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CHAPITRE IV
Servitudes du fabricant.

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Table des matières

Je lis dans le petit livre du tisserand de Rouen que j'ai déjà cité: «Nos manufacturiers sont tous ouvriers d'origine;» et encore: «La plupart de nos manufacturiers d'aujourd'hui (1836) sont des ouvriers laborieux et économes des premiers temps de la Restauration.» Ceci est, je crois, assez général, et non particulier à la fabrique de Rouen.

Plusieurs entrepreneurs des industries du bâtiment m'ont dit qu'ils avaient été tous ouvriers, qu'ils étaient arrivés à Paris maçons, charpentiers, etc.

Si les ouvriers ont pu s'élever à l'exploitation si vaste, si compliquée des grandes manufactures, on croira sans peine qu'à plus forte raison, ils sont devenus maîtres dans les industries qui demandent bien moins de capitaux, dans la petite fabrique et les métiers, dans le commerce de détail. Les patentés qui n'avaient presque pas augmenté sous l'Empire, ont doublé de nombre dans les trente ans qui se sont écoulés depuis 1815. Six cent mille hommes environ sont devenus fabricants ou marchands. Or, comme, en ce pays, tout ce qui peut strictement vivre, s'y tient et ne va nullement se jeter dans les hasards de l'industrie, on peut dire hardiment que c'est un demi-million d'ouvriers qui sont devenus maîtres et ont obtenu ce qu'ils croyaient l'indépendance.

Ce mouvement fut très rapide dans les dix premières années, de 1815 à 1825. Ces braves qui, de la guerre, firent subitement volte-face du côté de l'industrie, montèrent comme à l'assaut, et sans difficulté emportèrent toutes les positions. Leur confiance était si grande qu'ils en donnèrent même aux capitalistes. Des hommes d'un tel élan entraînaient les plus froids; on croyait sans difficulté qu'ils allaient recommencer dans l'industrie toute la série de nos victoires, et nous donner sur ce terrain la revanche des derniers revers.

On ne peut contester à ces ouvriers parvenus qui fondèrent nos manufactures, d'éminentes qualités, l'élan, l'audace, l'initiative, souvent un coup d'œil sûr. Beaucoup ont fait fortune; puissent leurs fils ne se pas ruiner!

Avec ces qualités, nos fabricants de 1815 ne prouvèrent que trop la démoralisation de cette triste époque. La mort politique n'est pas loin de la mort morale, on put le voir alors. De la vie militaire, ils gardèrent généralement, non le sentiment de l'honneur, mais bien la violence, ne se soucièrent ni des hommes, ni des choses, ni de l'avenir, et traitèrent impitoyablement deux sortes de personnes, l'ouvrier, le consommateur.

Toutefois l'ouvrier étant rare encore à cette époque, même dans les manufactures à machines, qui demandent si peu d'apprentissage, ils furent obligés de lui donner de gros salaires. Ils pressèrent ainsi des hommes dans les villes et dans les campagnes; ces conscrits du travail, ils les mettaient au pas de la machine, ils exigeaient qu'ils fussent, comme elle, infatigables. Ils semblaient appliquer à l'industrie le grand principe impérial, sacrifier des hommes pour abréger les guerres. L'impatience nationale qui nous rend souvent barbares contre les animaux, s'autorisait contre les hommes des traditions militaires; le travail devait aller au pas de charge, à la course: tant pis pour ceux qui périraient.

Quant au commerce, les fabricants d'alors le firent comme en pays ennemi; ils traitèrent l'acheteur justement comme en 1815 les marchandes de Paris rançonnaient le Cosaque. Ils vendaient à faux teint, à faux poids, à fausse mesure; ils firent ainsi leur main très vite, et se retirèrent, ayant fermé à la France ses meilleurs débouchés, compromis pour longtemps sa réputation commerciale, et, ce qui est plus grave, rendu aux Anglais l'essentiel service de nous aliéner, pour ne rien dire du reste, un monde, l'Amérique Espagnole, un monde imitateur de notre Révolution.

Leurs successeurs, qui sont leurs fils ou leurs principaux ouvriers, ont fort à faire maintenant, retrouvant sur tous les marchés cette réputation. Ils s'étonnent, s'irritent de trouver les bénéfices tellement réduits. La plupart se tireraient de là de grand cœur, s'ils pouvaient; mais ils sont engagés, il faut aller: Marche! Marche!

