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PREMIÈRES IMPRESSIONS

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Les cinq garçons du capitaine Howe ne l’avaient point habitué à des scènes de larmes; aussi se trouvait-il fort embarrassé devant le désespoir de sa petite-fille. Comment faire pour la consoler?

«Chut! chut! ma mignonne, calmez-vous, lui disait-il en lui donnant de petites tapes amicales sur le dos, comme si elle eût été un petit chat. Frédéric a oublié de nous prévenir, c’est vrai, mais qu’importe! Il n’y a pas de quoi verser une seule larme, et, quand vous aurez fait plus ample connaissance avec nous, vous verrez que nous ne sommes pas si terribles que nous en avons l’air. Je sais bien que ce n’est pas gai d’arriver à l’improviste dans une maison inconnue et de n’y trouver ni feu ni lumière; c’est une mauvaise chance, car il y a peut-être six mois que pareille chose n’a eu lieu... Et quelle pluie! Un vrai déluge; cela ne m’étonne pas que vous soyez toute désorientée, on le serait à moins.»

L’on entendait dans la pièce voisine un bruit de pas qui se rapprochaient. Mme Howe allait revenir; Émilie s’arracha précipitamment des mains de son grand-père.

«C’est fini, s’écria-t-elle, en rejetant en arrière une forêt de cheveux noirs bouclés; soyez tranquille, grand-père, je ne recommencerai pas.

— A la bonne heure! dit celui-ci, enchanté de voir la tournure que prenaient les choses. Débarrassez-vous vite de votre chapeau et de votre manteau; vous êtes toute mouillée, ma pauvre petite... Bien!... A présent, laissez-moi vous regarder à mon aise, que je voie à qui vous resremblez... Tous les Howe sont blonds; donc vous tenez du côté de votre mère... pas si jolie qu’elle, par exemple! Vous êtes brune comme une petite bohémienne. Levez un peu les yeux, n’ayez pas peur. Je lis sur votre figure que vous êtes une bonne petite fille, et, jolie ou non, vous me plaisez. Donnez-moi encore un baiser, et après ce sera le tour de votre grand’mère, ajouta-t-il en la poussant vers Mme Howe, qui se tenait droite et raide au milieu de la chambre et n’embrassa l’enfant que du bout des lèvres.

«Je suis bien fâchée de vous déranger, balbutia Émilie.

— Vous ne nous causez aucun dérangement, répondit son grand-père; venez vous sécher auprès du feu pendant que l’on prépare votre souper.»

Mais Mme Howe ne dit mot. Émilie, de plus en plus intimidée, alla s’asseoir sur l’extrême bord d’une chaise; ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’elle osa jeter les yeux autour d’elle.

A la lueur brillante du feu, tout avait pris un aspect joyeux dans cette chambre, si proprement tenue qu’on se serait cru subitement transporté en pleine Hollande. Mme Howe n’admettait pas chez elle le moindre grain de poussière; on se mirait dans les vieux meubles de chêne ciré, et les chenets, qui dataient d’au moins cent ans, semblaient être en or, tant ils étaient soigneusement frottés et récurés chaque matin.

«C’est une jolie chambre, pensa Émilie. Il doit faire bon y habiter; je le dirais bien à grand-père, mais je n’ose pas. Je parle toujours trop, et souvent sans raison. Je vais tâcher de me tenir bien tranquille, et je n’ouvrirai la bouche que pour répondre si on m’interroge.»

Sage programme, mais rien moins que facile à exécuter avec une nature remuante comme la sienne.

«Tout le monde allait bien chez vous? lui demanda le capitaine.

— Oui, grand-père.

— Comment êtes-vous venue?

— Avec un ami de papa jusqu’à moitié chemin, et, le reste du temps, j’étais recommandée au conducteur du train.

— Vous n’avez pas eu peur?

— Oh! non, grand-père, je ne suis plus un petit enfant.

— Pas même quand vous étiez en diligence? Les chemins sont, sans doute, bien mauvais, et vous avez dû être joliment secouée?

