Читать книгу Discours, rapports et travaux inédits sur le Code civil - Jean-Étienne-Marie Portalis - Страница 15
POUR S. E. MONSEIGNEUR JEAN-ÉTIENNE-MARIE PORTALIS,
ОглавлениеMinistre (les cultes, grand-aigle de la Légion d’honneur, membre de l’Institut de France, qui a été célébré à Aix, le 11 septembre 1807, en exécutien de l’arrêté de M. le maire de ladite ville, du 2, ap prouvé par M. le Conseiller d’État préfet du département, le 5 du même mois.
L’an mil huit cent sept et le vendredi onze septembre, le service funèbre pour son Excellence monseigneur Jean-Étienne-Marie Portalis, ministre des cultes, grand aigle de la Légion d’honneur, membre de l’Institut de France, que M. le maire de la ville d’Aix avait arrêté, le deux du courant, de faire célébrer au nom et aux frais de la ville, l’a été dans l’église métropolitaine de Saint-Sauveur, après que l’arrêté a eu reçu l’approbation de M. le conseiller d’état, préfet du département, que M. le maire a eu invité M. l’archevêque d’Aix et d’Arles à ordonner la célébration dudit service, et que les jour et heure ont été convenus avec MM. les vicaires généraux en absence de M. l’archevêque.
A dix heures du matin, et sur l’invitation de M. le maire, la cour d’appel, celles de justice criminelle et spéciale, le tribunal de première instance, le commandant et tout l’état-major de la place, le tribunal de commerce, les juges de paix et les commissaires de police, se sont rendus dans le chœur de l’église métropolitaine et ont occupé leurs places ordinaires; l’école de droit s’est rendue dans la chapelle où elle est en usage de se placer.
M. le maire, à qui s’étaient joints M. le sous-préfet, MM. les adjoints, les membres du conseil municipal, les membres de la Légion d’honneur non fonctionnaires, les administrations des hospices, les fonctionnaires non compris dans le décret impérial du vingt-quatre messidor an douze, et plusieurs autres citoyens notables que M. le maire avait invités, se sont rendus en même temps à Saint-Sauveur; ce cortége s’est placé immédiatement derrière le catafalque; le corps municipal était en deuil ordinaire, et les fauteuils occupés par M. le sous-préfet et la mairie couverts de housses noires. Les tribunes et l’église étaient remplies d’un grand nombre de citoyens empressés de confondre leurs prières avec celles qui allaient être adressées au ciel pour leur illustre concitoyen. Le chœur était entièrement tendu de noir, depuis la corniche jusqu’au bas.
La messe et l’absoute ont été chantées en musique; M. l’abbé de Bausset, chanoine et vicaire général, a fait l’office. Tout le chapitre y a assisté, ainsi que MM. les curés et recteurs de toutes les paroisses de la ville, que M. le maire avait invités.
Cette cérémonie avait été annoncée la veille par les cloches de toutes les églises, qui ont sonné encore pendant le service.
Quand toutes les cérémonies religieuses ont été terminées, le cortége municipal est retourné à l’hôtel de ville dans la grande salle du conseil. Toutes les autorités et fonctionnaires qui étaient présents au service, et MM. les membres du chapitre, curés, recteurs de paroisse, s’y sont réunis en suite de l’invitation qui leur en avait été faite par M. le maire, et ont occupé les places qui leur étaient préparées.
La séance ayant été rendue publique, et un nombreux concours ayant rempli la salle, M. le maire a dit:
Messieurs,
Nous venons de remplir un devoir religieux, en adressant nos prières au ciel pour l’homme vertueux et illustre que cette ville se glorifiait de compter parmi ses citoyens, et dont elle bénira et respectera toujours la mémoire. Qui de nous, en entrant dans ce temple qui vient de retentir de nos chants funèbres, ne s’est pas rappelé avec émotion que ce fut M. Portalis, alors conseiller d’état, que Sa Majesté a choisi pour être l’exécuteur de ses volontés, quand elle voulut rétablir le libre exercice de notre religion, bienfait inestimable que tant de bienfaits ont suivi?
