Читать книгу Lettres de deux poupées - Julie Gouraud - Страница 10
ОглавлениеCHARMANTE A MERVEILLE.
2 janvier 18....
Je suis profondément touchée, ma chère amie, de ta sollicitude pour moi. Quelle peine n’as-tu pas prise pour transcrire cette histoire! Car, malgré notre étonnante facilité à manier la plume, je sais par expérience que notre petit cerveau se fatigue aisément, et, malgré notre goût pour la correspondance, nous n’en restons pas moins de faibles poupées.
On écrit des lettres de bonne année autour de moi. Je n’avais pas besoin de voir Thérèse et son frère Léon (j’avais oublié de te parler de ce petit bonhomme) à l’œuvre, pour t’adresser des vœux aussi tendres que sincères. Ma douce amie, je te souhaite de conserver cette égalité d’humeur, ce bon sens qui fait de toi la plus agréable et la plus heureuse des poupées. Dans un an, si nous avons encore la tête sur les épaules, mon souvenir te reviendra fidèlement: il en sera toujours ainsi. L’inconstance, le caprice, ne sont point le fait de pauvres petites poupées; il faut laisser ces grands et vilains défauts aux personnes. Aimons-nous toujours, Merveille, là est notre bonheur.
Thérèse.
Tu vois déjà, ma chère, qu’il s’est opéré un heureux changement en moi. J’ai donné congé à la mélancolie, et je suis redevenue une poupée raisonnable; mon cœur s’en ressent.
Ce ne sont pas tes aimables oiseaux qui ont opéré cet heureux changement. C’est toi, toi seule, ma bonne Merveille.
Comment ne pas oublier les petits tracas de la vie, les caprices et les enfantillages de Thérèse, en me sentant si tendrement aimée de toi?
Tu as de la raison pour deux. Eh bien! traite-moi comme ton enfant, reprends-moi, instruis-moi; je te promets obéissance. Ta lettre m’a tout à fait remise de bonne humeur. Cette disposition annonce toujours la santé, même chez une poupée. Je peux donc, sans alarmer ta tendresse, te raconter un tragique événement dont j’ai manqué être victime.
L’hiver est si doux dans ce pays, qu’aux premiers rayons de soleil on part pour la campagne, où l’on passe un jour ou deux. Excellente habitude pour nous et nos enfants!
La semaine dernière, nous sommes allés passer vingt-quatre heures au joli château de la Roche, où M. Launoy a toujours des travaux à surveiller.
Thérèse et moi nous étions ravies de changer de place, de courir dans de beaux jardins où l’hiver n’ose pas s’arrêter.
Des roses avaient attendu notre visite pour s’épanouir; les oiseaux, sans rancune de la bise du mois dernier, essayaient leurs airs de printemps.
La journée fut des plus charmantes (je n’écris jamais ce mot sans confusion), et la perspective de passer la nuit dans la chambre de notre aïeule nous semblait un honneur dont nous étions très-fières, Thérèse et moi.
Ma petite fille me promena autour de la chambre, m’arrêtant devant chaque portrait de famille, et me faisant la biographie de nos grands parents. On n’avait point apporté mon lit, et, par une fantaisie vraiment inexplicable, Thérèse voulut me faire coucher dans un immense lit à baldaquin. Pour justifier son caprice, elle m’appelait sa grand’-mère et me donnait les marques du plus profond respect.
La petite folle fit placer à côté de moi un verre d’eau sucrée et des biscuits, disant que les personnes d’un certain âge sont sujettes à l’insomnie, et qu’il est bon en pareil cas de prendre un peu de nourriture.
Hélas! que cette aimable attention pensa me coûter cher!
Après avoir bordé et embrassé Thérèse, la bonne négresse me fit de profondes révérences, puis elle se retira dans une chambre voisine de la nôtre.