— Oh! pour cela, oui,» dit-elle avec un franc éclat de rire qu’elle réprima presque aussitôt. Était-il seulement permis, de rire dans cette maison?

«Y avait-il d’autres voyageurs dans la voiture? lui demanda encore son grand-père, qui ne savait que lui dire pour la mettre à son aise.

— Oh! s’écria Émilie, oubliant du coup toutes ses résolutions, il n’y avait personne autre qu’une jeune fille qui est si jolie et si gracieuse que nous avons été tout de suite amies. Elle s’appelle Délice Sanborn. C’est un nom bizarre; mais il lui convient à merveille, car c’est un vrai délice que de la regarder.

Que de choses vous avez découvertes pendant un voyage de deux heures, et dans l’obscurité, encore! dit le capitaine en souriant bénévolement.

— J’ai eu le temps de la voir à la gare, répondit la petite fille. Elle venait de faire des commissions à Poonoosac, et elle était déjà dans la voiture quand j’y suis montée. En m’entendant m’informer au conducteur de l’endroit où vous demeuriez, elle a deviné qui j’étais, et nous nous sommes mises à causer. C’est si drôle, grand-père, si vous saviez? elle se rappelle avoir joué avec moi quand nous étions ici il y a dix ans! Moi, je ne m’en souviens pas; mais c’est que j’ai deux ans de moins qu’elle. N’est-ce pas, grand-père, qu’elle est charmante? Et comme elle a l’air spirituel, comme elle est grande et bien faite, et quelle jolie toilette elle avait! Je suis sûre qu’il n’y a pas sa pareille dans tout le pays.»

M. Howe sourit de cet enthousiasme juvénile; mais sa femme s’écria d’un ton sarcastique:

«Quelle tète à l’évent que cette petite Délice! Est-ce assez fou de choisir un jour comme celui-ci pour s’en aller à Poonoosac!»

Comment! sa grand’mère était là ! Ah! si Émilie l’avait su, elle se serait mordu la langue pour s’empêcher de parler; elle eût voulu rentrer à cent pieds sous terre. Le bon capitaine vint à son secours.

«Vous êtes bien sévère pour Délice Sanborn, dit-il à sa femme; qu’avez-vous donc contre elle?

— Elle a la réputation de mener toutes les jeunes filles de Quinnebasset, et ce n’est jamais une bonne réputation.

— Et pourquoi donc? demanda le capitaine, qui décidément prenait le parti de Délice. Si elle mène ses compagnes, comme vous dites, c’est parce qu’elle est la plus intelligente de toutes. Elle s’intéresse à tout, cette petite, même à la politique, car elle ne vient pas ici sans m’en demander des nouvelles. De quoi avez-vous causé avec elle, Émilie?

— De toutes sortes de choses, dit-elle évasivement.

— Mais encore?

— Des personnes que j’allais voir à Quinnebasset,

— De nous, par conséquent; eh bien, je serais curieux de savoir quels renseignements elle vous a donnés sur nous?

— Elle m’a dit que je ne rencontrerais pas souvent des gens aussi bavards que votre domestique Esther,» répondit-elle bien à contre-cœur.

Qu’y avait-il donc là de si plaisant pour que son grand-père partit d’un éclat de rire, et que sa grand’mère s’écriât:

«Quand je vous disais que cette Délice était folle!...

— Bah! dit le capitaine, c’est une plaisanterie bien inoffensive. Les jeunes filles aiment à rire; soyez juste, Eunice, vous ne vous en priviez pas non plus à son âge. Que vous a encore appris votre nouvelle amie, Émilie?

— Elle m’a dit que Charles, votre autre domestique, avait une histoire des plus romanesques, répondit la petite fille en pesant chacune de ses paroles.

— C’est vrai, dit le capitaine. Charles est un garçon de très bonne famille; il s’est trouvé, encore en bas âge, orphelin et sans fortune, et il gagne sa vie honnêtement en travaillant chez moi. Je ne le considère pas du tout comme un domestique ordinaire. Ensuite, Émilie, comment Délice vous a-t-elle dépeint votre grand’mère et moi?» Émilie s’agita nerveusement sur sa chaise; mais il n’y avait pas moyen d’esquiver une réponse.