Il nous reste à rendre un hommage public à la mémoire de celui dont la perte a répandu parmi nous le deuil et la consternation; c’est une dette triste et sacrée, c’est celle de la douleur et de la reconnaissance; M. le sous-préfet a bien voulu se charger de l’acquitter au nom de ses concitoyens: je l’invite à prendre la parole.
M. d’Arbaud-Jouques, sous-préfet de l’arrondissement, prenant la parole, a dit:
Messieurs,
La triste et auguste cérémonie qui vient de s’accomplir, les lugubres chants dont ont retenti les voûtes de la métropole, les voiles de deuil que je vois partout dans cette assemblée, et plus encore cette consternation, fidèle interprète d’une douleur générale, vous révèlent bien mieux que ma faible voix la perte qu’a faite cette cité.
Un homme d’une éminente vertu a disparu de ce monde, un sage ministre a quitté, par l’ordre suprême de la destinée humaine, les conseils du prince; un brillant flambeau s’est éteint dans les ombres; une éloquente voix s’est perdue dans le silence du tombeau; cette cité, enfin, est privée d’un grand citoyen dont elle avait souvent éprouvé la tendresse filiale, quand sur sa sagesse, sur sa renommée et sur son crédit, elle avait reposé avec toute confiance ses sollicitudes maternelles.
Ce court exposé, Messieurs, et les souvenirs dont nous sommes pénétrés suffisent pour vous faire entendre, avec le double sentiment de la douleur qu’inspire une si grande perte, et de la consolation que donne une si belle renommée, l’éloge de feu son Excellence monseigneur Jean-Etienne-Marie Portalis, anciennement avocat au parlement d’Aix et procureur du pays de Provence, depuis membre du conseil des Anciens, conseiller d’état, ministre des cultes, grand aigle de la Légion d’honneur et membre de l’Institut de France.
Qu’il est juste, Messieurs, mais qu’il est douloureux d’avoir à payer un pareil tribut à des mânes si chers! Si au milieu des regrets et des souvenirs qui m’occupent, je pouvais m’applaudir de quelque chose, ce serait de la facilité d’un tel éloge qui, dans cette circonstance et dans l’enceinte de cette ville, n’exige de l’orateur ni un talent distingué, ni une méditation profonde. L’intérêt de ce discours est dans le cœur de tous ceux qui m’écoutent; son ordre, dans la succession des événements d’une vie glorieuse et pure, pendant laquelle M. Portalis s’est toujours montré égal à lui-même, et supérieur à sa fortune.
Son enfance promit beaucoup, sa maturité surpassa toutes les espérances qu’avait fait concevoir son adolescence. La nature lui avait donné un esprit pénétrant, une imagination brillante, une mémoire prodigieuse; l’étude et le travail firent de toutes ces précieuses facultés un talent immortel; il avait une âme simple et ardente, l’amitié s’en empara; un cœur délicat et sensible, toutes les affections douces et pures en firent leur asile.
Entré dans le barreau de cette ville à une époque où ce barreau réunissait les orateurs les plus distingués et les plus profonds jurisconsultes, les premiers pas de Portalis le placèrent au niveau de ce qu’il y avait de plus célèbre; ce barreau fut frappé des premiers éclairs de cette éloquence, qui ne lui promettait pas vainement de soutenir sa réputation et de prolonger sa gloire: on admira cette fécondité, apanage de la jeunesse du génie, trop prodigue peut-être de fleurs et d’ornements, mais que l’âge, l’expérience et la méditation devaient un jour resserrer dans les limites fixées par le goût et la sagesse; on s’étonna de ces connaissances vastes, de cette logique exacte, de cette dialectique pressante qui fortifiaient la véhémence sans emportement et le raisonnement sans subtilités de ce jeune orateur; on s’étonna bien plus encore de cette inspiration subite qui ne l’a jamais abandonné, soit dans les sujets les plus importants et les plus difficiles, soit devant les assemblées les plus imposantes et les plus orageuses, et qui fut non-seulement un prodige de mémoire, mais un de ces dons de la nature, qu’elle ne départ qu’avec une avare rareté à ceux mêmes qu’elle a marqués du sceau de l’orateur.
