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UNE PREMIÈRE JOURNÉE.

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Pour ne rien perdre on aurait besoin, comme Mercier, de penser dans la rue et décrire sur la borne.

Il y a loin de Cheapside chez le libraire du Strand où nous devons acheter la carte de Londres. Nous croyant sûrs de notre route, après nous l’être fait indiquer par le garçon de l’auberge, nous partons avec confiance; mais à peine arrivés auprès de Saint-Paul, nous reconnaissons que le cicerone a été si confus, ou que nous l’avons si mal compris, que nous sommes obligés de redemander notre chemin.

La foule qui passait sur les trottoirs où nous étions, était tout à coup devenue si considérable, qu’il eût été difficile d’aller dans un autre sens qu’elle; ainsi, moitié violence, moitié persuasion, nous nous laissâmes entraîner.

Malgré tout ce que nous avions entendu dire de l’immense population de Londres, et particulièrement de la foule qu’on rencontrait sur les trottoirs du Strand ou des environs, il était aisé de voir, à la direction uniforme qu’elle prenait, à la qualité des personnes qui la composaient, et aux propos qui se croisaient dans presque toutes les bouches, qu’elle était mue par une curiosité momentanée. La rue était encombrée à peu près comme celles qui conduisent à la Grève le sont à Paris, une heure avant une exécution. Je soupçonnai que c’était vers un spectacle de ce genre que la canaille de Londres se portait. Au bout d’un quart-d heure il n’y eut plus moyen d’en douter: il n’y avait plus de courant régulier dans la foule, elle était seulement agitée de quelques ondulations en sens divers, autour d’un échafaud, surmonté de deux poteaux réunis ensemble par une traverse, d’où pendaient deux cordes à nœud coulant. Il était élevé au niveau de l’entresol d’un édifice, qu’à son aspect sévère, à l’épaisseur de ses murs noircis par le temps et par la fumée, et aux barreaux de fer qui grillaient toutes ses fenêtres, il était impossible de ne pas reconnaître pour une prison. Un de nos voisins, homme de très-bonne mine et d’un très-grand flegme, nous apprit, en rassurant sur son nez une paire de bésicles montées en écaille brune, que nous étions devant la prison de Newgate et qu’on allait pendre deux voleurs. J’avais une certaine répugnance à assister à un spectacle pareil; mais, outre qu’il eût été impossible de nous éloigner de l’endroit où nous nous trouvions engagés, il fallait mettre à profit l’occasion d’observer en grand les sentimens du peuple de Londres. L’avocat voulut la faire tourner également à son instruction dans la jurisprudence criminelle d’Angleterre; il demanda à notre voisin flegmatique l’exposition de la tragédie dont le hazard nous forçait à voir la catastrophe.

–Rien de plus simple, nous répondit celui-ci. Les deux hommes qu’on va pendre, sont nés, ont vécu, et mourront ensemble. Ils sont cousins, et depuis plusieurs années ils étaient associés pour exploiter les poches et les goussets dans les rues de Londres. Ils ont voulu s’aviser de porter plus haut leur ambition; ils sont entrés chez un banquier, pour s’approprier des billets de banque et des guinées. Ils ont été condamnés à mort, parce qu’il a été prouvé qu’ils avaient volé, chacun, plus de5livres sterling à la fois.–5livres sterling! répétai-je avec étonnement; comment, l’on pend pour5livres sterling!–Non pas pour5livres seulement, mais pour5livres et un schelling. Zounds! et que deviendrions-nous sans cela? Que deviendrait surtout notre gouvernement? Les voleurs se multiplieraient outre mesure, et le gouvernement se ruinerait pour les nourrir ou les faire transporter à Botany-Bay. Savez-vous qu’il en coûte au Roi deux cents livres sterling pour chacun de ses sujets qu’on déporte! et cependant il y a des jurisconsultes assez fous pour vouloir étendre jusqu’au vol de25livres sterling le bénéfice de la déportation. Qu’arriverait-il si on suivait leur avis? Les vols se multiplieraient par la perspective de l’impunité ou d’une punition trop-douce. Botany-Bay deviendrait de plus en plus populeux, et lorsque notre Roi se serait ruiné pour cela, la colonie, suivant le scandaleux exemple des Américains, se révolterait un beau jour, battrait nos troupes de débarquement, élèverait une marine rivale de la nôtre, et ces fiers républicains, ci-devant filous, prendraient insolemment le titre d’esquire, comme les plus respectables gentlemen.

