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CHAPITRE VI
Servitudes du fonctionnaire.
ОглавлениеQuand les enfants grandissent et que la famille réunie commence à se demander: «Qu'en fera-t-on?» le plus vif, le moins disciplinable, ne manque guère de dire: «Moi, je veux être indépendant.» Il entrera dans le commerce, et il y trouvera l'indépendance que nous venons de caractériser. L'autre frère, le docile, le bon sujet, sera fonctionnaire.
On tâchera du moins qu'il le devienne. La famille fera pour cela d'énormes sacrifices, souvent par delà sa fortune. Grands efforts, et quel but? Après dix ans de classes, plusieurs années d'école, il deviendra surnuméraire, et enfin petit employé. Son frère, le commerçant qui, pendant ce temps-là, a eu bien d'autres aventures, lui porte grande envie, et perd peu d'occasions de faire allusion aux gens qui ne produisent pas, «qui s'endorment commodément assis au banquet du budget». Aux yeux de l'industriel, nul ne produit que lui; le juge, le militaire, le professeur, l'employé, sont «des consommateurs improductifs[44]».
Les parents savaient bien que la carrière des fonctions publiques n'était pas lucrative. Mais ils ont désiré pour cet enfant doux et tranquille une vie sûre, fixe et régulière. Tel est l'idéal des familles, après tant de révolutions, tel, dans leur opinion, est le sort du fonctionnaire; le reste va, vient, varie et change, le fonctionnaire seul est sorti des alternatives de cette vie mortelle, il est comme en un meilleur monde.
Je ne sais si l'employé a jamais eu ce paradis sur la terre, cette vie d'immobilité et de sommeil. Aujourd'hui, je ne vois pas un homme plus mobile. Sans parler des destitutions qui frappent quelquefois et que l'on craint toujours, sa vie n'est que mutations, voyages, translations subites (pour tel ou tel mystère électoral) d'un bout de la France à l'autre, disgrâces inexplicables, prétendus avancements qui, pour deux cents francs de plus, le font aller de Perpignan à Lille. Toutes les routes sont couvertes de fonctionnaires qui voyagent avec leurs meubles; beaucoup ont renoncé à en avoir. Campés dans une auberge, et le paquet tout fait, ils vivent là un an, au moins, d'une vie seule et triste, dans une ville inconnue; vers la fin, lorsqu'ils commencent à former quelque relation, on les dépêche à l'autre pôle.
Qu'ils ne se marient pas surtout; leur situation en serait empirée. Indépendamment de cette mobilité, leurs faibles traitements ne comportent point un ménage. Ceux d'entre eux qui sont obligés de faire respecter leur position, ayant charge d'âmes, le juge, l'officier, le professeur, passeront leur vie, s'ils n'ont point de fortune, dans un état de lutte, d'effort misérable pour cacher leur misère et la couvrir de quelque dignité.
N'avez-vous pas rencontré en diligence (je ne dis pas une fois, mais plusieurs) une dame respectable, sérieuse, ou plutôt triste, d'une mise modeste et quelque peu passée, un enfant ou deux, beaucoup de malles, de bagages, un ménage sur l'impériale. Au débarqué, vous la voyez reçue par son mari, un brave et digne officier qui n'est plus jeune. Elle le suit ainsi, avec toute espèce d'incommodité et d'ennui, de garnison en garnison, accouche en route, nourrit à l'auberge, puis se remet encore en route. Rien de plus triste que de voir ces pauvres femmes associées ainsi par l'affection et le devoir aux servitudes de la vie militaire.
Les traitements des fonctionnaires, militaires et civils, ont peu changé depuis l'Empire[45]. La fixité, que l'on considère comme leur suprême bonheur, presque tous l'ont sous ce rapport. Mais comme l'argent a baissé, le même chiffre va diminuant de valeur réelle, et représentant toujours moins; nous l'avons remarqué pour les salaires industriels.
La France peut se vanter d'une chose, c'est qu'à l'exception de quelques grandes places trop rétribuées, nos fonctionnaires publics servent l'État presque pour rien. Et avec cela, j'affirme qu'en ce pays dont on dit tant de mal, il est peu, très peu de fonctionnaires accessibles à l'argent.