Restes de cette illustre école de science et d’éloquence, anciens jurisconsultes et avocats qui m’écoutez aujourd’hui, et vous, respectables magistrats, organes éclairés de nos lois, dispensateurs exacts de la justice, dont la présence honore cette assemblée et la mémoire de M. Portalis, vous fûtes ses collègues, la plupart même ses amis, c’est donc vous que j’atteste: vous le savez, la vérité préside à cet éloge, je ne suis ici qu’un interprète exact de vos pensées, un faible organe de vos sentiments; et tel fut le mérite de cet homme illustre, que l’amitié que je lui avais vouée, et que je conserve à sa mémoire, ne peut elle-même m’inspirer des illusions qui seraient pardonnables, et ne m’entraîne pas dans l’exagération.
Mais ce n’est pas seulement par l’éclat et la singularité de son éloquence que M. Portalis fut célèbre dès sa jeunesse et dans sa première carrière, son désintéressement et sa justice rehaussaient ses talents; né dans le sein d’une famille honorable et favorisée des dons de la fortune; élevé dans une des maisons de cette savante congrégation qui, paraissant avoir hérité du talent particulier pour l’éducation de la jeunesse, de la société sa rivale, sut comme elle discerner sous l’enveloppe de l’enfance les germes variés du génie, et les féconder par d’abondantes lumières et des soins assidus, M. Portalis ne vit dans la carrière du barreau que l’état très-distingué auquel l’appelaient ses goûts et la Providence pour payer à la patrie la dette que tout citoyen contracte en naissant avec elle; jamais une pensée intéressée, une spéculation lucrative n’influença le choix des causes qu’il illustra par ses talents; aussi sa voix ne fut jamais en contradiction avec sa conscience, rarement avec les arrêts de la cour souveraine devant laquelle il a plaidé ; et c’est un des caractères particuliers de son éloquence, de n’avoir jamais été appliquée qu’à des sujets dignes d’elle.
Je ne le suivrai point, Messieurs, dans le cours de ses divers triomphes oratoires au barreau et devant le parlement de cette ville; qui de vous ne les a présents à sa pensée? Celui-là seul m’arrête, où il eut à lutter contre un orateur impétueux dont la vie privée déprima les talents politiques et dont le nom n’a plus aujourd’hui parmi nous qu’une mémoire sans regrets, un étonnement sans estime et une célébrité sans gloire. Portalis ne dénia point le talent de ce redoutable adversaire, il était incontestable; il l’éclipsa parla supériorité du sien, qui sembla s’augmenter encore, dans cette circonstance, de l’indignation secrète qu’il éprouvait sans doute en voyant le caducée de l’éloquence, auquel il avait attaché sa gloire, souillé par la déplorable immoralité d’un orateur d’ailleurs si distingué.
Tant de talents, tant de vertus n’avaient pas seulement mérité à M. Portalis l’estime et l’admiration de ses concitoyens; ses qualités sociales lui avaient encore concilié la bienveillance universelle; les distinctions de naissance, de fortune, de grade, d’état qui existaient alors, s’étaient toutes aplanies devant un mérite si éminent. En effet, sortait-il du temple des lois ou de la solitude de son cabinet pour jouir des douceurs de la société, cet illustre orateur, ce savant publiciste devenait le plus simple et le plus aimable des hommes. Magistrats, avocats, militaires, hommes de lettres, les oisifs même, tous se disputaient sa douce gaieté, sa conversation pleine de candeur et de grâce, ses manières simples et cette naïveté de son âme qui s’alliait si bien avec la force de son génie et semblait en augmenter l’éclat par un contraste piquant.
Heureuse époque de sa jeunesse! Dans les grandeurs où le placèrent ensuite et son mérite et l’ordre d’un monarque qui ne laisse jamais les talents languir inutiles et sans récompenses, j’ai vu cet homme illustre consacrer à cette aurore fortunée de sa vie des regrets pleins de charmes; une épouse dont les grâces et les vertus embellissaient alors sa glorieuse et paisible carrière, et qui aujourd’hui, dans la plus juste et la plus profonde des douleurs humaines, accuse le ciel et son âge qui la condamnent à survivre à cet époux chéri; un fils, auquel il a laissé avec le fardeau de son nom tous les talents et toutes les vertus nécessaires pour le soutenir dignement, complétaient alors son bonheur; la félicité de cette épouse, l’avancement de ses frères, qui suivaient les diverses carrières de l’Église, des armes et des lois, occupaient sa pensée; l’éducation de son fils était déjà le rêve de son imagination paternelle. La certitude du succès dans tous ses projets pour le bonheur de sa famille était le fruit de ses vertus et de ses travaux.
