Читать книгу Tablettes anglaises - Joseph-Hippolyte de Santo-Domingo - Страница 9
LES RUES DE LONDRES.
ОглавлениеÆtas parentum, pejor avis, tulit
Nos nequiores.
HOR.
Nos pères valaient moins que nos aïeux, et nous sommes pires que nos pères.
On a dit avec raison qu’aucune ville du inonde ne pouvait donner une idée de Londres; ses grandes et belles rues tirées au cordeau, ses trottoirs élégans et commodes, ses maisons d’une grande propreté, aussi remarquables par leur simplicité que par leur couleur, ornées de jolies petites portes décorées de colonnes et de frontons qui ne sont pas toujours d’un goût exquis, et sur-tout la quantité innombrable de ses magasins, qui semblent servir d’entrepôt général à toutes les marchandises du monde, donnent à la capitale de l’Angleterre un air de grandeur et d’originalité, de richesse et de simplicité qu’on ne trouve nulle part.
Je parcourais hier les trottoirs sans trop savoir où j’allais: tout chemin m’était indifférent, parce que je ne voulais que voir. Je lisais le nom des rues, je contemplais les enseignes, les étalages, enfin, je faisais le badaud. En moins de cinq minutes j’arrivai dans Piccadilly poussé et coudoyé par plus de mille personnes qui m’avaient forcé de faire ce chemin plus lestement que je ne le désirais
Il n’y a presque point d’étrangers qui n’aient entendu parler de Piccadilly comme d’un des plus beaux quartiers de Londres. Il en est peu, en effet, où l’on puisse voir une circulation plus rapide et une scène plus animée. Là, ce sont des diligences remplies de voyageurs qui arrivent des divers comtés de l’Angleterre; ici, d’élégans équipages transportent mollement des fashionables dans Hyde-Parck, sur le point où il est convenu que le beau monde doit paraître. Les cavaliers s’y mêlent aux voitures, et donnent au tableau plus de vie et de variété. Quant aux piétons qui se promènent sur les côtés, ils produisent le même effet que les personnages places par les peintres sur les plans inférieurs de leur composition.
Chemin faisant je rencontrai une connaissance du docteur devenue la mienne, et après les civités d’usageje proposai à l’honorable gentleman de m’accompagner, ce qu’il accepta. C’était un homme de bonne compagnie, mais d’un âge mûr et un peu entiché des vieilles coutumes.
Après avoir parcouru la belle rue de Piccadilly, nous allâmes voir la statue de Bonaparte, sculptée par le célèbre Canova, et qui devait orner en France, la salle des Maréchaux: elle est placée maintenant dans la partie du vestibule de l’hôtel de Marlborough, destinée aux valets. «Ce manque de goût, dis-je à mon compagnon, ne fait pas honneur aux connaissances que l’on a ici dans les arts.» Nous continuâmes notre trajet, moi en réfléchissant aux vicissitudes humaines, le gentleman, en se livrant à la causticité de son caractère à laquelle chaque passant servait d’aliment. Nous entrâmes un instant chez le pâtissier Hickson; sa boutique est la plus renommée de Londres. C’est le rendez-vous de la meilleure compagnie. Les flumket, les biscuits, les tartes, y sont variés à l’infini de forme et de goût; les gelées y sont passables, les glaces très-médiocres. Dans une salle basse, qui n’a pas toute la propreté anglaise, il y a deux ou trois tables de marbre, autour desquelles on prend place quand on peut. Le bon ton est de manger debout. Là, l’élite de la noblesse, les courtisans du prince, les dames du palais de la reine, se pressent avidement autour de quelques assiettes de pâtisserie, et se régalent d’une boisson assez insipide, mais fort à la mode depuis quelques années; on la nomme soda water (eau de soude); elle ressemble assez, pour le goût, à notre eau de Seltz, que nos médecins ont mise en faveur chez les gourmands; cette eau de soude, renfermée dans de petites bouteilles, fait lorsqu’on les débouche le bruit du vin de Champagne, avec lequel elle n’a pas d’autre rapport; elle est fort du goût des Anglais. Quelques dames, par un surcroit de bon ton, ne se donnent pas la peine de descendre de leurs équipages et font leur lounch dans la voiture, tandis que les laquais se grisent avec du gin chez le marchand de liqueurs et que le cocher caresse ses chevaux en lustrant leur poil avec son mouchoir de poche.
