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II
L’OISEAU ET LES DESTINÉES.

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Quoi qu’il en soit, à Vérone, au premier jour du carnaval, les gens se figuraient qu’ils étaient gais.

L’hiver était triste; la vieille cité avait un aspect maussade; mais, grâce à l’or que les étrangers avaient répandu à profusion, les gens pouvaient au moins porter le masque du contentement: et, en somme, ils le portaient sans trop se contraindre, et souriaient en se fendant la bouche d’une oreille à l’autre.

Les vieux bâtiments de pierre avaient des draperies jaunes, roses, lamées d’argent. Les belles fenêtres du XIVe siècle encadraient des figures où se peignait le plus vif intérêt. Les vieilles rues, aussi sombres que des cryptes, s’emplissaient de brillantes couleurs et de tumulte; sur les grands tombeaux de marbre qui se profilaient en blanc sur fond sombre, les violettes de Rome jetaient comme des taches pâles.

Vérone était en joie, avec licence de ses oppresseurs.

Sous un portail fouillé profondément, orné de feuillages et de griffons, deux enfants regardaient la fête, sans toutefois y prendre une grande part, car la fillette paraissait toute troublée, et le petit garçon faisait de son mieux pour la consoler.

«Regardez ce Steaterello! murmurait le petit garçon. Quelle agilité! Regardez donc: les gamins l’ont attrapé. Non! Il leur glisse entre les doigts comme une anguille. Et cet Arlequin qui pêche un chapeau de prêtre avec un hameçon doré! Oh! carina mia, dire que vous n’avez pas le cœur à la joie aujourd’hui!»

Les yeux de sa compagne se mouillèrent de larmes.

«Comment pourrais-je rire? Nous n’avons rien, absolument rien. Ilme faut vendre ces pauvres joyaux qui viennent de ma mère, sous peine de voir Mariuccia mourir de faim. C’est impossible, vous savez. Et pourtant, vendre ces joyaux! Regardez, Ino. J’ai de la voix, j’ai quinze ans une figure agréable, à ce que tout le monde dit. Pourquoi ne chanterais-je pas dans les chœurs? Avons-nous ri assez souvent de ces choristes, qui sont si laides et qui ne savent même pas faire tenir leurs couronnes. Je suis mince comme un roseau, jolie par-dessus le marché, et je saurais bien faire tenir ma couronne. Pourquoi ne chanterais-je pas dans les chœurs?»

Le petit garçon parut embarrassé et de son pied nu traça des arabesques sur la poussière du perron.

«Cela ne serait pas convenable, chère donzella! Votre père est si illustre....

–Illustre!… Est-ce que cela nous donne à manger? car enfin, d’une manière ou d’une autre, il faut pourtant manger. Rien! Il y a plus d’un an que nous n’avons reçu des nouvelles de mon père, et Florio lui-même ne nous écrit plus.

–Tout ce que vous voudrez, chère donzella; cela ne serait pas convenable. Mariuccia ne vous le permettra jamais. D’abord, c’est à une heure trop avancée de la nuit, et puis la société de ces femmes-là ne vous convient pas.

–Alors, il faut que je me sépare des joyaux? C’est tout ce qui me reste de ma mère, tout!»

Elle ne put retenir un sanglot, et la foule bigarrée des masques disparut à ses yeux derrière un brouillard de larmes. Le petit garçon l’écoutait avec sympathie; sa figure avait une expression de tendresse et d’anxiété.

«Voyons, chère donzella, reprit-il après un instant de silence, chanter dans les chœurs, c’est impossible; mais pourquoi ne chanteriez-vous pas dans les rues? Tout le monde est heureux aujourd’hui; tout le monde est bienveillant. J’ai là mon luth; nous chanterons et nous leur demanderons franchement de nous venir en aide. Pourquoi pas? Nous leur avons souvent fait de la musique pour le plaisir d’en faire. Ils nous donneront certainement quelque chose, et nous n’aurons rien à nous reprocher.

–Oh! Ino, nous n’avons jamais chanté pour de l’argent. C’est bien autre chose.

–Nous n’avons pas chanté pour de l’argent parce que nous n’avons jamais eu besoin d’argent. Mais, du moment que nous en avons besoin, où est le mal?

–C’est humiliant.

–Humiliant! pourquoi humiliant? Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé quand le grand chanteur Lillo est venu au printemps dernier? Les moindres places au théâtre se payaient au poids de l’or; on détela les chevaux de sa voiture; il fut presque étouffé sous les fleurs.

–C’était bien différent.

–En quoi?... La seule différence, c’est qu’on donnait à Lillo des millions et que nous ne demandons que quelques florins.