J'entends l'objection: beaucoup sont corrompus par l'espoir d'avancer, par l'intrigue, par les mauvaises influences; je le sais, je l'accorde. Et je n'en soutiendrai pas moins que, parmi ces gens si peu rétribués, vous n'en trouverez pas qui reçoivent de l'argent, comme on voit en Russie, en Italie, dans tant d'autres contrées.
Voyons l'ordre le plus élevé. Le juge qui décide du sort, de la fortune des hommes, qui tous les jours a dans les mains des affaires de plusieurs millions, et qui pour des fonctions si hautes, si assidues, si ennuyeuses, gagne moins que tel ouvrier, le juge ne reçoit pas d'argent.
Prenez en bas, dans une classe où les tentations sont grandes, prenez le douanier: il en est peut-être qui recevraient un léger pourboire dans une occasion insignifiante, mais jamais pour ce qui donne le moindre soupçon de fraude.—Voulez-vous savoir, maintenant, combien il a pour ce service ingrat? six cents francs, un peu plus de trente sous par jour; ajoutons-y les nuits qui ne sont point payées; il passe, de deux nuits l'une, sur la frontière, sur la côte, sans abri que son manteau, exposé à l'attaque du contrebandier, au vent de la tempête, qui, de la falaise, parfois l'emporte en mer. C'est là, sur cette grève, que sa femme lui apporte son maigre repas; car il est marié, il a des enfants, et, pour nourrir quatre ou cinq personnes, il a à peu près trente sous.
Un garçon boulanger à Paris[46] gagne plus que deux douaniers, plus qu'un lieutenant d'infanterie, plus que tel magistrat, plus que la plupart des professeurs; il gagne autant que six maîtres d'école!
Honte! infamie!... Le peuple qui paye le moins ceux qui instruisent le peuple (cachons-nous, pour l'avouer), c'est la France.
La France d'aujourd'hui.—Au contraire, la vraie France, celle de la Révolution, déclara que l'enseignement était un sacerdoce, que le maître d'école était l'égal du prêtre. Elle posa en principe que la première dépense de l'État, c'était l'instruction. Dans sa terrible misère, la Convention voulait donner cinquante-quatre millions à l'instruction primaire[47], et elle l'eût fait certainement, si elle eût duré davantage... Temps singulier où les hommes se disaient matérialistes, et qui fut en réalité l'apothéose de la pensée, le règne de l'esprit!
Je ne le cache pas; de toutes les misères de ce temps-ci, il n'y en a pas qui me pèse davantage. L'homme de France le plus méritant, le plus misérable[48], le plus oublié, c'est le maître d'école. L'État qui ne sait pas seulement quels sont ses vrais instruments et sa force, qui ne soupçonne pas que son plus puissant levier moral serait cette classe d'hommes, l'État, dis-je, l'abandonne aux ennemis de l'État. Vous dites que les Frères enseignent mieux; je le nie; quand cela serait vrai, que m'importe? le maître d'école, c'est la France; le Frère, c'est Rome, c'est l'étranger et l'ennemi: lisez plutôt leurs livres; suivez leurs habitudes et leurs relations; flatteurs pour l'Université, et tout jésuites au cœur.
J'ai parlé ailleurs des servitudes du prêtre; elles sont grandes, dignes de compassion; serf de Rome, serf de son évêque, d'ailleurs presque toujours dans une position qui donne au supérieur, bien informé, hypothèque sur lui. Eh bien! ce prêtre, ce serf, c'est le tyran du maître d'école. Celui-ci n'est pas son subordonné légalement, mais il est son valet. Sa femme, mère de famille, fait sa cour à madame la gouvernante de M. le curé, à la pénitente préférée, influente. Elle sent bien, cette femme qui a des enfants et qui a tant de peine à vivre, qu'un maître d'école mal avec le curé, c'est un homme perdu!... On ne va pas par deux chemins pour le couler à fond; on ne s'amuse pas à dire qu'il est ignorant; non, il est vicieux, il est ivrogne, il est... Ses enfants, multipliés, hélas! année par année, ont beau témoigner pour ses mœurs. Les Frères seuls ont des mœurs; ils ont bien quelques petits procès, mais si vite étouffés!
Servitude! pesante servitude! je la retrouve en montant, descendant, à tous les degrés, écrasant les plus dignes, les plus humbles, les plus méritants!
