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CHAPITRE III
Servitudes de l'ouvrier.
ОглавлениеL'enfant qui laisse la manufacture et le service de la machine pour entrer apprenti chez un maître, monte certainement dans l'échelle industrielle; on exige davantage de ses mains et de son esprit. Sa vie ne sera pas l'accessoire d'un mouvement sans vie, il agira lui-même, il sera vraiment ouvrier.
Progrès dans l'intelligence, progrès dans la souffrance. La machine était réglée, et l'homme ne l'est pas[31]. Elle était impassible, sans caprice, sans colère, sans brutalité. Elle laissait d'ailleurs l'enfant libre, à heure fixe; au moins la nuit reposait-il. Mais ici, l'apprenti du petit fabricant, le jour, la nuit, appartient à son maître. Son travail n'est borné que par l'exigence des commandes qui pressent plus ou moins. Il a le travail, et par-dessus, il a toutes les misères du domestique; outre les caprices du maître, tous ceux de la famille. Ce qui chagrine, irrite le mari ou la femme, retombe bien souvent sur son dos. Une faillite arrive, l'apprenti est battu; le maître revient ivre, l'apprenti est battu; le travail manque, le travail presse... battu également.
C'est le régime ancien de l'industrie, qui n'était que servage. Dans le contrat d'apprentissage, le maître devient un père, mais c'est pour appliquer le mot de Salomon: «N'épargne la verge à ton fils.» Dès le treizième siècle, nous voyons l'autorité publique intervenir pour modérer cette paternité.
Et ce n'était pas seulement du maître à l'apprenti qu'il y avait dureté et violence; dans les métiers où la hiérarchie se compliquait, les coups tombaient de degrés en degrés, toujours multipliant. Certaines nomenclatures du compagnonnage témoignent encore de cette dureté. Le compagnon est loup; vexé par le singe, qui est le maître, il donne la chasse au renard, à l'aspirant, lequel le rend avec usure au lapin, au pauvre apprenti.
Pour être maltraité, battu, dix ans de suite, il fallait que l'apprenti payât; et il payait à chaque degré qu'on lui permettait de franchir dans cette rude initiation. Enfin, quand il avait usé comme apprenti la corde, comme vallet, le bâton, il subissait le jugement d'une corporation intéressée à ne pas augmenter de nombre, il pouvait être renvoyé, refusé sans appel.
Les portes aujourd'hui sont ouvertes. L'apprentissage est moins long, sinon moins dur. Les apprentis ne sont reçus que trop facilement; le misérable petit gain qu'on en tire (que le maître en profite, le père, ou le corps du métier) est une tentation continuelle pour en faire de nouveaux, et multiplier les ouvriers, au delà du besoin.
L'ouvrier d'autrefois, admis difficilement, peu nombreux, et jouissant par là d'une sorte de monopole, n'avait nullement les inquiétudes de celui d'aujourd'hui. Il gagnait beaucoup moins[32], mais rarement il manquait d'ouvrage. Gai compagnon et leste, il voyageait beaucoup. Où il trouvait à travailler, il restait. Son bourgeois le logeait le plus souvent, le nourrissait parfois; sobre nourriture et légère; le soir, quand il avait mangé son pain sec, il montait au grenier, à la soupente, et s'endormait content.
Que de changements survenus dans sa condition, en bien, en mal! amélioration matérielle, condition mobile, inquiète, la sombre obscurité du sort! Mille éléments nouveaux de souffrances morales.
Ces changements, résumons-les d'un mot: Il est devenu homme.
Être homme, au vrai sens, c'est d'abord, c'est surtout avoir une femme. L'ouvrier, rarement marié autrefois, l'est souvent aujourd'hui. Marié ou non, il retrouve généralement en rentrant une femme chez lui. Un chez soi, un foyer, une femme... Oh! la vie s'est transfigurée.
Une femme, une famille, des enfants tout à l'heure! La dépense, la misère! Si l'ouvrage manquait?...
Il est fort touchant de voir le soir tout ce monde laborieux qui retourne à grands pas. L'homme, après cette longue journée passée souvent à une lieue de chez lui, après avoir tristement déjeuné, dîné seul, cet homme qui est resté quinze heures debout, quelles jambes il a le soir!... Il vole au nid... Être homme une heure par jour, au fait, ce n'est pas trop.
