bas-Village.»

«Il était évident que le pauvre homme n’en savait pas plus long. Si je lui avais dit une auberge ou un cabaret, il m’aurait sans doute mieux comprise; mais je ne pouvais pas penser à entrer dans une auberge ou dans un cabaret!

«— Eh! mais, me dit-il alors, vous devez être la petite-fille

«de Frédéric Howe, qui est arrivée de Boston l’autre

«jour. Allons, une poignée de main, si je ne me trompe

«pas. Là ! J’en étais sûr! Tout le monde est en bonne

«santé là-bas? Oui? Et votre papa, quand est-ce qu’il

«viendra à Quinnebasset? Il y a des années qu’on ne l’a

«vu! Il a dû vous dire mon nom quéquefois; je suis

«Ozem Page.»

«Je répondis de mon mieux à toutes ses questions. C’est de lui que grand-papa me racontait hier le trait suivant: un jour que ses vaches étaient malades, il a jugé à propos de jeter un grand sac de sel dans le ruisseau qui traverse ses pâturages, parce qu’il pensait que l’eau salée les guérirait!!!

«Quinnebasset, qui s’intitule une petite ville, n’est guère qu’un gros village, et chacun me regardait passer comme si j’avais été une bête curieuse. Il me semblait qu’on allait lire sur ma figure le but de ma sortie, et il me tardait d’en avoir fini! Cependant, ne voulant pas revenir les mains vides, j’entrai chez un épicier pour y acheter des biscuits. Les cinq ou six hommes qui traînaient dans la boutique à ne rien faire interrompirent subitement leur conversation pour me regarder, moi et mes malheureux biscuits.

«— Vous êtes la petite-fille de Frédéric Howe? me dit

«l’épicier en me tendant mon paquet. Oh! nous connaissons

«ben votre papa.»

«Au moment où je sortais de sa boutique, je fus arrêtée par une vieille demoiselle qui portait perruque et lunettes; Délice m’ayant déjà parlé d’elle, je la reconnus aussitôt: c’était miss O’Neil. Le portrait que Délice m’en avait fait n’était pas flatté, mais qu’il était ressemblant!...

«Elle me mit la main sur l’épaule, et je vis venir d’avance la phrase ordinaire: «N’êtes-vous pas la petite-fille

«de Frédéric Howe?» Elle n’y manqua pas; puis elle ajouta:

«— Quelle bonne figure souriante!» (Je crois bien, j’ai failli éclater de rire à son nez!...) «Il faudra venir me

«voir un de ces jours, cela me fera plaisir.»

«Ce qui me fit plaisir, à moi, ce fut de m’en aller; mais elle ne me lâcha pas si vite; il fallut qu’elle m’examinât en détail et constatât ma ressemblance ou ma dissemblance avec l’un et avec l’autre. Elle termina en me recommandant bien de ne pas l’oublier. J’eus l’aplomb de lui répondre que ce n’était pas possible, et je me sauvai pour ne pas commettre d’irrévérence.

«Voilà tout ce qui m’est advenu à ma première sortie dans Quinnebasset. Cela n’est pas d’un haut intérêt.»

Les jeunes filles de Quinnebasset

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