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IV

Table des matières

UN COUVENT A VOLOGDA

LE train fuit sur la longue ligne des rails ouverts devant lui. Forêts de bouleaux, de sapins, de mélèzes, à perte de vue. Les chemins qui conduisent aux villages, tout en planches, sont pavés en bois, à cause des pluies et des marécages. Les dvorniks plantent des branches vertes dans la rainure des portières, pour que les moustiques s’y accrochent, disent-ils... Les trains que nous rencontrons sont ainsi pavoisés.

Lorsque notre convoi s’arrête dans une gare, tout un peuple descend qui se précipite avec des théières vers les bouilleurs où chauffe continuellement l’eau nécessaire à la boisson nationale. Des employés circulent, casquettes blanches ou rouges, bottes lourdes... Des femmes, sur les quais, se promènent; elles agitent autour de leurs visages, coiffés d’un serre-tête rouge ou bleu, des bouquets de branches pour chasser les moustiques. Et partout des chemisettes vertes ou grises, serrées à la taille. Quelques popes assis sur les quais, des visages maigres, barbus, chevelus, sous des chapeaux melons. Ce sont les premiers que nous voyons vraiment, parmi la foule. Leurs soutanes à grandes manches, leurs longs cheveux filasses, et ces yeux qui paraissent plus vifs que ceux des autres Russes, tout cela leur donne un air particulier, presque inquiétant. Mais quelle dure et subite impression de dépaysement, ils nous apportent!

Le train repart, le cri de la sirène se prolonge comme celui d’un bateau en détresse... On voit, dans un tournant, les petites locomotives de notre convoi. Elles sont trapues avec des cheminées en forme d’entonnoir, afin d’éviter les étincelles; cependant tous les abords de la voie forestière sont calcinés. Toujours des bois, à perte de vue... Un soldat, devant sa cahute, nous regarde passer, puis rentre chez lui. Un pope en noir marche à grands pas dans la campagne où des haies délimitent des pâturages et des jardins. Il ne se retourne pas... La plupart des Russes sont ainsi; leur curiosité est vite épuisée. Rien ne semble retenir longtemps l’attention de leurs regards trop bleus.

Vers les deux heures de l’après-midi, nous arrivons à Poungara. Le silence de la campagne pénètre avec des moustiques dans nos compartiments... Nous sommes arrêtés là. C’est une petite gare où il fait presque sombre... Il doit être onze heures du soir. Sur le débarcadère, de grosses jeunes filles coiffées d’écharpes bleues. Elles sont lourdes, sans élégance...

Elles se promènent par deux ou par trois... Les plus jolies ressemblent à des juives... Au loin, des maisons en bois ouvragés, des forêts encore. Il n’y a pas de raison pour que ce paysage ne se répète pas toute la nuit...

J’ai conservé un souvenir très pur de Vologda, où nous arrivons un matin du mois de juin. C’est, en effet, la première ville russe où nous pouvons nous arrêter. La gare est construite en brique et en bois. Devant la gare, des troïkas attendent, avec les cochers classiques, en lévites longues et chapeaux tromblons. Des émigrants, des voyageurs sont couchës sur les trottoirs... Ce monde sent le cuir et la morue... Les maisons, à un seul étage, sont en bois sculpté. Un jardinet les entoure. Des trottoirs en planches le long de ces demeures qui se suivent et sont bâties sur un modèle uniforme.

Nous allons devant nous, trébuchant contre les pierres pointues des chemins. Personne ne nous arrête, personne ne s’occupe de nous, et notre surprise est grande d’aller à l’aventure dans cette ville fermée où l’on ne voit que des jardins et des tapis de gazon. Quelques passants semblent nous éviter... Enfin, au loin, la ville elle-même, avec les dômes dorés de ses églises, tout au bout d’un ruban de route.

Mais plus que les bâtisses bien alignées d’une ville moderne, nous attire le croassement continu de corneilles à tête grise qui habitent les arbres d’un couvent. Un fossé le long des murs, une porte basse dans cette muraille. Nous entrons et nous voici de plain-pied dans un jardin où trois églises surgissent des bosquets de ronces et de roses. Leurs dômes, que nous apercevions de la route, s’érigent parmi les arbres. Un silence oriental oppresse ces lieux déserts où les cris des oiseaux n’arrivent qu’assourdis. Personne. Puis nous distinguons des popes le long des allées. Ils se promènent, l’air méditatif. Soudain, à notre gauche, apparaît un nouveau pope, en cheveux. Il se met à tirer sur une corde, et des cloches résonnent. Il nous tourne le dos. Nous ne voyons que sa longue perruque bouclée. D’autres prêtres encore, en soutane, bonnets carrés, passent près de nous, les mains croisées sur la poitrine. Ils ne nous regardent même pas. Nous restons là, hésitants... Une femme qui se dirige vers l’église daigne se retourner à notre vue. Elle a un visage long et tanné sous un chapeau de guingois. Ses yeux brillent. Elle nous dit quelques mots, en russe, que nous pouvons toujours prendre pour un compliment; mais ces soldats en casques, le revolver à la ceinture, ne semblent pas lui inspirer confiance. Nous ignorons toujours si nous sommes dans un couvent, un jardin ou un cimetière. Nous entrons alors dans la première chapelle, à notre droite, avec la vague crainte d’être indiscrets. Contre les murs, tout de suite, nous «reconnaissons » les icones. Nous en avons déjà vu, en photos, en gravures, un peu partout. Elles font partie du bagage d’idées toutes faites que nous emportons de France. On en trouve de grandeurs diverses, accrochées contre les piliers et les murailles. Ce sont, à l’ordinaire, des dessins en cuivre, ou même en fer-blanc, qui reproduisent les lignes d’une image peinte en dessous, et qui laissent à découvert les mains et le visage des saints ainsi représentés. Des femmes qui passent, des popes qui paraissent n’avoir rien d’autre à faire, viennent embrasser ces ferblanteries à la place où les mains et le visage apparaissent.