Nous terminâmes notre matinée par une promenade au Parc. Le voyageur qui d’abord a été choqué du peu de goût qui a présidé aux divers ornemens de la barrière, aperçoit tout-à-coup une spacieuse perspective sur deux parcs que sépare une large avenue. L’affluence des cavaliers et des équipages dans la plus vaste allée lui inspire aussitôt le désir de s’y promener. Je m’aperçus, en y arrivant, que mon compagnon semblait éprouver une suffocation d’idées et de paroles; et, en effet, à peine eûmes-nous pris le chemin de cette grande allée, qu’il me parla en ces termes:
«Vous me vantiez, me dit-il, les grandes améliorations qui ont eu lieu dans la ville de Londres. (Il y avait vingt ans qu’il n’y était venu, ayant passé tout ce temps dans sa terre.) J’en aperçois bien quelques-unes dans le matériel des choses, c’est-à-dire dans les rues, dans les bâtimens, mais je n’en vois aucune dans les habitations. Au contraire, j’y trouve une détérioration toujours croissante, une démoralisation qui fait tous les jours de nouveaux progrès. Que vois-je dans toutes les rues où je passe, dans tous les lieux publics que je fréquente? Des êtres qui ne sont ni hommes, ni femmes, ni singes, mais qui semblent réunir en eux les caractères distinctifs de ces trois espèces. On ne savait, de mon temps, ce que c’était qu’un dandy. Nous avions des élégans vêtus de riches étoffes de brocart, de velours, d’habits brodés, et portant l’épée au côté comme cela convient à un homme bien né. Il est vrai qu’ils donnaient deux cents livres de gages à un valet de chambre français, qui passait tous les jours quatre heures à faire leur toilette; mais, aujourd’hui, on en perd six à se faire lacer et serrer dans un corset, à arranger les plis d’une cravate qui vous étrangle comme si vous étiez au pilori, à se faire huiler la tête, à se peindre la figure, et tout cela pour ne pas avoir l’air d’un homme comme il faut. Vous conviendrez que cela est bien étrange!»
Je lui demandai s’il avait tout-à-fait oublié la poudre à la maréchale, la pommade et les odeurs?
«Fort bien, fort bien, me dit-il, mais, au bout du compte, on reconnaissait un homme de condition à son costume. Aujourd’hui, sa tête est semblable à celle de son jockey. Ses cheveux ressemblent à une brosse, son visage, enterré dans une énorme cravate bien empesée, est perché sur un cou si roide qu’il ne peut faire un mouvement sans effort; on croirait voir un âne alonger sa tête au-dessus d’un mur d’appui peint en blanc. Si vous portez ensuite les yeux sur la partie inférieure de cet être ridicule, vous apercevez des pantalons qui vous laissent le choix de le prendre pour un Turc, pour un laboureur, ou pour un matelot. Vous ne pouvez faire un pas sans risquer d’être renversé par quelqu’une de ces momies ambulantes dont toutes les jointures sont tellement serrées dans leurs vêtemens qu’il leur faut beaucoup de temps et de peine pour faire une révolution géométrique en se détournant d’un pas de la ligne droite.
» Que dire ensuite de ces dames à énormes chapeaux en appentis, qui vous crèvent quelquefois les yeux, où dont le petit parasol, toujours ouvert, même quand il ne fait ni pluie, ni soleil, accroche et renverse votre coiffure? Leurs yeux, leur nez, leur bouche sont cachés sous l’auvent qui les couvre, et si vous portez les yeux un peu plus bas, vous êtes forcé de rougir à la vue des nudités que vous apercevez. Quelques unes portent en main, comme nos facteurs de la poste aux lettres, un sac en velours, en satin et en soie, dont elles vous battent les jambes en passant; souvent un misérable chien qui les suit vous inquiète en aboyant, et vous devez vous estimer heureux s’il ne vous mord pas les jambes, ou s’il ne déchire pas votre habit.