A ces mots, il assura de nouveau ses lunettes, que les ondées de la foule avaient de nouveau dérangées, et nous engagea à tourner nos regards du côté de l’échafaud: la porte de l’entresol de Newgate était ouverte et les condamnés sortirent lentement, entre deux files de constables et de guichetiers. Ils étaient tous deux blonds et paraissaient fort jeunes; leur figure était intéressante; leurs traits, au moins autant que nous pouvions en juger à la distance où nous étions, étaient assez distingués. Leur maintien n’avait ni l’effronterie révoltante, ni la lâche humilité qu’offre généralement celui des malfaiteurs. Les voleurs anglais sont si accoutumés à l’idée de la mort, par la fréquence des supplices, ou bien par la froideur nationale du caractère, qu’ils vont tous à l’échafaud avec indifférence. Les moyens mécaniques employés dans l’exécution, ne ressemblent pas non plus à ceux usités sur le continent. A Londres, le bourreau ne donne pas le croc en jambe au patient; il ne le lance pas du haut d’une échelle, pour le laisser suspendu à une potence; il né lui danse pas sur les épaules, pour lui disloquer les vertèbres du cou... Aussitôt que les deux jeunes condamnés eurent reçu les dernières exhortations des ministres qui les avaient accompagnés, on leur passa au cou le nœud coulant qui pendait au niveau de leur poitrine; à un signal donné une trappe glissa sous leurs pieds, et aussitôt qu’ils furent demeurés suspendus, en tombant verticalement, le bourreau leur mit sur la tête un bonnet de coton blanc et l’enfonça jusqu’au menton, pour dérober au peuple les convulsions horribles qui agitent quelquefois les traits de la face pendant l’agonie des suppliciés.

La foule ne tarda pas à se dissiper aussitôt que l’exécution fut finie et nous pûmes bientôt nous remettre en route, pour arriver chez le marchand de cartes. L’Anglais aux besicles nous remit complaisamment dans notre chemin. Il avait affaire au Temple (c’est l’école de droit de Londres), nous descendîmes avec lui les rues de Old Bailey et de Ludgate Hill. Il nous laissa enfin au bout de Fleet Street près d’une espèce d’arc de triomphe qu’on nomme Temple-Bar, et qui forme la limite entre la cité de Londres et la ville de Westminster.

Le Strand est une des rues dont nous avions le plus entendu parler. Ce n’est ni par sa largeur, ni par la beauté des maisons qu’elle est célèbre, c’est par l’active industrie dont elle est le foyer; c’est par le mouvement qu’on y voit sans cesse. Peut-être quelques parties de la Cité le surpassent-elles pour l’activité mercantile; le luxe de ses boutiques n’est certainement pas égal à celui d’Oxford-row, de Piccadilly, de Bond Street, mais il réunit autant que possible les avantages de ces deux quartiers et a de plus celui de sa position centrale. Par le nombre infini de traverses qui y aboutissent, et par ses deux extrémités, il établit la communication entre les trois grandes divisions dont une capitale se compose toujours, le quartier du luxe, le quartier de l’industrie, et celui des classes moyennes.

On voit, d’après cela, que le Strand est cependant notre rue Saint-Honoré. On trouvera la ressemblance parfaite, si j’ajoute que c’est la partie de Londres où l’on rencontre le plus de voleurs et de filles; les uns et les autres y sont si effrontés, qu’ils exercent leur industrie en plein jour.

Il était déjà trois heures quand nous eûmes fait emplette de la carte de Londres: comme le licencié éprouvait depuis quelques momens que notre déjeuner avait été fort léger, nous entrâmes dans un Beefsteak house de Charings-Cross où, pour nos sept schellings, nous fîmes un dînera l’anglaise. En France, un lord pourrait pour ce prix dîner chez Very ou chez les Provençaux. Dans Londres on ne peut, avec si peu d’argent, se présenter que dans une gargote. A la vérité, bien des gens ne font pas fi des gargotes anglaises. Elles brillent peu par les apparences, mais l’on y peut concilier l’abondance et la bonne qualité des viandes avec l’économie. Plus d’un Ecossais jouissant de25ou30,000 francs de rente, va dîner dans les Beefsteak house en attendant que, devenu membre ministériel du parlement britannique, il ait son couvert mis tous les jours ou chez les ministres, ou chez l’orateur de la Chambre des communes.

