Читать книгу Le Peuple / Nos Fils - Jules Michelet - Страница 14
CHAPITRE PREMIER
L'instinct du peuple, peu étudié jusqu'ici.
ОглавлениеAu moment de commencer cette vaste et difficile recherche, je m'aperçois d'une chose peu rassurante, c'est que je suis seul sur cette route; je n'y rencontre personne dont je puisse tirer secours. Seul! je n'en irai pas moins, plein de courage et d'espérance.
De nobles écrivains, d'un génie aristocratique, et qui toujours avaient peint les mœurs des classes élevées, se sont souvenus du peuple. Ils ont entrepris, dans leur bienveillante attention, de mettre le peuple à la mode. Ils sont sortis de leurs salons, ont descendu dans la rue, et demandé aux passants où le peuple demeurait. On leur a indiqué les bagnes, les prisons, les mauvais lieux.
Il est résulté de ce malentendu une chose très fâcheuse, c'est qu'ils ont produit un effet contraire à celui qu'ils avaient cherché. Ils ont choisi, peint, raconté, pour nous intéresser au peuple, ce qui devait naturellement éloigner et effrayer. «Quoi! le peuple est fait ainsi?» s'est écrié d'une voix la gent timide des bourgeois. «Vite, augmentons la police, armons-nous, fermons nos portes, et mettons-y le verrou!»
Il se trouve cependant, à bien regarder les choses, que ces artistes, grands dramaturges avant tout, ont peint, sous le nom du peuple, une classe fort limitée, dont la vie, toute d'accidents, de violences et de voies de fait, leur offrait un pittoresque facile, et des succès de terreur.
Criminalistes, économistes, peintres de mœurs, ils se sont occupés tous, à peu près exclusivement, d'un peuple exceptionnel:
De cette classe déclassée, qui nous effraye tous les ans du progrès du crime, du nombre des récidives. C'est un peuple bien connu qui, grâce à la publicité de nos tribunaux, à la lenteur consciencieuse de nos procédures, occupe ici dans l'attention une place qu'il n'obtient en nul pays de l'Europe. Les jugements secrets de l'Allemagne, la rapide justice anglaise, ne donnent aux criminels que l'on cache ou qu'on déporte, nulle illustration. L'Angleterre, deux ou trois fois plus riche que la France en ce genre, n'étale pas ainsi ses plaies. Ici, au contraire, il n'est aucune classe qui obtienne les honneurs d'une publicité plus complète.
Société étrange, qui vit aux dépens de l'autre, et qui n'en est pas moins suivie par elle avec intérêt; elle a ses journaux pour enregistrer ses gestes, arranger ses paroles et lui prêter de l'esprit. Elle a ses héros, ses illustres, que tout le monde connaît par leur nom, et qui viennent périodiquement aux assises nous raconter leurs campagnes.
Cette tribu d'élite qui a le privilège de poser presque seule devant les peintres du peuple, se recrute principalement dans la foule des grandes villes; nulle classe n'y contribue plus que la classe industrielle.
Ici encore les criminalistes ont dominé l'opinion; c'est à leur suite et sous leur inspiration que les économistes ont étudié ce qu'ils appelaient le peuple; pour eux, le peuple, c'est surtout l'ouvrier, et très spécialement l'ouvrier des manufactures. Cette façon de parler qui ne serait pas impropre en Angleterre, où la population industrielle fait les deux tiers du tout, l'est singulièrement en France, dans une grande nation agricole, où l'ouvrier ne fait pas la sixième partie de la population[58]. C'est une classe nombreuse, mais, enfin, une petite minorité. Ceux qui y vont chercher leurs modèles n'ont pas droit d'écrire au bas que c'est là le portrait du peuple.
Examinez bien ces foules spirituelles et corrompues de nos grandes villes qui occupent tant l'observateur, écoutez leur langage, recueillez leurs saillies, souvent heureuses: vous découvrirez une chose que personne n'a remarquée encore, c'est que ces gens qui parfois ne savent pas lire, n'en sont pas moins à leur manière des esprits très cultivés.
Les hommes qui vivent ensemble, et se touchent toujours, se développent nécessairement au simple contact, et comme par l'effet de la chaleur naturelle. Ils se donnent une éducation, mauvaise si l'on veut, mais enfin une éducation. La vie seule d'une grande ville où, sans vouloir rien apprendre, on s'instruit à chaque instant, où, pour avoir connaissance de mille choses nouvelles, il suffit d'aller dans la rue, de marcher les yeux ouverts, cette vue, cette ville, sachez-le bien, c'est une école. Ceux qui y vivent ne vivent nullement d'une vie instinctive et naturelle; ce sont des hommes cultivés, qui observent bien ou mal, et bien ou mal réfléchissent. Je les vois souvent très subtils et d'une subtilité mauvaise. Les effets d'une culture raffinée ne sont là que trop visibles.