Et je ne parle pas de la dépendance hiérarchique et légitime, de l'obéissance au supérieur naturel. Je parle de l'autre dépendance, oblique, indirecte, qui part de haut, qui descend bas, qui pèse lourdement, qui pénètre, qui entre dans le détail, qui s'informe, qui veut gouverner jusqu'à l'âme.
Grande différence entre le marchand et le fonctionnaire! le premier, nous l'avons dit, est condamné à mentir, sur des objets minimes, d'intérêt extérieur; pour ce qui est de l'âme, il garde souvent l'indépendance. C'est justement ce côté-là qu'on attaque dans le fonctionnaire; il est inquiété dans les choses de l'âme, parfois mis en demeure de mentir en ce qui touche la foi et la foi politique.
Les plus sages travaillent à se faire oublier; ils évitent de vivre et de penser, font semblant d'être nuls, et jouent si bien ce jeu qu'à la longue ils n'ont besoin d'aucun semblant; ils deviennent vraiment ce qu'ils voulaient paraître. Les fonctionnaires, qui sont pourtant les yeux et les bras de la France, visent à ne plus voir ni remuer; un corps qui a de tels membres doit être bien malade.
Pour s'annuler ainsi, le malheureux est-il quitte? pas toujours. Plus il cède, plus il recule, et plus on exige. On en vient à lui demander ce qu'on appelle des gages de dévouement, des services positifs. Il pourrait avancer, s'il se rendait utile, s'il éclairait sur telle ou telle personne... «Tel par exemple, qui est votre collègue, est-ce un homme bien sûr?»
Voilà un homme troublé, malade. Il rentre chez lui très soucieux. Pressé tendrement, il avoue ce qu'il a... Où croyez-vous, dans cette grave circonstance, qu'il trouve appui? Dans les siens? Rarement.
Chose triste et dure à dire, mais qu'il faut dire: l'homme aujourd'hui n'est pas corrompu par le monde, il le connaît trop bien; pas davantage par ses amis... qui a des amis?... Non, ce qui le corrompt le plus souvent, c'est sa famille même. Une excellente femme, inquiète pour ses enfants, est capable de tout, pour faire avancer son mari, jusqu'à le pousser aux lâchetés. Une mère dévote trouve tout simple qu'il fasse sa fortune par la dévotion; le but sanctifie tout; comment pécher en servant la bonne cause?... Que fera l'homme, quand il trouve la tentation dans la famille même, qui devait l'en garder? quand le vice lui vient par la vertu, par l'obéissance filiale, par le respect de l'autorité paternelle?
Ce côté de nos mœurs est grave; je n'en connais pas de plus sombre.
Au reste, que la bassesse, même avec ces moyens, que le servilisme et le jésuitisme puissent triompher en France, je ne le croirai jamais. La répugnance pour tout ce qui est faux et perfide est invincible dans ce noble pays. La masse est bonne; n'en jugez pas par l'écume qui surnage. Cette masse, quoiqu'elle flotte, elle a en elle une force qui l'assure: le sentiment de l'honneur militaire renouvelé toujours par notre légende héroïque. Tel, au moment de faillir, s'arrête sans qu'on sache pourquoi... C'est qu'il a senti passer sur sa face l'esprit invisible des héros de nos guerres, le vent du vieux drapeau!...
Ah! je n'espère qu'en lui! qu'il sauve la France, ce drapeau, et la France de l'armée! Notre glorieuse armée sur qui le monde a les yeux[49], qu'elle se maintienne pure! qu'elle soit de fer contre l'ennemi, et d'acier contre la corruption! que jamais l'esprit de police n'y pénètre! qu'elle garde l'horreur des traîtres, des vilaines offres, des moyens souterrains d'avancer!
Quel dépôt dans les mains de ces jeunes soldats! quelle responsabilité pour l'avenir!... Au jour du suprême combat de la civilisation et de la barbarie (qui sait si ce n'est pas demain?) il faut que le Juge les trouve irréprochables, leur épée nette, et que leurs baïonnettes étincellent sans tache!... Chaque fois que je les vois passer, mon cœur s'émeut en moi: «Ici seulement, ici, vont d'accord la force et l'idée, la vaillance et le droit, ces deux choses séparées par toute la terre... Si le monde est sauvé par la guerre, vous seuls le sauverez... Saintes baïonnettes de France, cette lueur qui plane sur vous, que nul œil ne peut soutenir, gardez que rien ne l'obscurcisse!»