Читать книгу La buveuse de perles - Mario Uchard - Страница 3

I

Оглавление

Ancien premier sujet de la danse à l’Opéra, et ayant marqué dans cette jolie pléiade d’il y a vingt-cinq ans, dont plus d’un abonné d’alors se rappelle encore l’éclat, Ida Reynach, devenue • femme Bonnard, accomplissait ce jour-là ses quarante-huit printemps.—Age déjà mûr, disons-le, pour une étoile de seconde grandeur que les hasards de sa course n’avaient point épargnée.

Fille de portière, d’ailleurs, et détournée à vingt-trois ans de son orbite, en pleine ascension, par une aventure avec un jeune lord qui avait fait quelque bruit, elle avait, un beau soir, disparu du firmament de la rue Le Peletier, bifurquant tout à coup dans la voie de cette galanterie dorée, toute particulière aux filles de Terpsychore, en ce sens qu’elles l’exercent encore avec un certain ton.

Un enlèvement romanesque, quatre années de séjour en Italie, diamants, chevaux, voitures… un train de reine, avec palais à Naples et villa sur le lac de Côme... .

Comme elle achevait de laver sa vaisselle, tout en regardant de temps en temps par la fenêtre de sa cuisine, au quatrième étage d’une vieille maison de la rue de Lancry, elle entendit sonner midi.

–C’est drôle, M. Bonnard est en retard, dit-elle.

De la large terrine où trempaient bravement ses beaux bras, s’exhalaient des vapeurs d’eaux grasses qui puaient le poisson gâté, et ces vagues parfums d’ordures indispensables aux études du vrai réalisme.

Au pied du fourneau de faïence,–n’oublions rien de l’enquête!–des balayures mêlées: os de charcuterie, pelures de pommes de terre, de carottes et d’oignons, arêtes de merlans; document humain dans lequel fouillait le chat, le museau sale et noirci.–De ses moustaches poissées pendaient des gringuenaudes.

Vêtue d’un jupon de laine grise, les manches de son caraco rouge relevées, tandis qu’elle passait d’une main preste sa lavette de chiffon sur les plats et les assiettes qu’elle déposait ensuite sur l’égouttoir, Ida suivait d’un œil vigilant le gratinage d’un miroton qui chantait sur le feu.

Allant et venant autour d’elle, une jeune personne de dix-sept ans, la taille bien prise dans une robe de jaconas couleur claire, fredonnait un air d’opérette.

–Eh bien, Aglaé, dit Ida, est-ce que tu ne vas pas essuyer la vaisselle?

–Comme c’est amusant, pour une heure que je quitte l’atelier! répondit la fillette.–Et puis, après, j’aurai des taches!...

Mademoiselle Aglaé Bonnard, fleuriste d’art, fille naturelle reconnue et imposée par son père; lors de son mariage avec l’ancienne danseuse, avait toutes les jolies allures de la grisette parisienne, dont le bonnet ne tient guère que d’une bride, prêt à s’envoler au moindre vent. La beauté ou plutôt la séduction du diable, quelque chose de provocant et presque d’effronté, comme un instinct de vice.

Blonde, des cheveux follets rabattus presque sur les sourcils, un regard bleu et clair, perçant, audacieux, le teint animé d’une nature vivante qui se sentait éclore.

Sur l’injonction de sa belle-mère, elle prit un torchon en rechignant, et se livra à l’essuyage.

–Allons, Aglaé, reprit tout à coup madame Bonnard, tu laisses éteindre le feu. Le miroton ne sera pas prêt quand ton père rentrera… Il va nous faire une vie!

–Ah! dame, répliqua la jeune fille d’un ton d’ennui, on ne peut pas tout faire… C’est trop fort si, en sortant de l’atelier, il faut encore s’occuper du ménage!

–Eh bien?

–Eh bien. c’est embêtant!

Là-dessus, un petit garçon de trois ou quatre ans débouchant étourdiment de la salle à manger, et se jetant dans ses jambes, elle lui donna une claque.

Il se mit à pleurer.

–Es-tu mauvaise! s’écria Ida. Je t’ai déjà défendu de battre l’enfant de ma fille…

–Tans pis pour lui!… Qu’il me laisse tranquille, l’enfant de votre fille!

Ida prit le petit sur ses genoux.

–Allons’, allons, dit-elle, en voilà assez!... Une autre fois, quand tante Aglaé sera en colère, tu te gareras.

La salle à manger était la pièce principale de l’appartement. Un papier à fond havane, semé de bouquets à demi déteints, couvrait les murs tachés par places. Au-dessus du poêle, un cartel, un buffet de chêne, la table et huit chaises cannelées à dossier d’acajou. Le voltaire de M. Bonnard, recouvert de vieux reps, gardant l’empreinte graisseuse d’une tête, se prélassait à l’angle de la croisée, s’ouvrant sur la cour de cette immense bâtisse grouillante qui, certes, aurait droit, tout comme une autre, à dix belles pages de description minutieuse, étage par étage, et fenêtre par fenêtre, jusqu’au sixième mansardé. On y verrait les dégoulinades des plombs crevés… mettant des lèpres jaunâtres sur le gris des murailles, les documents de linges sales, séchant çà et là, sur des ficelles; la buée, les odeurs de rance et de moisissure flottant dans l’air…

Pour ce qui nous importe, en ce moment, disons que cette cour. était une cour.