«Elle a dit que vous étiez un républicain de la vieille roche, et que vous vous étiez épris de grand’maman en l’entendant parler des droits de la femme.

— Bravo!» fit le capitaine en se frottant les mains, tandis que Mme Howe rougissait légèrement, mais ne paraissait pas autrement mécontente.

«Pourvu qu’il ne me questionne pas davantage! se dit la pauvre Émilie. Qu’est-ce que je pourrais faire pour l’en empêcher?

«Grand-père, dit-elle tout haut, vous ne connaissez pas ma petite sœur Dunie? Voulez-vous que je vous montre sa photographie?»

Et, sans attendre la réponse, elle se leva d’un bond pour aller chercher son waterproof, dans la poche duquel se trouvait la susdite photographie. Dans sa précipitation, elle se jeta contre une personne qui sortait de la cuisine, portant sur un plateau le souper qu’on lui destinait.

«Oh! pardon, je ne vous voyais pas,» s’écria Émilie en ramassant une serviette tombée par terre. «Je vous donne bien de la peine,» ajouta-t-elle gentiment.

Malgré la réputation de bavardage que lui avait faite Délice Sanborn, Esther ne répondit pas seulement merci.

«Elle n’est guère polie,» pensa la petite fille, sans remarquer le sourire bienveillant avec lequel Esther l’examinait.

Les habitants de cette maison, dans laquelle elle était appelée à vivre, lui paraissaient de plus en plus bizarres.

Dans la cuisine, autre surprise. Charles, «ce jeune domestique au-dessus de sa position», qu’elle n’avait fait qu’entrevoir à son arrivée, s’était débarrassé du tablier de cuir qu’il mettait pour fendre du bois, soigner le cheval du capitaine et faire tous les gros ouvrages de la maison. Assis sur un tabouret, près du grand fourneau de la cuisine, il lisait maintenant à la clarté douteuse d’une lampe fumeuse.

«C’est là qu’il travaille, le pauvre garçon, se dit Émilie; il est bien mal.»

Sur une planchette formant étagère, au-dessus de sa tête, il y avait une pile de cahiers, une plume, un encrier et une douzaine de livres, toute la bibliothèque de Charles, et en même temps tout son matériel d’écolier studieux.

Quelle opinion devait-on se faire de ce garçon, dont la vie était si romanesque et qui travaillait dans des circonstances si difficiles? Il faut avoir bien à cœur de s’instruire pour étudier tout seul, le soir, quand on est fatigué par une grande journée de travail? La curiosité d’Émilie était vivement excitée.

Tout en cherchant son carnet, elle lança un regard furtif sur son voisin. Eh bien, non, il n’avait pas du tout la mine d’un héros de roman. Qu’il était loin de ressembler au portrait qu’elle s’en était tracé d’après les récits de Délice! Ce n’était pas là cette physionomie sombre, tourmentée, désespérée, mélancolique ou dramatiquement résignée à son triste sort qu’Émilie, qui avait beaucoup d’imagination, lui avait prêtée tour à tour; aussi la petite fille fut-elle toute désappointée. La figure de Charles n’avait rien d’extraordinaire; il avait tout simplement l’air d’un bon garçon qui prend les choses très philosophiquement.

Émilie en arriva, au bout d’une minute d’examen, a cette conclusion tant soit peu hâtive que, quels qu’eussent été ses chagrins d’autrefois, il les avait bien oubliés, et qu’ainsi ce serait perdre son temps que de le plaindre. Après quoi elle retourna dans la salle à manger. Son couvert était mis au milieu de la grande table, et Esther versait du lait bouillant dans sa tasse.

«Oh! merci, s’écria-t-elle, vous m’en donnez trop.

— Esther ne vous entend pas, mon enfant, lui dit son grand-père: elle est sourde et muette»

Elle poussa un petit cri de surprise. Sourde et muette, Esther! Oh! comme Délice s’était amusée à ses dépens! Mais elle lui revaudrait cela; elle était en fond pour lutter de taquineries avec elle!...

