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L’ARDOISE DE Mme FAGG

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ÉMILIE. — «Bonsoir, madame Fagg; je me sens toute triste ce soir, et je viens causer un peu avec vous pour me remettre.

» Il y a aujourd’hui deux mois que je suis arrivée à Quinnebasset. Vous en souvenez-vous? La maison était noire comme la nuit; et grand’maman — non, je ne veux pas dire du mal d’elle, — mais quel accueil, bon Dieu!... Ils ont été longs, ces deux mois!

«Vous me montrez Charles, comme pour me dire que je n’ai pas tout à fait perdu mon temps. Oui, c’est possible; mais cela ne m’empêche pas d’avoir souvent le mal du pays... Savez-vous que Charles a des dispositions remarquables pour les mathématiques? Il en a plus appris à lui tout seul que mon frère Dick. Vous me direz que Dick n’a que treize ans; mais pensez à tous les professeurs qu’il a eus! J’ai montré à Charles le peu que j’en savais moi-même, et il a fait des progrès, oh mais! des progrès stupéfiants... Je suis toute contente que M. le juge Davenport l’ait pris en amitié. Vous avez l’air étonne; personne ne vous en avait donc parlé ? Eh bien, voici ce qui s’est passé : Délice s’est amusée à raconter à M. Davenport que j’occupais mes loisirs à faire concurrence à M. Smart, le maître d’école. Elle disait cela pour plaisanter, bien entendu; mais il est si bon que cela lui a donné envie de connaître Charles, et ils sont intimes maintenant. M. Davenport fait grand cas de lui, et Charles est aux anges, parce qu’il peut avoir tous les livres dont il a besoin, M. le juge ayant mis sa bibliothèque à sa disposition. C’est une très bonne chance pour lui à tous les points de vue, et j’ai bien remercié Délice, qui est cause de tout.

«Comme c’est drôle de parler de Charles à côté de lui, sans qu’il se doute qu’il fait tous les frais de notre converversation par écrit! Regardez-le, il ne lève pas le nez de dessus son cahier. Il est si heureux de la perspective d’aller en classe, l’hiver prochain, qu’il ne perd pas une minute. Il m’a raconté tout ce qu’il avait souffert avant de venir ici. Je ne m’étonne plus de la patience avec laquelle il supporte les mauvaises humeurs de grand’mère et les brusqueries de grand-papa. Au fond, grand-papa l’aime bien, quoiqu’il le rudoie un peu par moments, et il l’estime «parce qu’il n’y a pas de malhonnêtes gens dans sa famille et que lui-même est un brave et digne garçon, «un travailleur».

«Vous savez à qui l’on fait allusion en parlant de personnes qui ont eu de malhonnêtes gens dans leur famille? A ce propos, j’ai une histoire à vous conter sur Dora Topliff. Ces demoiselles ne peuvent pas la souffrir; toutes, sans exception, disent du mal d’elle quand elle a le dos tourné ; mais par devant on lui fait des salamalecs à n’en plus finir. Celles qui en disent le plus sur son compte ne se sentent plus d’aise quand elle a daigné leur adresser un salut dans la rue. Cela m’agace au suprême degré ; mais, ce qui m’agace encore plus, c’est son attitude à elle-même vis-à-vis de Xéna Gliddins. Je vous ai dit, je crois, que cette pauvre Xéna préparait chaque matin le feu de la classe, et que je trouvais cela d’une injustice révoltante; mais, mercredi, ce fut bien autre chose. Imaginez-vous qu’elle avait complètement oublié le feu; elle a des distractions inouïes, Xéna Gliddins; elle a toujours l’air d’être dans la lune. Délice dit que c’est quand elle cherche une rime qui la fuit... Mercredi donc, il faisait un froid de loup, et justement le feu ne se décidait pas à prendre. Arrive miss Dora Topliff.

«— Eh bien, vous pouvez vous vanter de faire mal votre ouvrage, Xéna,» dit-elle d’un ton sec.

«Xéna ne répondit pas. Elle était à genoux devant le poêle et y empilait du bois vert dont la fumée lui prenait a la gorge et la faisait tousser comme une malheureuse. Dora ayant ajouté je ne sais quelle impertinence, elle se redressa:

«— Comment me parlez-vous, Déborah?

«— Comme je parle toujours à mes inférieurs,» répondit-elle.

«Xéna poussa un cri étouffé et s’enfuit en se cachant la figure dans ses mains. Je regardai autour de moi pour voir laquelle de ces demoiselles allait prendre son parti; mais toutes, même Délice, semblaient changées en statues (comme la femme de Loth). Je les aurais battues!

«J’oubliais que j’étais encore trop nouvelle pour avoir le droit de dire ce que je pensais.

«— C’est révoltant! m’écriai-je; vous devriez avoir honte, Dora!» Et je courus après Xéna pour la consoler. J’étais si indignée que j’en tremblais!

«— Ne pleurez pas, ma pauvre Xéna, lui dis-je en passant mon bras autour d’elle, du mieux que je pus, car mon bras n’est pas bien long, et elle a au moins soixante-dix centimètres de tour de taille.

«— Laissez-moi,» me dit-elle en me repoussant, et elle ouvrit son canif d’un air tragique.

«Elle était dans un tel état de surexcitation qu’elle n’avait plus sa tête à elle, et je crus vraiment qu’elle allait se tuer; j’en eus froid dans le dos.

«— Je voudrais être morte, criait-elle; chacun me méprise, et l’on me traite comme la boue des rues.»