–Midi et demi! s’écria madame Bonnard; mais ton père est exact pourtant. Qu’est-ce que cela signifie?

Comme réponse à cette remarque, la porte du palier s’ouvrit brusquement. M. Bonnard (homme d’affaires, recouvrements, etc.), entra comme une bombe et, jetant à Aglaé sa serviette d’avocat, moins noire que crasseuse, gonflée de protêts et d’exploits, il débuta par ces mots:

–Madame Bonnard, sais-tu ce qui se passe?…

A l’air effaré qui accompagnait cette question de son mari, Ida, pressentant un événement majeur, prit d’instinct la pose de l’épouse en alarmes.

–Mon Dieu! exclama-t-elle, que vas-tu m’apprendre?

–Une chose étonnante.

–Laquelle?… Dis vite! Tu me fais peur.

–Ta fille est célèbre!…

–Ma fille…

–Oui!

—Ah!

Et elle tomba affaissée sur une chaise, en proie à la plus vive émotion, les pieds cambrés, allongeant ses pointes; le coup trop vif l’avait foudroyée.

Sans paraître s’émouvoir autrement de ce choc eu retour, M. Bonnard jouit un instant de son effet, en homme qui se sent possesseur d’une nouvelle surprenante.

Pressé enfin d’interrogations, anxieuses au point voulu, il entama ainsi son incroyable histoire:

–Voici la chose. Ce matin, Blumenthal, le marchand de tableaux, vient me trouver. Il y a, à l’exposition des Champs-Élysées, une grande machine qui fait beaucoup de bruit et qui est d’un peintre encore peu lancé. Il me raconte qu’un riche amateur anglais, dont il a la clientèle, l’a chargé d’acheter cette toile; mais que, comme marchand, il ne veut pas s’adresser lui-même à l’artiste, avec qui il a eu déjà des difficultés… Je comprends tout de suite qu’il l’a écorché trop vif, et qu’il a brûlé ses affaires avec lui…

–Parbleu!… dit Ida, de confiance.

–Bref, il s’agissait de me présenter à sa place pour entamer la négociation, en stipulant une remise pour moi, que je lui reverserai… Je tâche naturellement de soutirer le nom de l’amateur pour souffler l’affaire au besoin… Pas moyen, avec un malin de son espèce: il ne coupe pas dans ma curiosité! Enfin, il me demande d’aller voir le tableau au Salon pour qu’il m’indique les points qu’il faudra débiner chez le peintre, en marchandant la chose. Tu comprends?…

–Je comprends!

–A l’instant même, nous partons pour les Champs-Élysées. Du premier coup, comme nous entrons dans la salle, je n’ai pas de peine à deviner qu’il s’agit d’un gros morceau en voyant toute la foule se presser sur un seul point, devant une toile très grande. J’entendais dire: «C’est la Buveuse de Perles…» Blumenthal se faufile dans le groupe, jouant des coudes, je le suis… Nous arrivons enfin sur le premier rang, je mets mon pince-nez. Qu’est-ce que je vois?–Ta fille!…

–Avec un monsieur?..

–Non!... sur le tableau! Peinte en costume de Cléopâtre… Si ressemblante, que j’ai cru qu’elle me reconnaissait, et qu’elle allait me dire des insolences… Et tout le monde s’extasiait. Ce n’était qu’un cri sur l’expression de son visage, de ses yeux, sur son air de princesse qui vous regarde comme des fourmis. Ah! je te réponds qu’elle a un fier succès!

–Et tu es sûr que c’est elle?

–Pardi! avec ça qu’il peut y en avoir une autre pareille!. J’ai écouté Blumenthal, sans rien lui dire, pour tout le marchandage du tableau qu’il faut que je fasse, et je suis accouru.

Pendant ce récit émouvant, un essaim de pensées de grand vol avait envahi le cerveau d’Ida Reynach, femme Bonnard.

–Je veux aller voir ça tout de suite! dit-elle avec décision. Catherine doit venir dîner; il faut, avant son arrivée, être bien sûr de toute l’affaire.

–C’est aussi mon avis, répliqua son mari, vite, sers ton rata, et en route.

Le déjeuner fut silencieux et très vite expédié. On eût pu deviner qu’une communauté de réflexions graves planait sur cette hâte. Aglaé semblait d’une humeur massacrante, et l’enfant assis près d’elle supportait ses bourrades.

Enfin, tandis que Bonnard avalait son café, sa femme disparut pour se vêtir.

La buveuse de perles

Подняться наверх