Si vous voulez trouver dans le monde quelque chose de contraire à la nature, de directement opposé à tous les instincts de l'enfance, regardez cette créature artificielle qu'on nomme le gamin de Paris[59]. Plus artificiel encore, le dernier né du Diable, l'affreux petit homme de Londres qui à douze ans trafique, vole, boit du gin et va chez les filles.
Artistes, voilà donc vos modèles... Le bizarre, l'exceptionnel, le monstrueux, c'est là ce que vous cherchez. Moraliste, caricaturiste? Quelle différence aujourd'hui?
Un homme vint un jour proposer une mnémonique au grand Thémistocle. Il répondit amèrement: «Donne-moi donc plutôt un art d'oublier.»
Que Dieu me le donne, cet art, pour oublier aujourd'hui tous vos monstres, vos créations fantastiques, les exceptions choquantes dont vous embrouillez mon sujet. Vous allez, la loupe à la main, vous cherchez dans les ruisseaux, vous trouvez là je ne sais quoi de sale et d'immonde, et vous nous le rapportez: «Triomphe! Triomphe! Nous avons trouvé le peuple!»
Pour nous intéresser à lui, ils nous le montrent forçant les portes et crochetant les serrures. À ces récits pittoresques ils ajoutent les théories profondes par lesquelles le peuple, à les entendre, se justifie à lui-même cette guerre à la propriété... Vraiment, c'est une terrible misère pour lui, par-dessus tant d'autres, d'avoir ces imprudents amis. Ces actes, ces théories, ne sont nullement du peuple. La masse n'est sans doute ni pure ni irréprochable; mais enfin, si vous voulez la caractériser par l'idée qui la domine dans son immense majorité, vous la verrez occupée tout au contraire de fonder par le travail, l'économie, les moyens les plus respectables, l'œuvre immense qui fait la force de ce pays, la participation de tous à la propriété.
Je le disais, je me sens seul, et j'en serais attristé, si je n'avais avec moi ma foi et mon espérance. Je me vois faible, et de nature, et de mes travaux antérieurs, devant ce sujet immense, comme au pied d'un gigantesque monument que seul il me faut remuer... Ah! qu'il est aujourd'hui défiguré, chargé d'agrégations étrangères, de mousses et de moisissures, sali des pluies, de la terre, de l'injure des passants!... Le peintre, l'homme de l'art pour l'art, vient, regarde, et ce qui lui plaît, ce sont justement ces mousses... Moi, je voudrais les arracher. Ceci, peintre qui passez, ce n'est pas un jouet d'art, voyez-vous, c'est un autel!
Il faut que je perce la terre, que je découvre les bases profondes de ce monument; l'inscription, je le vois, est maintenant tout enfouie, cachée bien loin là-dessous... Je n'ai pour creuser là ni pioche, ni fer, ni pic; mes ongles y suffiront.
J'aurai peut-être le bonheur que j'eus il y a dix ans, lorsque je découvris à Holyrood deux curieux monuments. J'étais dans la fameuse chapelle qui, depuis longtemps n'ayant plus de toit, reçoit la pluie, le brouillard, et a couvert tous ses tombeaux d'une mousse épaisse, verdâtre. Le souvenir de l'ancienne alliance, si malheureusement perdue, me faisait regretter de ne pouvoir rien lire sur ces tombeaux des vieux amis de la France. Machinalement, j'écartai les mousses d'une de ces pierres, et je lus l'inscription d'un Français qui le premier avait pavé Édimbourg. Ma curiosité excitée me mena vers une autre pierre marquée d'une tête de mort. Cette tombe, tout à fait couchée, était ensevelie elle-même dans un linceul de moisissures. De mes ongles je grattai, n'ayant nul autre instrument, et je commençai à lire quelque chose d'une inscription latine, quatre mots presque effacés, que je déchiffrai à la longue, des mots d'un sens fort grave, bien propre à faire rêver et qui faisait soupçonner une destinée tragique. Ces mots étaient ceux-ci: «Legibus fidus, non regibus.» Fidèle aux lois, non aux rois[60].............................
Aujourd'hui encore je creuse... Je voudrais atteindre au fond de la terre. Mais ce n'est pas cette fois un monument de haine et de guerre civile que je voudrais exhumer... Ce que je veux, c'est au contraire de trouver, en descendant sous cette terre stérile et froide, les profondeurs où recommence la chaleur sociale, où se garde le trésor de la vie universelle, où se rouvriraient pour tous les sources taries de l'amour.