«Je lui répétai, sur tous les tons, que toutes ces demoiselles l’aimaient, tandis qu’au fond elles détestaient Dora Topliff; mais elle s’obstina longtemps à répéter que personne ne se souciait d’elle. Cependant, à force de lui soutenir le contraire, je finis par arriver à un certain résultat. Elle commençait à être plus calme, lorsque j’entendis la voix de miss Lightbody, notre maîtresse. Vite, je poussai Xéna dans le cabinet où nous accrochions nos chapeaux et nos manteaux, pour qu’elle pût y pleurer à son aise, et, rentrant dans la classe, je me mis en devoir de faire ce malheureux feu, cause innocente de cette triste algarade.

«C’était tout naturel, n’est-ce pas, madame Fagg? Il fallait bien que quelqu’un s’en occupât. Mais si vous aviez vu l’effet produit sur toutes mes compagnes! On eût dit qu’un cataclysme venait d’éclater!

«Pendant la récréation de midi, Délice me tança d’importance.

«— Vous avez donc juré de prendre le parti de tous ceux qui sont mal vus dans Quinnebasset?» me dit-elle.

«Et, comme je me taisais:

«— Oh! Émilie, à quoi avez-vous pensé ? s’écria-t-elle.

«— Oh! Délice, répliquai-je sur le même ton, pouvais-je agir autrement, voyons?

«— Vous vous êtes abaissée devant tout le monde.»

«Ce reproche m’alla droit au cœur.

«— Délice, m’écriai-je en relevant la tête, trouvez-vous que Dora Topliff a eu raison de traiter Xéna comme elle l’a fait? Répondez-moi sérieusement.

«— Non, évidemment non, répondit-elle. Dora est autoritaire et arrogante comme pas une; mais il faut bien la prendre comme elle est.

«— Et pourquoi? lui demandai-je exaspérée; donnez-moi une raison, pour l’amour de Dieu!

«— Sa famille est si bien posée, Milie. Ils sont si riches, ils ont une si belle maison et donnent de si jolies soirées, si vous saviez! D’ailleurs, il n’y a pas à dire, il faut en passer par où elle l’entend. Vous ne la connaissez pas encore, Milie; on accepte d’elle une foule de prétentions qu’on ne passerait à aucune autre. Elle veut être la maîtresse, elle veut nous mener toutes, et elle ne veut pas qu’on la contredise en quoi que ce soit.

«— Qu’elle le veuille ou non, m’écriai-je, chaque fois qu’elle commettra une injustice, je me révolterai!

«— Vous ne voulez donc plus être des nôtres? me dit Délice. Si vous vous brouillez avec elle, j’aurai beau faire, on vous exclura de notre classe. Vous aviez bien besoin de vous échauffer ainsi pour Xéna, à qui vous n’avez pas adressé dix paroles jusqu’à présent! Ces demoiselles sont capables de ne jamais vous le pardonner.»

«Croiriez-vous, ma chère madame Fagg, que j’ai été assez enfant pour me mettre à pleurer? Je me soucie fort peu de Dora Topliff; mais l’idée de me voir repoussée par toute la classe était trop pénible pour moi. Je ne suis pas ce qu’on appelle une nature énergique; j’ai besoin de l’approbation et surtout de l’amitié d’autrui.

«Le plus curieux de l’histoire, c’est qu’au lieu de me blâmer et de ne plus vouloir que je sois des leurs, comme Délice me l’avait fait craindre, toutes les jeunes filles dont je vous ai parlé m’ont comblé d’éloges, — dans le tuyau de l’oreille, s’entend.

«Ce fut d’abord Virginia Curtis:

«— Dora devient par trop superbe; il est temps qu’elle le comprenne, et nous sommes toutes très contentes que vous l’ayez remise à sa place, Émilie.»

«Puis Katie Hackett:

«— Bravo, Émilie! à bas le tyran!...»

«Et la douce Maggie Selden elle-même me serra la main en me disant:

«— Que je suis donc contente que quelqu’un ait enfin pris le parti de cette pauvre Xéna!»

«Cela me consola tout à fait; mais cela n’empêcha pas ces mêmes demoiselles d’aller ensuite se grouper autour de Dora et de l’écouter comme un oracle. Madame Fagg, madame Fagg, quelle qualification, je vous prie, mérite cette manière d’agir? Je ne voudrais pas la taxer de bassesse et d’hypocrisie, et cependant cela y ressemble fort.

«J’étais convaincue que je m’étais fait de Dora une ennemie mortelle; mais pas du tout, depuis lors, elle me traite avec une considération à nulle autre pareille. (Je vais faire comme Xéna, emprunter des lambeaux de poésie pour agrémenter ma conversation!)

«Ce soir, je revenais de la classe avec Katie Hackett, quand Dora nous rejoignit.

«— Quelle belle journée nous avons eue! me dit-elle gracieusement.

«— Vous trouvez? lui répondis-je d’un ton sec.

«— Vous plaisez-vous à Quinnebasset?

«— Assez, miss Dora, je vous remercie.

«— Pourquoi êtes-vous si froide avec moi? s’écria-t-elle.

«— C’est toujours ainsi que je parle à mes supérieurs, » lui répondis-je.

«Je n’aurais pas pu me retenir pour un empire. Dora nous quitta sans me répliquer un mot, me laissant me mordre la langue — trop tard. Je n’en fais jamais d’autres, Madame Fagg, toujours mon malheureux caractère qui me joue de ces tours!...

«Quant à Xéna, elle ne sait comment me témoigner sa gratitude; elle m’accable de bonbons et de biscuits et m’a déjà dédié je ne sais combien de pièces de vers.»

«C’EST TOUJOURS AINSI QUE JE PARLE A MES SUPÉRIEURS.»


Les jeunes filles de Quinnebasset

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