Chose sainte! lui, il apporte le pain à la maison, et, une fois arrivé, il se repose, il n'est plus rien, il se remet, comme un enfant, à la femme. Nourrie par lui, elle le nourrit et le réchauffe; tous deux servent l'enfant, qui ne fait rien, qui est libre, qui est maître... Que le dernier soit maître, voilà bien la cité de Dieu.
Le riche n'a jamais cette grande jouissance, cette suprême bénédiction de l'homme, de nourrir chaque jour la famille, du meilleur de sa vie, de son travail. Le pauvre seul est père; chaque jour il crée encore et refait les siens.
Ce beau mystère est senti de la femme mieux que des sages du monde. Elle est heureuse de tout devoir à l'homme. Cela seul donne au ménage pauvre un charme singulier. Là, nulle chose étrangère, indifférente; tout porte l'empreinte d'une main aimée, tout a le sceau du cœur. L'homme ignore le plus souvent les privations qu'on s'impose pour qu'en rentrant il retrouve cet intérieur modeste, orné pourtant. Grande est l'ambition de la femme pour le ménage, le vêtement, le linge. Ce dernier article est nouveau; l'armoire au linge qui fait l'orgueil de la femme de campagne était inconnue à celle de l'ouvrier des villes, avant la révolution industrielle dont j'ai parlé. Propreté, pureté, pudeur, ces grâces de la femme, enchantèrent la maison; le lit s'enveloppa de rideaux, le berceau de l'enfant, éblouissant de blancheur, devint un paradis. Le tout taillé, cousu en quelques veilles... Ajoutez-y encore une fleur sur la croisée... Quelle surprise! l'homme, au retour, ne reconnaît plus sa maison.
Ce goût des fleurs qui s'est répandu (il y en a maintenant ici plusieurs marchés), ces petites dépenses pour orner l'intérieur, ne sont-elles pas regrettables, quand on ne sait jamais si l'on a du travail demain?—Ne dites pas dépenses, dites économie. C'en est une bien grande, si l'innocente séduction de la femme rend cette maison charmante à l'homme, et peut l'y retenir. Parons, je vous prie, la maison, et la femme elle-même. Quelques aunes d'indienne refont une autre femme, la voilà redevenue jeune et renouvelée.
«Reste ici, je t'en prie.» C'est le samedi soir; elle lui jette le bras au col, et elle retient le pain de ses enfants qu'il allait dépenser[33].
Le dimanche vient, et la femme a vaincu. L'homme rasé, changé, se laisse mettre un bon et chaud vêtement. Cela est bientôt fait. Ce qui est long, ce qui est une œuvre sérieuse, c'est l'enfant, tel qu'on veut le parer ce jour-là. On part, il marche devant, sous l'œil maternel; qu'il prenne garde surtout de gâter ce chef-d'œuvre.
Regardez bien ces gens, et sachez bien qu'à quelque hauteur que vous montiez, vous ne trouverez rien qui soit moralement supérieur. Cette femme, c'est la vertu, avec un charme particulier de naïve raison et d'adresse pour gouverner la force, à son insu. Cet homme, c'est le fort, le patient, le courageux, qui porte pour la société le plus grand poids de la vie humaine. Véritable compagnon du devoir (beau titre du compagnonnage!), il s'y est tenu fort et ferme, comme un soldat au poste. Plus son métier est dangereux, plus sa moralité est sûre. Un célèbre architecte sorti du peuple, et qui le connaissait bien, disait un jour à un de mes amis: «Les hommes les plus honnêtes que j'aie connus étaient de cette classe. Ils savent, en partant le matin, qu'ils peuvent ne pas revenir le soir, et ils sont toujours prêts à paraître devant Dieu[34].»
Un tel métier, quelque noble qu'il soit, n'est pas cependant celui qu'une mère souhaite à son fils. Le sien promet beaucoup, il ira loin. Les Frères en font l'éloge, et le caressent fort. Ses dessins, compliments et pièces d'écriture ornent déjà la chambre, entre Napoléon et le Sacré-Cœur. Il sera certainement envoyé à l'École gratuite de dessin. Le père demande pourquoi? Le dessin, dit la mère, lui servira toujours dans son métier. Réponse double, il faut l'avouer, sous laquelle elle cache une bien autre ambition. Cet enfant, si bien né et doué, pourquoi ne serait-il pas peintre ou sculpteur, tout comme un autre? Elle se vole des sous pour les crayons, pour ce papier si cher... Son fils, tout à l'heure, va exposer, emporter tous les prix; dans les songes maternels roule déjà le grand nom de Rome.