» Combien n’est-il pas indécent de voir le laquais, de la taille d’un grenadier, qui suit sa maîtresse, dominer sur son dos et ses épaules entièrement découvertes, ou, s’il se baisse pour ramasser son gant, avoir, grâce au peu de longueur des vêtemens inférieurs, la vue d’un spectacle encore plus indécent! Tout est monstruosité de nos jours.
» Et vos roués, quelle différence entre eux et nos élégans d’autrefois! Cette production de votre temps est une espèce de race croisée, une sorte de mulet né dans vos écuries. Quelle foule de ces jeunes brutes infeste les rues de Londres! L’un, le corps penché en avant et se carrant les coudes, se pique de conduire mieux que son cocher sa barouche attelée de quatre chevaux; l’autre, conduisant un landaw, les yeux fixés entre les oreilles de son cheval n’est occupé qu’à exciter son ardeur pour redoubler la vitesse de sa course, et il est très-probable qu’il écrasera quelqu’un, ou qu’il renversera sa voiture ou celle d’un autre. Celui qui mène un tilbury est un peu plus modeste; il a ordinairement plus d’égards pour lui-même et pour autrui. Il a dans son cabriolet son jokey pour compagnon; on aperçoit la tête de son ami de cœur, c’est-à-dire d’un basset ou d’un barbet, qui, accroupi entre ses jambes, avertit en aboyant les passans de se déranger, et a en cela plus d’intelligence que son maître.
» Tous ces êtres sont au comble du bonheur et bouffis d’un ridicule orgueil lorsqu’ils peuvent parvenir à être membres du club des jockeys. Souvent ils ont à la bouche un cure-dent, une paille qu’ils ont ramassée dans leur écurie, ou, pour se donner un air militaire, un cigare allumée dont la fumée semble indiquer qu’il ne se trouve dans l’intérieur de leur tête que vide, vapeur et brouillard.
» Quelquefois vous voyez ces héros de taverne ou d’écurie, placés nonchalamment sur un cheval, fermant un œil et approchant une lorgnette de l’autre, ayant sous le bras un bâton tortu, emblème parfait de leur esprit, et tenant le manche d’un fouet dans leur poche, avec lequel leur main droite est enfoncée.
» D’autres fois, devenant piétons, cinq ou six d’entre eux se prennent par le bras, et entrelacés comme une botte d’oignons ils occupent tout le trottoir, et mettent obstacle à votre marche: zéros rangés l’un près de l’autre, et n’ayant aucune valeur parce qu’il ne se trouve pas un seul chiffre parmi eux, ils vous forcent à leur céder le pas, jettent dans la boue le vieillard et l’infirme, et font rougir par leurs regards effrontés la femme modeste qu’ils rencontrent, si par hasard ce phénix peut se trouver dans Saint-James-street, dans Pall-Mall ou dans Bond-street.
» Cette espèce d’êtres, que je ne sais comment qualifier, est si considérable, que beaucoup étant forces par leurs dettes de passer sur le continent, on ne s’aperçoit pas cependant qu’ils deviennent plus rares. Il est vrai qu’on en voit chaque jour paraître de nouveaux qui semblent croître comme des champignons, et qui remplissent toutes les rues de la ville, au grand détriment des gens raisonnables qui s’y trouvent encore. Restent-ils dans leur patrie, ils en sont le fardeau; s’ils la quittent, ils sont partout la risée de l’étranger.
Ainsi se termina la philippique de mon compagnon. Je la trouvai un peu sévère; mais elle peut donner une leçon salutaire aux jeunes fous à pied, à cheval, ou en voiture, qui infestent les rues, ou qui vont afficher leurs travers sur le continent.