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II

Table des matières

A deux heures sonnantes, les Bonnard payaient leurs vingt sous au tourniquet du palais de l’Industrie, grimpaient l’escalier d’un air affairé, et arrivaient au salon D.

La foule y affluait toujours; les deux époux se jetèrent dans le groupe, suivant le courant, et se trouvèrent enfin devant le tableau.

–C’est bien elle! dit madame Bonnard à demi-voix, en poussant du coude son mari.

La Buveuse de Perles était une de ces compositions magistrales où la simplicité des moyens semble la marque puissante du génie. Soit instinct du sujet, bonheur de main, ou rencontre d’inspiration avivée par la nature étrange du modèle, dans cette seule figure qui remplissait sa toile, le peintre avait condensé un idéal inconnu de cette Cléopâtre à la fois reine et femme d’amour, et l’avait jetée là vivante, animée, saisissante d’effet. Belle d’une beauté singulière et exotique, des formes de nymphe où l’on sentait la souplesse; la tête fine, des traits d’une pureté de lignes sculpturale, des grands yeux d’enfant volontaire, avec un regard noir d’une fixité intense qui tombait dédaigneux sur tout ce monde. Elle était campée le front levé, tenant sa coupe, dans une attitude calme et hautaine, les sourcils rapprochés, comme si, lasse des sensations humaines, elle eût creusé sa pensée profonde à la recherche de quelque volupté infinie. L’expression de ce visage, à la fois inquiétante et charmeresse, semblait être une énigme.

Cela fascinait et troublait comme un joli gouffre.

–Crois-tu que l’on voit assez qu’elle est la fille d’un lord? dit Ida en se rengorgeant.

Des artistes causaient.

–En voilà une veine d’avoir trouvé un modèle pareil! dit l’un d’eux.

Ida Bonnard, fière et rougissante, écoutait les propos. Consciente de son importance, figée sur place, elle se renfermait dans une impassibilité modeste, échangeant des regards avec son époux, à chaque remarque louangeuse des gens qui défilaient, les bousculant à l’envi.

Tout à coup, elle eut une exclamation à demi étouffée.

–Tiens!... justement... M. Cambrelu!

–Où ça? demande vivement l’homme d’affaires.

–N’aie pas l’air!... Là, à droite.

Le personnage désigné était un vieux monsieur d’une soixantaine d’années, épais, d’aspect vulgaire, mais fort bien mis; grand, gros, son ventre prépotent sanglé dans une redingote noire qui marquait les plis de sa graisse. L’air important et gonflé d’un bourgeois suant les écus. Son teint enluminé de couperose dénonçait le viveur gourmand et bien nourri. Ses façons bouffies respiraient la satisfaction de lui-même, et cette confiance vaniteuse du parvenu qui se sent les poches pleines. Ancien avoué de la Martinique, et même de sang un peu mêlé, roué comme potence, il avait fait une énorme fortune dans les denrées coloniales, et surtout dans les guanos.

Les Bonnard s’étaient glissés vers lui, comme par hasard; il répondit à leur bonjour empressé d’un ton protecteur.

–C’est une fameuse surprise, hein. que ce tableau-là! dit-il.

–Ah! vous avez reconnu?. demanda obséquieusement Ida Bonnard avec un sourire.

–Pardi! chère madame, reprit-il galamment, il suffit d’avoir vu une fois votre fille, pour qu’il soit impossible de s’y tromper.

Ravi de se faire valoir en cette remarquable circonstance, l’homme d’affaires raconta qu’il était chargé de se mettre en rapport avec le peintre, pour l’achat du tableau.

–Pour qui? demanda M. Cambrelu.

–Pour un Anglais.

–Oh! pas de ça!. Vous allez conclure l’affaire pour moi, ou me la laisser enlever avant que vous portiez vos offres!

Les Bonnard échangèrent un regard rapide.

Mais le lieu n’était pas propice à une causerie de cet ordre. Sur un signe de M. Cambrelu, tous trois sortirent de la foule.

Ils eurent bientôt traversé les salles pour gagner le grand hall des sculptures. Là, après renseignements sur le prix de vingt mille francs que d’emblée faisait proposer le marchand, Je millionnaire, certain que l’affaire ne pouvait qu’être bonne à ce taux d’expertise, alla droit au but.

–Qu’est-ce que Blumenthal vous donnait de commission? demanda-t-il.

–Cinq cent francs! répondit Bonnard avec aplomb.

–Fichtre! c’est payé, pour une course de chez vous chez le peintre!. C’est égal, je vous en donne mille, si vous m’apportez, d’ici demain, une promesse de vente à ce prix-là.

–Mais s’il tient la dragée plus haute?

–Allez jusqu’à trente mille. Ça doit les valoir, du moment que Blumenthal en offre vingt.

–C’est dit!

–Là-dessus, filez!

Bonnard ne se le fit pas répéter deux fois, et, laissant sa femme avec le richard, il salua et tourna les talons.

M. Cambrelu le regarda partir en tapotant la pomme d’écaille de sa canne sur ses grosses lèvres. Quand il l’eut vu disparaître:

–Eh bien, dit-il d’un ton un peu gouailleur, toujours la panne, donc?.

–Dame, comme vous le voyez!. Depuis quatre ans que je ne vous ai vu, ça n’a pas changé, répondit Ida.

–Si ta fille n’avait pas été une bête, pourtant?. ajouta-t-il.

Le sens indéterminé de cette phrase n’avait sans doute besoin d’aucun corollaire entre eux, car elle y répondit du premier coup.

–Que voulez-vous!. répliqua-t-elle avec un soupir de découragement. Elle fait mon désespoir.

–Comment vit-elle?..