L'ambition maternelle réussit trop souvent ainsi à faire un pauvre artiste, très nécessiteux, de celui qui, comme ouvrier, eût mieux gagné sa vie. Les arts ne peuvent guère produire, même en temps de paix, lorsque tous les gens aisés, spécialement les femmes, au lieu d'acheter des produits d'art, sont artistes eux-mêmes. Qu'une guerre vienne, une révolution, l'art, c'est justement la famine.
Souvent aussi l'artiste en espérance, déjà en route, plein d'ardeur et de souffle, est arrêté tout court; son père meurt, il faut qu'il aide aux siens; le voilà ouvrier. Grande douleur pour la mère, grandes lamentations, qui ôtent le courage au jeune homme.
Toute sa vie, il maudira le sort; il travaillera ici, et il aura l'âme ailleurs. Cruel tiraillement... Et cependant rien ne l'arrêtera. Ne venez point ici avec vos conseils, vous seriez mal reçu. Il est trop tard, il faut qu'il aille à travers les obstacles. Vous le verrez toujours lisant, rêvant; lisant aux courtes heures de repas, et le soir, la nuit encore, absorbé dans un livre, le dimanche, enfermé et sombre. On se figure à peine ce que c'est que la faim de lecture, dans cet état d'esprit. Pendant le travail, et le plus inconciliable de tous avec l'étude, parmi le roulement, le tremblement de vingt métiers, un malheureux fileur que j'ai connu, mettait un livre au coin de son métier, et lisait une ligne chaque fois que le chariot reculait et lui laissait une seconde.
Que la journée est longue quand elle passe ainsi! qu'irritantes sont les dernières heures! Pour celui qui attend la cloche et maudit ses retards, l'odieux atelier, au jour tombant, semble tout fantastique; les démons de l'impatience se jouent cruellement dans ces ombres... «Ô liberté! lumière! me laissez-vous là pour toujours?»
Je plains sa famille, au retour, s'il a une famille. Un homme acharné à ce combat, et tout préoccupé du progrès personnel, met le reste bien loin après. La faculté d'aimer diminue dans cette vie sombre. On aime moins la famille, elle importune; on se détache même de la patrie, on lui impute l'injustice du sort.
Le père de l'ouvrier lettré, plus grossier et plus lourd, inférieur de tant de manières, avait néanmoins plus d'un avantage sur son fils. Le sentiment national était chez lui bien plus puissant; il pensait moins au genre humain, davantage à la France. La grande famille française, et sa chère petite famille, c'était son monde, il y mettait son cœur. Ce charmant intérieur, ce doux ménage que nous admirions, hélas! que sont-ils devenus?
La science en elle-même ne sèche point le cœur, ne le refroidit point. Si elle produit ici cet effet, c'est qu'elle n'arrive à l'esprit que rétrécie cruellement. Elle ne se présente pas sous son jour naturel, dans sa vraie et complète lumière, mais obliquement, partiellement, comme ces jours étroits et faux que reçoit une cave. Elle ne rend point haineux, envieux, par ce qu'elle fait savoir, mais par ce qu'elle laisse ignorer. Celui par exemple qui ne connaît point les moyens compliqués par lesquels se crée la richesse, croira naturellement qu'elle ne se crée point, qu'elle n'augmente point en ce monde, que seulement elle se déplace, que l'un n'acquiert qu'en dépouillant un autre; toute acquisition lui semblera un vol, et il haïra tout ce qui possède... Haïr? pourquoi? pour les biens de ce monde? mais le monde même ne vaut que par l'amour.
Quelles que soient les erreurs inévitables d'une étude incomplète, il faut respecter ce moment. Quoi de plus touchant, de plus grave, que de voir l'homme qui jusqu'ici apprenait par hasard, vouloir étudier, poursuivre la science d'une volonté passionnée à travers tant d'obstacles? La culture volontaire est ce qui met l'ouvrier, au moment où nous l'observons, non seulement au-dessus du paysan, mais au-dessus des classes que l'on croit supérieures, qui en effet ont tout, livres, loisir, que la science vient chercher, et qui pourtant, une fois quittes de l'éducation obligée, laissent l'étude, ne se soucient plus de la vérité. Je vois tel homme, sorti avec honneur de nos premières écoles, qui, jeune encore, et déjà vieux de cœur, oublie la science qu'il cultiva, sans même avoir l'excuse de l'entraînement des passions, mais s'ennuie, s'endort, fume et rêve.