Telle était sa position quand l’orage révolutionnaire s’éleva sur la France et éclata bientôt avec une violence égale à sa rapidité. Portalis l’avait prévu; il le jugea irrésistible, et suivit le conseil de Pythagore dans la tempête, il adora l’écho; mais loin de lui, Messieurs, l’accusation flétrissante d’une lâche neutralité dans les malheurs de la patrie: homme d’état comme orateur, nourri par une étude approfondie dans cette expérience des siècles qui fait juger les événements présents avec exactitude et prévoir avec sagacité les événements futurs qui doivent en résulter, il connut que ses talents seraient une barrière insuffisante contre un débordement impétueux et universel, et sa vie un sacrifice inutile; il pressentit qu’elle devait être, un jour, précieuse à sa patrie; il sut se réserver pour cette époque peu lointaine, et ferme, calme, résigné dans cette éruption volcanique, il se tut avec les lois, et disparut avec la justice.
Mais son cœur vraiment citoyen s’était tout entier dévoué à la patrie dans cette retraite; il gémissait sur les malheurs de la France, et prévoyant que leur grandeur même en accélérait le terme, convaincu que toute puissance destructive s’exerce contre elle-même, et qu’il n’y a de pouvoir solide que le pouvoir conservateur, il méditait les grandes vérités de la morale et de la politique, et amassait ces trésors de science dans le droit public et dans la philosophie, qu’il a versés depuis avec tant d’abondance au conseil et dans le ministère.
Il rassemblait les matériaux d’un grand ouvrage sur le droit public dans lequel eussent été réunis avec ordre, discutés avec sagesse, corrigés avec supériorité, et énoncés avec ces grâces de l’élocution qui ont suivi M. Portalis dans les discussions les plus arides et les plus épineuses, les principaux systèmes de Grotius et de Puffendorf; il voulait dégager le premier de cet étalage d’érudition, et de cette surabondance de citations qui dans son ouvrage étouffent le raisonnement, et rectifier dans le second l’obscurité des définitions, le vague des idées, et même beaucoup de principes hasardés.
J’ignore les ordres suprêmes que cet homme célèbre a pu donner dans ses derniers moments à une famille éplorée; mais veuille le ciel qu’il lui ait permis de livrer à l’admiration des philosophes et des hommes de lettres un magnifique traité de la vraie philosophie, autre fruit de son génie mûri dans le temps de sa retraite et dans celui de son exil; personne n’était plus digne et plus capable que M. Portalis de composer ce bel ouvrage; avec une âme parfaitement pure et éminemment religieuse, il avait un esprit plein d’idées libérales et un cœur enflammé de l’amour de l’humanité. Il était une preuve vivante de cette belle maxime du chancelier Bacon, qu’un peu de philosophie peut écarter de la religion, mais que beaucoup y ramène. J’ai connu ce beau monument de son génie; sous la dictée de ce grand homme, j’en ai moi-même écrit les principaux chapitres; et seul avec lui dans son cabinet, plus d’une fois, en entendant sortir de cette bouche éloquente de sublimes idées sur l’existence de Dieu, sur l’immortalité de l’âme, sur l’amour de l’humanité et la fraternité des peuples; en contemplant ce front vénérable où siégeaient la candeur et la sérénité, en observant ces yeux sans regard dont la cécité même semblait ajouter à la profondeur de la méditation, et donner à ces grandes pensées une teinte mystérieuse, l’émotion et l’admiration firent souvent tomber la plume de mes mains, et me rendirent immobile.