A peine les deux personnes furent-elles endormies, que j’entendis trotter dame souris et ses enfants, qui me semblaient, à leurs allures, sur un terrain bien connu.
Le cœur me battait horriblement. Mon titre de respectable aieule ne me rassurait guère, comme tu penses.
La petite famille fureta, trotta aux quatre coins de la chambre pendant cinq minutes, qui me semblèrent des heures. Enfin la mère, plus expérimentée que ses petits, sauta sur mon lit. Ses pieds légers pesèrent sur moi comme ceux d’un géant de l’antiquité. Immobile, ne respirant pas du tout, je songeais à mon nez, qui pouvait être croqué en un instant.
Tous firent bombance.
Pourquoi ton nez, diras-tu?
Je n’en sais trop rien; mes joues et mon menton eussent été de tout aussi bonne prise. Mais je ne songeais qu’à mon nez. C’est peut-être tout simplement parce qu’il se trouve au milieu du visage!
La souris sauta du lit sur la petite table, tourna l’eau sucrée en effleurant la cuiller de sa queue, goûta au biscuit et alla chercher ses enfants. Tous firent bombance.
Il y avait assurément de quoi les rassasier, et mon nez n’étant point de biscuit, je pouvais espérer qu’il serait oublié. N’importe, le voisinage de semblables hôtes me plongeait dans une terreur toujours croissante. Mais que se passa-t-il en moi, chère Merveille, lorsque la plus jeune des souris, du moins je suppose que c’était la plus jeune à la légèreté de sa démarche, s’élança sur l’oreiller, le parcourut en tous sens, fit une cabriole sur ma tète, s’en alla, revint et s’en alla encore pour ne plus revenir?
Il n’y a qu’une poupée capable de comprendre ce que j’éprouvais. J’avais comme des défaillances et tout au moins des vapeurs, dont le souvenir me trouble encore.
Jamais nuit ne me sembla si longue! Je n’avais qu’une pensée, un seul désir: entendre miauler un chat.
Assurément, je ne suis pas insensible aux charmes de la musique; mais je t’avoue qu’en ce moment un bon jurement de chat l’eût emporté sur l’accord le plus harmonieux.
O Rominagrobis, Minons et Minettes! de quelle douceur eût été pour moi votre visite! Je vous aurais donné place sous le moelleux édredon qui couvrait mes pieds. Que dis-je! nobles chasseurs, vous ne vous fussiez point endormis sous la plume.
J’ai vu fuir l’ennemi au point du jour. Il était rentré dans ses quartiers depuis un certain temps, que le cœur me battait encore. Étrange phénomène, ma chère amie, que les battements de ce cœur: la plus douce vision lui eût causé le même trouble; l’angoisse et le bonheur vont se perdre là !
Je suis restée nerveuse tout le reste du jour, tremblant à la seule pensée d’avoir encore les honneurs du lit de mon aïeule.
Nous sommes enfin de retour à la ville, et je me sens tout à fait bien.
En retrouvant notre belle chatte blanche, j’ai senti s’évanouir toutes mes alarmes.
Si tu le peux, chère amie, soutiens les chats. Ce sont de vaillants guerriers, dont l’existence est précieuse pour nous.
La bonne négresse ayant trouvé les débris du repas nocturne des souris s’est écriée:
«Petit Mamzel, Popote à vous manqué d’être croquée!»
L’aventure court la ville, on vient me voir, on me fait des compliments de condoléance, on s’extasie sur ma beauté, on frémit au récit des dangers que j’ai courus. Léon m’a donné un pistolet. Grâce à lui, je sais charger et tirer comme un spahis; toutefois, je suis loin d’être aussi brave que l’enfant du désert africain, et je me sens mieux dans mon rôle, quand je tiens en main une fleur ou un éventail.
Allons, je m’arrête: en voilà assez pour te rassurer. Je te quitte, en te disant mille fois que je t’aime et que mon nez est sain et sauf.
CHARMANTE.