L'obstacle, je le sais, est un grand aiguillon. L'ouvrier aime les livres, parce qu'il a peu de livres; il n'en a qu'un parfois, et s'il est bon, il n'en apprend que mieux. Un livre unique qu'on lit et qu'on relit, qu'on rumine et digère, développe souvent mieux qu'une vaste lecture indigeste. J'ai vécu des années d'un Virgile, et m'en suis bien trouvé. Un volume dépareillé de Racine, acheté sur le quai par hasard, a fait le poète de Toulon.
Ceux qui sont riches à l'intérieur, ont toujours assez de ressources. Ce qu'ils ont, ils l'étendent, le fécondent par la pensée, le poussent jusque dans l'infini. Au lieu d'envier ce monde de boue, ils s'en font un à eux, tout d'or et de lumière. Ils disent à celui-ci: «Garde ta pauvreté que tu appelles richesse, je suis plus riche en moi.»
La plupart des poésies que les ouvriers ont écrites dans les derniers temps, offrent un caractère particulier de tristesse et de douceur qui me rappelle souvent leurs prédécesseurs, les ouvriers du Moyen-âge. S'il y en a d'âpres et violentes, c'est le petit nombre. Cette inspiration élevée eût porté plus haut encore ces vrais poètes, s'ils n'eussent suivi dans la forme avec trop de déférence les modèles aristocratiques.
Ils commencent à peine. Pourquoi vous hâtez-vous de dire qu'il n'atteindront jamais les premiers rangs? Vous partez de l'idée fausse que le temps et la culture font tout; vous ne comptez pour rien le développement intérieur que prend l'âme par sa force propre, au milieu même des travaux manuels, la végétation spontanée qui s'accroît par l'obstacle. Hommes de livres, sachez bien que cet homme sans livre et de faible culture a en récompense une chose qui en tient lieu: Il est maître en douleurs.
Qu'il réussisse ou non, je n'y vois nul remède. Il ira son chemin, le chemin de la pensée et de la souffrance. «Il chercha la lumière (dit mon Virgile), il l'entrevit, gémit!...» Et, tout en gémissant, il la cherchera toujours. Qui peut l'avoir entrevue, et y renoncer jamais?
«Lumière! plus de lumière encore!» Tel fut le dernier mot de Goethe. Ce mot du génie expirant, c'est le cri général de la nature, et il retentit de monde en monde. Ce que disait cet homme puissant, l'un des aînés de Dieu, ses plus humbles enfants, les moins avancés dans la vie animale, les mollusques le disent au fond des mers, ils ne veulent point vivre partout où la lumière n'atteint pas. La fleur veut la lumière, se tourne vers elle, et sans elle languit. Nos compagnons de travail, les animaux, se réjouissent, comme nous, ou s'affligent, selon qu'elle vient ou s'en va. Mon petit-fils, qui a deux mois, pleure dès que le jour baisse.
Cet été, me promenant dans mon jardin, j'entendis, je vis sur une branche un oiseau qui chantait au soleil couchant; il se dressait vers la lumière, et il était visiblement ravi... Je le fus de le voir; nos tristes oiseaux privés ne m'avaient jamais donné l'idée de cette intelligente et puissante créature, si petite, si passionnée... Je vibrais à son chant... Il renversait en arrière sa tête, sa poitrine gonflée; jamais chanteur, jamais poète, n'eut si naïve extase. Ce n'était pourtant pas l'amour (le temps était passé), c'était manifestement le charme du jour qui le ravissait, celui du doux soleil!
Science barbare, dur orgueil, qui ravale si bas la nature animée, et sépare tellement l'homme de ses frères inférieurs!
Je lui dis avec des larmes: «Pauvre fils de la lumière, qui la réfléchis dans ton chant, que tu as donc raison de la chanter! La nuit, pleine d'embûches et de dangers pour toi, ressemble de bien près à la mort. Verras-tu seulement la lumière de demain?...» Puis, de sa destinée, passant en esprit à celle de tous les êtres qui, des profondeurs de la création, montent si lentement au jour, je dis comme Goethe et le petit oiseau: «De la lumière! Seigneur! Plus de lumière encore!»