O souvenir qui réveille dans mon cœur des impressions trop douloureuses! Oui, Messieurs, j’ose le dire, et c’est une profonde reconnaissance qui s’épanche devant vous, et non une vanité puérile, cet homme, aussi bon qu’il était admirable, m’honorait d’une amitié paternelle; il avait couvert mes malheurs de sa puissante protection, il me confiait quelquefois les secrets de son génie, il daignait me prodiguer et de sages avis et même des conseils littéraires. Hélas! pourquoi n’en ai-je pas mieux profité, puisque j’étais destiné dans cette cité, sa ville chérie, à lui rendre ce triste, ce dernier et douloureux hommage?
Bientôt, comme l’avait prévu M. Portalis, l’horizon politique commença à s’éclaircir. Le peuple, revenu de la première ivresse de la révolution et de la stupeur où l’avait plongé une terreur sans exemple dans les annales du monde, chercha, avec anxiété dans ses assemblées primaires, des caractères conciliants, des connaissances solides, des vertus éprouvées, pour réparer les maux qu’avaient produits l’effervescence des passions et la folie des systèmes. Portalis reparut alors, et l’opinion publique fixa sa place au conseil des Anciens. Là, son éloquence, s’exerçant sur des sujets plus élevés et d’un intérêt plus général, prit un caractère plus grave: on le vit élaguer toutes les fleurs inutiles qui eussent paré des discours académiques, et s’élever dans chaque discussion aux principes constitutifs qui dérivent de la nature, et aux maximes organiques, premières bases des lois des nations. ces vérités enchaînées l’une à l’autre par l’ordre dans lequel il savait les disposer, sont toutes remarquables par la concision de la phrase et la beauté de l’expression; elles étonnent l’esprit et commandent l’assentiment par une puissance à laquelle on ne peut se soustraire; aussi ses adversaires mêmes finirent presque toujours par adopter ses opinions; presque toujours le conseil des Anciens résolut sa pensée, et n’hésita pas à placer cet orateur dans le rang distingué que lui conservera la postérité.
Mais de nouveaux malheurs menaçaient la patrie, et cette fois Portalis lui-même devait être enveloppé dans un orage qu’il avait vainement cherché à conjurer. Nous ne l’aurions pas connu tout entier, Messieurs, si nous ne l’avions vu, dans le cours d’une si belle vie, luttant contre l’infortune et payant noblement la dette de la destinée humaine, qui ne peut s’affranchir du tribut que le ciel lui a imposé envers l’adversité. Une réaction aussi impolitique que contraire à toute loi et à tout ordre public sembla, malgré tous les efforts de la représentation nationale, s’attacher aux premiers pas qu’elle fit vers la justice, et fournit des prétextes spécieux pour renverser des lois qui avaient fait renaître l’espérance, sans pouvoir cependant ramener l’ordre et le calme.
Permettez-moi, Messieurs, d’ajouter à l’éloge de l’homme vertueux dont nous déplorons aujourd’hui la mort prématurée, en imitant dans cette circonstance sa douceur et sa modération, et en passant sous silence les dissensions de deux partis puissants aujourd’hui réunis par les mêmes sentiments, et leurs torts mutuels à cette heure oubliés et confondus dans une félicité commune.
Portalis, éloigné de ces discordes, étranger à ces torts, n’en fut pas moins la victime; condamné comme plusieurs de nos plus illustres concitoyens à aller éteindre ses talents et ses vertus dans des forêts incultes ou des marais pestilentiels, une providence spéciale favorisa sa fuite et lui fit éviter ce terrible destin. Il part, il arrive enfin sur une terre étrangère avec toute la douleur d’un bon citoyen, mais avec tout le calme d’un homme de bien, toute la dignité de sa gloire, et l’inaltérable douceur de son caractère; sa voix ne laisse entendre aucune plainte qui lui soit personnelle, aucune accusation contre ses oppresseurs, et son silence est alors aussi admirable que l’avaient été ses discours; il erre longtemps, de retraite en retraite, partout accueilli avec respect, suivi avec intérêt. Les portes des cités étrangères, fermées par la défiance à une multitude de Français fugitifs, s’ouvrent au nom de Portalis; ses vertus font partout son cortége et sa sauvegarde; il est précédé par la réputation de son éloquence, vierge de tout délit. Les vœux des naufragés de Calais qu’il a arrachés à un supplice injuste, ceux des ministres de la religion dont il a plaidé les droits et adouci l’infortune, ceux des pères et des époux auxquels il a rappelé la sainteté de leurs nœuds et de leurs devoirs, ceux enfin de tous les Français amis de la patrie, le suivent en tous lieux; l’estime et l’amitié l’appellent dans le Holstein, lui ouvrent un noble asile, le rendent au commerce des muses, et préparent une épouse charmante au fils chéri, objet de ses plus tendres affections.