Ailleurs, l'industrie est assise sur de grands capitaux, sur un ensemble d'habitudes, de traditions, de relations sûres; elle porte sur la base d'un commerce vaste et régulier. Ici, elle n'est, à vrai dire, qu'un combat. Un ouvrier hardi qui inspire confiance, s'est fait commanditer; ou bien un jeune homme veut hasarder ce qu'a gagné son père; il part d'un petit capital, d'une dot, d'un emprunt. Dieu veuille qu'il se tire d'affaire entre deux crises; nous en avons tous les six ans (1818, 1825, 1830, 1836). C'est toujours la même histoire; un an, deux ans après la crise, quelques commandes viennent, l'oubli, l'espoir; le fabricant se croit lancé; il pousse, il presse, il éreinte les hommes et les choses, les ouvriers et les machines; le Bonaparte industriel de 1820 reparaît un moment; puis l'on est encombré, l'on étouffe, il faut vendre à perte... Ajoutez que ces coûteuses machines sont, tous les cinq ans à peu près, hors de service, ou dépassées par quelque invention; s'il y a eu quelque bénéfice, il sert à changer les machines.

Le capitaliste, averti par tant de leçons, croit maintenant que la France est un peuple plus industrieux que commerçant, plus propre à fabriquer qu'à vendre. Il prête au nouveau fabricant, comme à un homme qui part pour une navigation périlleuse. Quelle sûreté a-t-il? les fabriques les plus splendides ne se vendent qu'à grande perte; ces brillants ustensiles, en peu d'années, ne valent plus que le fer et le cuivre. Ce n'est pas sur la fabrique qu'on prête, c'est sur l'homme; l'industriel a ce triste avantage de pouvoir être emprisonné; cela donne valeur à sa signature. Il sait parfaitement qu'il a engagé sa personne, parfois bien plus que sa personne, la vie de sa femme et de ses enfants, le bien de son beau-père, celui d'un ami trop crédule, peut-être même un dépôt de confiance, dans l'entraînement de cette vie terrible... Donc, il n'y a pas à marchander, il faut vaincre ou mourir, faire fortune ou se jeter à l'eau.

Un homme dans cet état d'esprit n'a pas le cœur bien tendre. S'il était doux et bon pour ses employés, ses ouvriers, ce serait un miracle. Voyez-le parcourir à grands pas ses vastes ateliers, l'air sombre et dur... Quand il est à un bout, à l'autre bout l'ouvrier dit tout bas: «Est-il donc féroce aujourd'hui! comme il a traité le contre-maître!»—Il les traite comme il l'a été tout à l'heure. Il revient de la ville d'argent, de Bâle à Mulhouse par exemple, de Rouen à Déville. Il crie, et l'on s'étonne; on ne sait pas que le juif vient de lui lever sur le corps une livre de chair.

Sur qui va-t-il reprendre cela? sur le consommateur? Celui-ci est en garde. Le fabricant retombe sur l'ouvrier. Partout où il n'y a pas apprentissage, partout où l'on multiplie imprudemment les apprentis, ils se présentent en foule, s'offrent à vil prix, et le fabricant profite de la baisse des salaires[35]. Puis, l'encombrement de marchandises l'obligeant de vendre, même à perte, l'avilissement des salaires, mortel à l'ouvrier, ne profite plus au fabricant; le consommateur seul y gagne.

Le fabricant le plus dur était pourtant né homme; dans ses commencements, il sentait encore quelque intérêt pour cette foule[36]. Peu à peu, la préoccupation des affaires, l'incertitude de sa situation, ses souffrances morales l'ont rendu fort indifférent aux souffrances matérielles des ouvriers. Il ne les connaît pas aussi bien que son père[37], qui avait été ouvrier lui-même. Renouvelés sans cesse, ils lui apparaissent comme des chiffres, des machines, mais moins dociles et moins régulières, dont le progrès de l'industrie permettra de se passer; ils sont le défaut du système; dans ce monde de fer, où les mouvements sont si précis, la seule chose à dire, c'est l'homme.

Ce qui est curieux à observer, c'est que les seuls (bien peu nombreux) qui se préoccupent du sort de l'ouvrier, ce sont parfois de très petits fabricants qui vivent avec lui d'une manière patriarcale, ou bien au contraire les très grandes et puissantes maisons, qui, s'appuyant sur des fortunes solides, sont à l'abri des inquiétudes ordinaires du commerce. Tout l'intervalle moyen est un champ de combat sans pitié.