Aussitôt qu’on eût desservi notre table, j’y déployai la carte que nous avions achetée; et nous nous remîmes en marche après avoir suffisamment étudié la route qui devait nous conduire à Hyde-Park, à travers le beau quartier de Londres, et ensuite nous reconduire vers notre auberge, en passant par un des théâtres royaux, où nous comptions finir notre soirée. Ce n’est pas ici le lieu de décrire l’effet que produisit en nous la vue de Hyde-Park, nous lui consacrerons un chapitre à part.

Nous arrivâmes au théâtre qui n’était pas encore ouvert: le nombre des personnes qui attendaient à la porte était encore très-borné; mais la foule ne tarda pas à arriver. Quoiqu’il n’y eût ni gendarmes pour maintenir l’ordre, ni barrières pour faire former la queue, les poussées, les coups de coudes et les coups de poing n’étaient pas plus fréquens qu’à la porte de nos théâtres, un jour de représentation suivie. La foule était considérable et compacte; les portes étaient étroites; l’on donnait une tragédie de Shakespeare et cependant aucune femme n’eut les côtes enfoncées, aucun homme n’eut les bras cassés, ou les yeux pochés! Tout le monde entra, et, qui plus est, trouva à se placer dans la salle, parce que l’administration a la délicatesse de ne faire distribuer juste qu’autant de billets qu’il y a de places dans le théâtre. Mais ce qui nous surprit bien plus que le bon ordre qu’on avait observé, ce fut d’entendre un constable placé à la porte, crier à chaque instant: Beware of your pockets, gentlemen; there are thieves in the crowd; «prenez garde à vos poches, il y a des voleurs dans la foule!» Quand ce cri frappa nos oreilles pour la première fois, notre premier mouvement fut de saisir les basques de nos habits, le second de regarder autour de nous pour chercher les voleurs que le constable venait de nous dénoncer. Il n’y avait encore que deux dames et quatre ou cinq jeunes gens qu’à leur mine on ne pouvait pas certainement prendre pour des filous. C’est donc nous qu’il veut désigner, me dit vivement le licencié! Peut-être les Anglais sont les seuls auxquels il s’adresse, en disant gentlemen! sautons sur son bâton pour le faire expliquer!... Un jeune homme placé a côté de nous, et qui sans doute comprenait le français, l’arrêta, et lui fit entendre que l’avertissement qui nous avait tant choqués, ne signifiait rien! que c’était une des mille et une vieilles coutumes auxquelles on n’avait pas encore renoncé en Angleterre. C’est abominable! lui répondit-il après l’avoir remercié des éclaircissemens qu’il nous avait donnés. C’est une des choses qui sont les plus faites pour déconsidérer les mœurs anglaises aux yeux des étrangers. Quelle opinion voulez-vous que nous ayons de vous, puisque toutes les fois que nous sommes dans un rassemblement, un magistrat vient nous avertir de nous défier de nos voisins? Comment vos législateurs ont-ils pu oublier que si l’intérêt de la morale et de la société exige qu’on punisse les criminels, l’erreur la plus dangereuse pour toutes les deux, est celle qui tend à faire croire que le nombre des crimes est plus grand qu’il ne l’est en réalité? Les voleurs sont la plaie des grandes villes et des grands chemins, mais à quoi bon en parler toujours? S’ils sont effrayés par les cris du constable, ils se dérobent aux poursuites de la justice; s’ils volent malgré les menaces, et, pour ainsi dire, sous ses yeux, ils se pervertissent davantage, puisqu’ils pêchent avec plus de préméditation et ajoutent le mépris à la faute. Les théâtres de Londres sont si chers, que la foule qui se presse à leurs portes, ne peut jamais être composée des classes infimes de la société. Si néanmoins il y a réellement des voleurs dans cette foule, il vaudrait bien mieux que les officiers de police gardassent le silence, pour les surveiller et les arrêter plus sûrement.... Ce beware of your pockets nous avait tellement étonnés, et, disons mieux, avait à tel point soulevé notre indignation, qu’en arrivant au parterre, nous fûmes plus occupés de le discuter que d’observer la salle. La voix glapissante du constable l’avait crié si fort à notre oreille, que moitié assourdissement, moitié difficulté de comprendre le langage qui se parlait sur la scène, nous n’entendîmes presque rien de la tragédie qu’on représentait, ce dont nous demandâmes pardon au divin Shakespeare, comme l’appellent les Anglais.

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