Je respire, Messieurs; nos malheurs touchent à leur terme. La destinée de la France, trop longtemps incertaine, se déclare enfin sur les rivages de la Provence: Napoléon, déjà placé à la tête de tous les capitaines de l’Europe, a appris au fond de l’Egypte que sa noble patrie n’avait plus ni puissance, ni dignité, ni lois, ni morale, ni religion; qu’avilie et mourante, elle tournait des yeux languissants vers l’Orient, alors théâtre de sa gloire. Il fend les flots avec la rapidité de l’aigle, touche le rivage, traverse la France au milieu des acclamations et des vœux des peuples, arrive dans la capitale, saisit d’une main les rênes du gouvernement et de l’autre son épée toujours victorieuse; c’en est fait, l’ordre est rétabli dans l’intérieur; les ennemis repoussés loin de nos frontières voient leurs propres provinces couvertes de nos guerriers; les lois les plus sagesse succèdent comme les victoires les plus brillantes, les factions sont anéanties, la paix couronne enfin la gloire et la sagesse.
Dans ce tableau rapide de nos félicités, vous n’êtes point inquiets, Messieurs, du sort de notre illustre orateur: il a déjà revu cette terre natale si sacrée aux grands cœurs; déjà le conseil des prises a reçu de ses mains un code lumineux.
Mais un code universel, magnifique dépôt de la sainteté des lois et de la science des jurisconsultes, et de la sagesse des hommes d’état, et enfin de la puissance et du génie d’un héros immortel, est préparé à l’empire; M. Portalis est appelé au conseil d’état.
Là, toujours prêt à seconder les conceptions rapides, à répondre aux objections imprévues, à suivre les vues profondes du génie universel qui conçoit une loi avec autant de justesse et de facilité que l’ordre d’une bataille ou le plan d’un traité , Portalis déploie soudainement ces vastes connaissances, acquises par une vie studieuse et conservées par une mémoire infaillible; le corps législatif, où souvent par l’ordre du monarque il portait ensuite ses projets de loi, semblait avoir encore agrandi son génie et exalté son éloquence. C’est dans les discours qu’il a prononcés devant cette auguste assemblée, qu’il a atteint le plus haut degré de sa gloire oratoire.
Nous regardons avec raison, Messieurs, comme un des plus grands bienfaits de l’empereur, le code des lois qu’il a données à ses peuples; mais ces lois qui sanctionnent les droits et les devoirs des hommes, ont elles-mêmes besoin d’une sanction supérieure à l’homme; cette base du pacte social qui unit entre eux les citoyens d’un même état doit elle-même être assise sur une base plus solide que la poussière humaine, sur celle de ce pacte primitif et éternel qui unit l’homme à la Divinité. C’est alors seulement que les lois civiles, malgré la faiblesse et la fragilité de leur terrestre origine, empruntent en quelque sorte les qualités des lois éternelles et, comme ces dernières, se font appeler saintes, inviolables, immuables. Où serait la chaîne hiérarchique d’un vaste empire, si le premier anneau en était méconnu? Le prince n’est le magistrat suprême d’un état que parce qu’il existe un magistrat éternel de l’univers; son plus beau titre enfin est d’être, par une puissance et par une providence temporaire, l’image de la providence céleste et de l’éternelle puissance.
Napoléon était pénétré de cette grande vérité, lui qui, appelé à réparer tant de malheurs et à rasseoir la France et l’Europe sur de nouveaux fondements, n’eût pu se défendre d’être étonné de lui-même et de ses propres prodiges, s’il n’eût eu la conscience intime qu’il était inspiré et conduit par une main invisible et toute puissante; aussi le premier usage de son pouvoir fut-il de rendre à la France, avec la liberté des consciences et des cultes, le culte le plus ancien et le plus général du peuple français; et le concordat, pacte divin, promulgué avant les lois civiles, ouvrit majestueusement la source des prospérités publiques.