Le chœur où un prêtre officie est séparé du public par un panneau en bois. Le pope apparaît parfois par une des portes, «côté cour», se tourne vers les fidèles et disparaît par l’autre porte, «côté jardin».

Nous restons là, sans rien dire, étrangers... Mais une soutane grise s’approche de nous. Elle a un grand visage incliné, elle nous dit quelques mots et nous la suivons, bien que nous n’ayons rien compris à ce qu’elle nous a dit. Cet aimable pope nous entraîne dans le jardin, nous le suivons toujours; il nous conduit enfin vers une autre chapelle, la sienne sans doute, où il nous fait entrer. Des femmes qui priaient dans l’ombre viennent à lui et lui baisent les mains; il se laisse faire, avance quand même au milieu d’elles, et disparaît. Il revient une minute plus tard et se tient entre les deux portes qui conduisent au chœur. Il se prosterne à droite, baise une icone, puis une autre, une autre encore, s’incline à gauche, et recommence. Les femmes s’agenouillent, à même les dalles, touchent du front le sol, se relèvent, s’aplatissent de nouveau par terre... Le pope qui nous a conduits dans son église étend les bras, face au public. Il porte une chaînette à croix d’or sur la poitrine; il a un beau visage mat. Son front est large, grâce à une calvitie légère; et quand il se baisse vers une icone, les longs cheveux de ses tempes, frisés au petit fer, se répandent autour de sa tête. Il les arrange, en se redressant, d’un doigt rapide, et ramène deux longues boucles en pointe, de chaque côté de ses épaules. Des popes qui pénètrent derrière nous embrassent des images étalées devant eux, des portraits de saints étendus sur des tombes, des figures de vierges rehaussées de perles fines assemblées, et chaque fois, les longs cheveux des prêtres coulent sur les ciselures de cuivre... Des femmes se lèvent et, dévotement, posent leurs lèvres aux places encore humides. Une grande chaleur au dehors, lourde de résine et d’encens. Les corneilles sacrées tournent en croassant parmi les arbres. Il est midi.

Nous remontons dans notre train, le soir. Nous repartons.

Des pâturages encore, quelques bois, des moujicks aux barbes ahuries, de lourdes femmes bottées, des ouvriers en chemise rouge, au nez court, à la crinière longue: le masque même du «rabotchik» Maxime Gorki... Des popes encore, leurs soutanes tachées de graisse, et des cochers... A six heures, notre train passe au-dessus d’un grand fleuve, où des hommes et des femmes se baignent, entièrement nus. Sur une hauteur, on voit, un moment, une cathédrale brune à clochetons d’or, et puis la plaine... Ce même fleuve qui tourne, c’est la Volga, et les flèches de ces églises en tôle dorée désignent Jaroslav. La gare est encombrée de paysans, d’ouvriers et surtout de soldats. Tout ce monde se promène à travers les voies. Des femmes aux seins tombants, un foulard sur les cheveux, montrent leurs gros visages ronds. Des prisonniers autrichiens circulent en toute liberté, comme dans la gare de Vologda. Ils plaisantent avec les jeunes filles et s’approchent de nos wagons.

— Ce sera bientôt fini, n’est-ce pas? nous demandent-ils.

Chaque jour, ils viennent à la gare, qui est le rendez-vous des élégances...

Près du buffet, sous un dôme, se dresse un autel; deux cierges brûlent auprès d’une icone exposée là. Les paysans qui entrent s’agenouillent, multiplient des signes de croix rapides. Des soldats traînent leurs bottes, bousculant des essaims de mouches. Cela sent, comme partout, le cuir et le hareng, surtout dans la salle du restaurant, où le caviar noir s’étale sur des tranches de pain comme un cirage luisant.

Notre convoi repart pour des pays de plaines et de marais. Les Autrichiens et quelques Allemands soulèvent leurs calots et nous souhaitent «bon voyage». Des jeunes filles sourient... Les paysans, les soldats russes, immobiles, nous regardent...

D'Archangel au golfe Persique, aventures de cinquante Français en Perse

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