«Est-ce qu’Esther a toujours été ainsi? demanda-t-elle à son grand-père.

— Non, répondit celui-ci, c’est le résultat d’un accident.

— Comme cela doit être triste pour elle! s’écria Émilie. Alors, vous êtes obligés de lui parler par signes?

— Nous ne savons pas le langage des sourds-muets, dit le capitaine; mais, quand nous avons quelque chose à lui dire, nous l’écrivons sur son ardoise.»

Elle s’aperçut alors que l’infirme portait, suspendus à sa taille, une petite ardoise et un crayon, seul lien qui existât pour elle entre le monde qui l’entourait et celui de ses pensées.

«Que je serais malheureuse si je ne pouvais plus ni parler ni entendre ce qu’on dit autour de moi!» pensa la petite fille. Elle était si préoccupée de ce qu’elle venait d’apprendre, qu’elle en oubliait presque de manger, quoiqu’elle eût grand appétit, n’ayant rien pris en route que les quelques sandwichs dont sa mère l’avait munie au départ.

ESTHER VERSAIT DU LAIT BOUILLANT DANS SA TASSE.


Elle s’arrêta de nouveau en voyant les yeux de Mme Howe se fixer sur son assiette avec une persistance qui aurait pu troubler une personne plus âgée qu’elle. On eût dit que la vieille dame comptait chaque bouchée qu’elle portait à ses lèvres. La pauvre petite sortit de table ayant encore faim.

«Je ne grandirai jamais si je ne mange pas plus que cela tous les jours, se dit-elle avec l’exagération naturelle à une enfant de son âge, et je voudrais tant grandir!... Oh! pourquoi suis-je venue, pourquoi maman ne m’a-t-elle pas gardée!... Je n’avais guère envie de venir avant, mais maintenant que je sais ce que c’est, c’est encore pis! Jamais, jamais je ne pourrai m’y habituer!...»

Son grand-père, absorbé dans son journal, semblait avoir oublié sa présence; sa grand’mère était occupée à donner quelques ordres pour le lendemain. Émilie resta donc livrée à ses réflexions, qui n’avaient rien de gai jusqu’ au moment où on la conduisit dans la chambre où elle devait passer la nuit. Là, tout était encore plus triste, si c’était possible; la chambre, inhabitée depuis longtemps, était glaciale. Comme elle regardait, vers l’ouest, le côté d’où venait la tempête, la pluie et les rafales paraissaient avoir redoublé de violence, tandis que l’unique bougie qui éclairait cette vaste pièce y laissait des coins remplis d’une ombre menaçante, et que le grand lit à colonnes qui s’élevait au milieu, eût contenu facilement quatre fillettes de la taille d’Émilie. L’enfant s’y glissa en frissonnant. Elle était fatiguée, elle avait froid; il lui manquait le baiser du soir de sa maman, le lit de sa petite sœur à côté du sien, et l’accueil qu’elle avait reçu n’était pas fait pour la consoler.

«Jamais je ne pourrai supporter cette vie-là, se dit-elle pour la dixième fois, j’en mourrai, c’est sûr!... Eh bien, tant mieux! Mais qu’est-ce que je dis là ? C’est très mal de souhaiter la mort; il faut avoir plus de courage que cela! Je verrai demain Délice Sanborn, puisqu’elle m’a promis de venir, et je ne m’ennuierai plus. Comment pourrais-je être triste avec elle! J’ai dans l’idée que nous serons très bonnes amies. Moi, d’abord, je l’aime déjà de tout mon cœur; mais elle doit avoir autant d’amies que de connaissances; elle est si parfaite!...»

Cinq minutes plus tard, elle dormait d’un sommeil profond. Elle s’était pourtant déclaré à elle-même qu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit, d’autant plus qu’elle entendait certains bruits mystérieux dont elle ne parvenait pas à s’expliquer la cause et qui ne laissaient pas de l’inquiéter un peu, bien qu’elle ne fût ni poltronne, ni mijaurée.

Les jeunes filles de Quinnebasset

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