Il fallait, pour seconder l’empereur dans cette grande entreprise, un homme dont la vertu imprimât le respect, dont la douceur inspirât la confiance, dont l’éloquence entraînât la persuasion, dont la sagesse enfin évitât les écueils; un homme également éloigné et de l’indifférence des religions et de l’intolérance des sectes, et qui réunît à toute la simplicité de la foi toute l’impartialité de la philosophie; rien n’échappe au coup d’œil sûr et perçant de Napoléon, et la profonde connaissance des hommes est un de ses avantages. Portalis fut nommé ministre des cultes.
Je ne vous entretiendrai point, Messieurs, des heureux fruits de son ministère, vous les voyez, vous les goûtez chaque jour; la plus parfaite harmonie règne sous ce rapport, comme sous tous les autres, entre tous les Français; le culte catholique s’affermit et prospère, ses pompes solennisent nos joies et même nos douleurs; ce trône révéré pousse de nouvelles racines, il ne craint plus de tempêtes, et le plus léger souffle n’agite pas même le feuillage des branches qui s’en sont écartées; ainsi ce que toute la bonté d’Henri IV, ce que toute la puissance de Louis XIV n’avaient pu opérer, la sagesse de Napoléon le Grand, secondée par un ministre habile, l’a accompli sans effort.
Désormais que manquait-il à la gloire de M. Portalis, que manquait-il, Messieurs, à son bonheur? L’un et l’autre étaient à leur comble. Eh bien, c’est alors que l’impitoyable mort a cru pouvoir le surprendre et n’a pu que le frapper; c’en est fait, il n’est plus! Il est enlevé au ministère, à l’éloquence, au prince, à la patrie! il est ravi à une famille inconsolable, à des amis désolés; mais il laisse après lui la plus belle partie de lui-même, le souvenir de ses vertus et les fruits de son génie. Le char funèbre qui portait sa dépouille mortelle a traversé la capitale au milieu des regrets et de la sombre et silencieuse douleur de tous les bons citoyens. Elle a été déposée dans le temple consacré par l’empereur à la reconnaissance nationale, et qui doit conserver à la vénération de la postérité les cendres des hommes illustres qui ont bien mérité de la patrie. Le ministre de la justice a prononcé l’éloge de ce magistrat si juste. Un hommage plus humble lui est ici rendu par la simple amitié ; mais l’ombre vénérable de cet homme célèbre, dont l’âme fut aussi sensible que grande, ne dédaignera point ce tribut d’un cœur affligé, offert à ses mânes au nom d’une cité reconnaissante.»
Cet éloquent discours, prononcé avec toute l’expression du sentiment qui animait l’orateur, a produit l’effet le plus vif sur un auditoire composé en grande partie de parents et d’amis de celui qui était l’objet de cette cérémonie funèbre, et dans une ville qui sait connaître et sentir la perte qu’elle a faite; il a été couvert d’applaudissements.
M. le maire, reprenant la parole, a dit:
Monsieur le sous-préfet,
Vous venez, au nom d’une ville qui se félicite de vous compter parmi ses habitants, de payer un juste tribut au vrai mérite, aux talents, à la vertu! L’émotion que nous partageons avec vous vous dit bien mieux, que je ne pourrais vous l’exprimer, que vous avez été l’éloquent interprète des sentiments de tous vos concitoyens; il ne me reste qu’à être leur organe, en vous demandant que l’éloge que vous venez de prononcer soit dans nos registres un monument digne de celui qui en fut l’objet, et imprimé dans le procès-verbal de cette séance.
M. le sous-préfet, ayant adhéré à cette demande, a remis son discours sur le bureau.
Nous, maire d’Aix, avons arrêté qu’il serait transcrit dans les registres de la mairie, et imprimé avec le présent procès-verbal.
Fait à Aix, en l’hôtel de ville, l’an et jour susdits.
FORTIS, maire.