On sait que nos manufacturiers de Mulhouse ont réclamé, contre leur intérêt, une loi qui réglât le travail des enfants. En 1836, sur un essai que l'un d'eux avait fait pour donner aux ouvriers des logements salubres avec petits jardins, ces mêmes fabricants d'Alsace furent émus de cette heureuse idée, et dans ce mouvement généreux ils souscrivirent pour deux millions. Que devint cette souscription? je n'ai pu le savoir.

Les manufacturiers seraient à coup sûr plus humains, si leur famille, souvent très charitable, restait moins étrangère à la manufacture[38]. Elle vit ordinairement à part, ne voit les ouvriers que de loin. Elle s'exagère volontiers leurs vices, les jugeant presque toujours sur ce moment dont j'ai parlé, où la liberté, longtemps contenue, s'échappe enfin avec bruit et désordre, je veux dire, sur le moment de la sortie. Souvent aussi, le manufacturier et les siens haïssent l'ouvrier parce qu'ils s'en croient haïs; et je dirai, contre l'opinion commune, qu'en cela il n'est pas rare qu'ils se trompent. Dans les grandes manufactures, l'ouvrier hait le contre-maître dont il subit la tyrannie immédiate; celle du maître, plus éloignée, lui est moins odieuse; à moins qu'on ne lui ait appris à la haïr, il l'envisage comme celle de la fatalité et il ne s'en irrite pas.

Le problème industriel se complique fort pour la France de sa situation extérieure. Bloquée en quelque sorte par la malveillance unanime de l'Europe, elle a perdu, aussi bien que ses anciennes alliances, tout espoir de s'ouvrir, en Orient ou en Occident, de nouveaux débouchés. L'industrialisme qui a fondé le système actuel sur la supposition étrange que les Anglais, nos rivaux, seraient nos amis, se trouve, avec cette amitié, bloqué, muré, comme dans un tombeau... Certes, la grande France agricole et guerrière de vingt-cinq millions d'hommes, qui a bien voulu croire les industriels, qui s'est tenue immobile, sur leur parole, qui, par bonté pour eux, n'a pas repris le Rhin, elle a droit aujourd'hui de déplorer leur crédulité; plus sensée qu'eux, elle avait toujours cru que les Anglais restaient Anglais.

Distinguons toutefois entre les industriels. Il en est qui, au lieu de s'endormir derrière la triple ligne des douanes, ont noblement continué la guerre contre l'Angleterre. Nous les remercions de leurs héroïques efforts pour soulever la pierre sous laquelle elle crut nous écraser. Leur industrie qui lutte contre elle, avec tous les désavantages (souvent un tiers de frais de plus!) l'a néanmoins vaincue sur plusieurs points, ceux qui exigeaient les facultés les plus brillantes, la plus inépuisable richesse d'invention. Elle a vaincu par l'art.

Il faut un livre exprès pour faire connaître le grandiose effort de l'Alsace, qui, d'une âme nullement mercantile, sans marchander sur la dépense, a réuni tous les moyens, appelé toute science, voulu le beau, quoi qu'il en pût coûter. Lyon a résolu le problème d'une continuelle métamorphose, de plus en plus ingénieuse et brillante. Que dire de cette fée parisienne, qui répond de minute en minute aux mouvements les plus imprévus de la fantaisie?

Chose inattendue, surprenante! la France vend!... cette France exclue, condamnée, interdite... Ils viennent malgré eux, malgré eux ils achètent.

Ils achètent... des modèles, qu'ils vont, tant bien que mal, copier chez eux. Tel Anglais déclare dans une enquête qu'il a une maison à Paris, pour avoir des modèles. Quelques pièces achetées à Paris, à Lyon, en Alsace, puis copiées là-bas, suffisent au contrefacteur anglais, allemand, pour inonder le monde. C'est comme en librairie: la France écrit, et la Belgique vend.

Ces produits où nous excellons, sont malheureusement ceux qui changent le plus, qui exigent une mise en train toujours nouvelle. Quoique ce soit le propre de l'art d'ajouter infiniment à la valeur des matières premières, un art aussi coûteux que celui-ci ne permet guère de bénéfices. L'Angleterre, au contraire, ayant des débouchés chez les peuples inférieurs des cinq parties du monde, fabrique par grandes masses, par genres uniformes, longtemps suivis sans mise en train, sans recherches nouvelles; de tels produits, vulgaires ou non, sont toujours lucratifs.

Travaille donc, ô France, pour rester pauvre! Travaille, souffre, sans jamais te lasser. La devise des grandes fabriques qui font ta gloire, qui imposent ton goût, ta pensée d'art, au monde, est celle-ci: Inventer, ou périr.

Le Peuple / Nos Fils

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