Ida haussa les épaules, et les laissa retomber comme accablée sous le poids de ses malheurs.

L’éloquence de ce geste muet valait tous les discours.

–Elle se galvaude alors?. reprit-il. Mal entretenue, hein?.

–Elle?. Ah bien, oui!. Elle donne des leçons de piano, et n’a pas autre chose pour vivre. Je vous demande un peu si c’est raisonnable?, .. La fille d’un lord, droguer la misère comme une rien du tout. Après l’éducation que je lui ai fait donner!. Enfin, il n’y a pas à dire, vous le savez, vous, si j’ai regardé aux sacrifices. Jusqu’à dix-sept ans dans un grand pensionnat de Genève, pour en faire une vraie fille du monde; car les grandes manières, c’est tout! Et puis, après ça, le Conservatoire, quand j’ai eu tout mangé, et que j’ai été obligée d’épouser Bonnard parce que ça n’allait plus. Eh bien, elle n’a pas eu plus tôt dix-neuf ans, qu’elle a mal tourné!. Pour ma récompense, elle s’est amourachée d’un garçon qui n’avait pas le sou, et avec lequel elle a voulu se marier.

–Et qu’est-ce qu’il fait son mari? Comment est-elle avec lui?

–Son mari?. Ah bien, il est loin, s’il court toujours! Ils se sont séparés au bout de deux ans. Il était chimiste, employé dans une fabrique à six mille francs par an. Je vous demande si ça pouvait durer?. Il l’a plantée là, avec un enfant, pour s’en aller en Amérique. Ce qui fait que, depuis dix-huit mois, nous l’avons à peu près sur les bras. A vingt-quatre ans, dans sa plus belle fleur!.. Si vous voyiez ses épaules, ses jambes. Vous vous rappelez les miennes. J’ai eu le prix de formes, décerné par tous ces messieurs de la loge de M. Véron...

–Je me le rappelle, dit le vieux viveur.

–Mettez par là-dessus son père. un Apollon, monsieur Cambrelu!... Il était célèbre dans toute l’Angleterre, pour sa beauté. Et un chic!. Quand il entrait au foyer, ces dames disaient qu’après lui il fallait tirer l’échelle. Et on la tirait!.. Quand il est mort, à vingt-huit ans, d’un accident de course, tous les journaux de Londres ont donné sa photographie. Malheureusement, ma position n’était pas faite. J’aurais des millions sans ce malheur-là!. Mais je pouvais du moins compter sur ma fille, n’est-ce pas?... Elle est tout son portrait, même pour ses grands airs. Je sais bien que je ne peux pas lui reprocher d’avoir aussi son tempérament, car c’est ce qui lui a fait faire sa bêtise. Pourtant, je vous demande un peu si ça devrait l’empêcher d’être sérieuse et de penser à sa famille... Quand elle n’aurait eu qu’à se laisser faire pour que sa mère lui trouve un prince qui lui aurait donné un hôtel, des domestiques, et tout!

–Il n’y avait pas besoin de prince pour ça! dit M. Cambrelu, piqué dans son amour-propre. Tu n’avais qu’à m’aider.

–Vous savez bien que j’ai tout fait sans parvenir à rien, .. C’est une mule!

–Eh bien, si tu essayais encore aujourd’hui? reprit-il, tâtant le terrain.

–Vous reviendriez?

–Je ne dis pas non.

–Et vous feriez encore les offres d’autrefois?

–Je les ferais!

— Alors, je peux marher?

–Tu le peux. mais attention, pas de farces!. J’entends ne pas être dindonné, et je ne m’exécute que donnant donnant.

Sur ces préliminairestrès nets, la conférence fut établie d’une façon absolument sérieuse.

Chaque classe a un niveau moral résultant de son éducation, et le milieu relatif de la vie modifie singulièrement le point de vue des convenances sociales, qui ne sont point toujours aussi naturalistes qu’on le pense. Les idées du marchand de guano n’étant guère au-dessus de celles qu’Ida Bonnard avait prises dans la loge de sa mère, ils causèrent, entre gens s’unissant pour le bonheur d’une malheureuse jeune femme égarée, qu’il s’agissait de faire rentrer dans le vrai chemin.

Avec la meilleure foi du monde, il fut convenu qu’Ida se devait enfin de faire appel à son autorité, «pour ne point laisser plus longtemps compromettre un avenir tout plein des plus réelles espérances».

La tête montée, l’œil encore allumé par les beautés de la Buveuse de Perles, monsieur Cambrelu stipula les plus rayonnantes promesses.

Pourtant il lui restait un point sombre.

–Mais, dit-il, elle est peut-être avec cet artiste qui l’a peinte en Cléopâtre… Car, avoir posé ainsi, ça me paraît louche.

–C’est possible!. répliqua carrément madame Bonnard en femme de tête. Mais je pense que, cette fois-ci, elle comprendra qu’il faut au moins qu’elle s’arrange. pour que ça n’empêche pas sa position.

Cette idée d’un accommodement ingénieux n’agréa point du tout à M. Cambrelu.

–Oh! non, non! ça ne me va pas! s’écria-t-il vivement. Tu sais, pas de petites liaisons dans la cantonade! Je ferai bien les choses, mais j’en veux pour mon argent!

Là-dessus, le plan concerté, il fut convenu que l’œuvre de salut serait abordée le jour même, au moyen d’une rencontre–au théâtre, qui semblerait l’effet du hasard.

–Je t’enverrai une loge pour les Variétés, sans que cela ait l’air de venir de moi. Et, pour ne pas l’effaroucher, je ne viendrai que sur les neuf heures, comme si, apercevant là ton mari, j’avais à lui parler d’une affaire.

La buveuse de perles

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