–Mais vous quand vous jouez vous-même pourquoi ne demandez-vous jamais d’argent?»

Il se signa, et jeta un regard de reconnaissance vers une vieille Madone noire qui était au-dessus de la porte, derrière un grillage.

«La Sainte Vierge a été si bonne pour moi, que je n’ai jamais manqué de rien. D’ailleurs, les gens qui auraient pu me payer étaient si pauvres, si pauvres!... Mais je jouerais pour de l’argent plutôt que de vendre quelque chose qui me viendrait de ma mère. Peut-être, en ce moment, votre mère dit-elle à Notre Dame: «Jetez un regard sur ma Donzella; elle est orgueilleuse; ôtez ce péché de son âme.» Et Notre Dame dit: «Nous allons la mettre à l’épreuve; elle doit vous aimer un peu, quoiqu’elle n’ait jamais vu votre figure.» Et voilà l’épreuve que Notre Dame vous prépare. Et votre mère, cependant, attend toute tremblante pour savoir si votre orgueil l’emportera sur votre amour pour elle. Car les mères n’oublient jamais,

cela, j’en suis bien sûr. Non, elles n’oublient pas, même quand elles sont assises à la droite de Dieu, au milieu de ses anges.»

Sa compagne l’écoutait, rougissant et pâlissant tour à tour.

Elle lui prit brusquement la main et descendit vivement les marches. Quelques minutes après, ils étaient debout côte à côte sur la place de la cathédrale.

C’était un joli groupe, tout à fait pittoresque.

La jeune fille avait la tête de plus que le garçon.

Lui, il avait les jambes nues et les pieds nus: c’était un enfant du peuple: il portait la chemise bouffante et la ceinture rouge des gondoliers vénitiens; il avait une vieille mandoline d’ébène suspendue à son épaule par un ruban écarlate.

Son costume, à elle, était bien différent; on l’aurait prise pour quelque fleur aux pétales de satin qui aurait poussé entre deux pavés. Elle avait sur la tête un capuchon de velours noir; sous le capuchon, ses grands yeux brillants jetaient des regards d’étonnement sur le monde; sa jupe était faite d’un satin épais, jaune d’ambre, et semblait avoir été taillée dans la queue d’une robe de brocart; elle avait les mains pleines de fleurs, qu’elle avait ramassées sur le sol, à mesure que les curieux les lançaient du haut de leurs balcons.

Bien des passants s’arrêtaient pour les regarder; le jeune garçon leur adressa tout bas quelques paroles et ramena sa mandoline devant lui. Il y avait en ce moment un relâche dans les amusements du jour. Une sorte de parade venait d’être jouée par une bande de masques qui marchaient sous la conduite d’un Méphistophélès écarlate et d’un somptueux Dulcamara; le commencement du Gala traditionnel se faisait attendre plus que de coutume; la foule, qui n’avait rien pour l’occuper, ne demandait pas mieux que d’être amusée, mais elle ne témoignait ni mauvaise humeur ni impatience, car c’était une foule italienne.

Le petit garçon vit que le moment était favorable et tira quelques accords de sa mandoline. La fillette hésita un instant, rouge de honte; puis, par un geste rapide, elle rejeta son capuchon en arrière et se mit à chanter.

C’était une vieille chanson populaire de la Lombardic. Les notes à la fois pures et fortes de sa voix, s’élevant dans l’air sonore, dominèrent les conversations et les cris du peuple.

Les spectateurs les plus rapprochés se mirent à l’écouter et firent faire silence autour d’eux. Le silence gagna de proche en proche; en un instant, la place tout entière écouta.

Le capuchon de la fillette tomba complétement sur ses épaules; le soleil brillait sur le petit groupe; le jaune d’ambre de sa jupe, les violettes qu’elle avait dans les ains, la ceinture de laine écarlate du petit garçon, se mirent à briller en pleine lumière.

La voix de la fillette, lançant des notes claires, dominait le tumulte et le brouhaha des autres quartiers.

«L’Uccello, crièrent les gens du peuple, continuez, continuez!»

Un sourire se joua sur ses lèvres, en entendant cette appellation familière; elle chanta, sur la demande des assistants, quelques-unes de ces charmantes mélodies populaires qui n’ont jamais été notées. A de rares intervalles, le jeune garçon tirait quelques accords de sa mandoline. La voix de la fillette était assez riche et assez puissante pour remplir la place sans secours étranger; elle prenait son essor dans l’air vif et froid, comme un faucon délivré de ses entraves.

Quand elle cessa de chanter, la foule éclata en cris et en rires; quelques-uns pleuraient presque de joie en l’applaudissant. Les gens des balcons battirent des mains; les flâneurs des cafés frappaient du poing les tables do marbre jusqu’à refaire tinter leurs verres; les masques crièrent à cent reprises:

«Viva l’Uccello! Viva l’Uccello!»

Le jeune garçon jugea que le moment était favorable; tirant aussitôt son bonnet rouge, avec cette grâce dont un Italien seul est capable, il tendit la main comme pour demander la charité:

«Quelque chose, signori, pour l’amour de Dieu! Il y a à la maison une pauvre vieille femme qui n’a pas de pain.»

Voyez quelle délicatesse. Il cherchait à prendre sur lui la honte de mendier. Mais sa compagne comprit son dessein et s’élança à ses côtés.

Elle avait les joues rouges; des larmes brillaient suspendues à ses longs cils; sa voix n’avait plus de force et tremblait un peu.

«Ce n’est pas pour lui, signori! cria-t-elle, c’est pour– moi; oui, l’argent qu’il vous demande est pour moi. Je suis de race illustre, oui; mais je suis pauvre. Ma vieille nourrice, à la maison, n’a ni pain ni feu. Nous n’avons rien à vendre que quelques joyaux, et ils me viennent de ma mère, qui est morte. Voulez-vous me donner quelque petite chose, si mes chansons vous ont fait plaisir?»

La réponse à sa demande arriva de cent côtés à la fois.

Billets de banque, pièces d’argent, pièces d’or qui brillaient comme des étoiles, fleurs, babioles, cornets de bonbons dorés, joujoux enrubanés, tombaient aussi dru que la grêle, du haut des balcons et jaillissaient des rangs de la foule.

Ils étaient fatigués de tendre, pour recevoir cette averse, lui son bonnet rouge, elle les plis de sa jupe. En vain le garçon et la fillette criaient par honnêteté, moitié pleurant:

«Basta! basta! (assez! assez!)»

C’était en vain; cette pluie ne cessa que lorsque quelqu’un cria:

«Le Gala! le Gala!»

Ils furent abordés en ce moment par un des auditeurs qui s’était tenu caché dans l’ombre de la cathédrale. Il ôta son chapeau en s’approchant, et le soleil lui tomba en plein sur la figure. C’était une vraie figure de Florentin: sombre, pleine de poésie avec un caractère historique.

«Ah! cara donzella, murmura-t-il doucement avec un sourire, je n’ai pas d’argent à vous donner jusqu’à ce que j’en aie gagné un peu ce soir. Moi aussi, je suis un artiste; je n’ai donc pas besoin de vous dire que je suis pauvre. Néanmoins, permettez-moi de vous remercier.»

Alors, il lui jeta un anneau dans les plis de sa jupe, parmi les violettes de Parme et les asphodèles de Toscane, et aussitôt il se perdit dans la foule. C’était un très-riche anneau à cachet, un onyx où étaient gravées les têtes des Destinées.

La fillette jeta sur cet anneau un long regard plein de curiosité, et sa figure prit une expression rêveuse; ensuite, elle le mit dans son sein.

«Sauvons-nous, Ino! dit-elle. On ne nous regarde plus. Nous manquerons le Gala. Mais la pauvre Mariuccia a si grand froid à la maison!»

Ils auraient voulu courir, mais ils étaient trop chargés pour cela, puis ils glissaient à chaque instant, soit sur un bouquet de violettes, soit sur un brillant narcisse.

«Oh! Ino cria la jeune fille. Quand nous chantions pour le plaisir de chanter, nous avions le cœur si léger et les pieds si rapides. Tandis que maintenant.»

Elle se mit à sangloter.

«C’est de l’ingratitude envers le peuple, cara mia, reprit doucement le petit garçon. C’est cette pierre des Destinées qui vous a glacé le sang.

–Non, elle a raison, cria une voix tout près d’eux. Vendez l’art au poids de l’or, et il mettra des chaînes aux mêmes pieds auxquels il donnait des ailes.»

Celui qui disait cela, c’était l’homme qui avait donné l’anneau à la jeune fille; il disparut brusquement dans l’ombre, sans qu’il fût possible de l’arrêter ou de le questionner. Il avait à ses trousses une bande de masques qui se frappaient mutuellement à coups de vessies colorées; ils le poursuivaient en poussant de grands cris.

Ils répétaient tous ce seul mot:

«Pascarel!! Pascarel!»

Et la jeune chanteuse, qui pleurait de dépit d’avoir chanté pour de l’argent, recueillit ce nom dans son cœur, sur lequel reposait déjà l’onyx où étaient gravées les Destinées.

La bande de masques avait disparu; mais des profondeurs des ruelles obscures retentissait encore ce cri poussé par des voix joyeuses:

«Pascarello! Pascarel!»

Pascarel. Ouida

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