Читать книгу D'Archangel au golfe Persique, aventures de cinquante Français en Perse - Émile Zavie - Страница 13
ОглавлениеDANS LA GARE DE TSARITZYNE
NOUS quittons Moscou le 23 juin à onze heures du soir par la gare dite de Kazan... C’est toujours la banlieue, la plaine encore, des bois. Au loin, Moscou, quelques lumières qui s’affaiblissent... Les nuits depuis trois ou quatre jours commencent à dix heures et finissent à trois heures du matin... Cette nuit-là, nous roulons jusqu’à Riajsk, où apparaissent les terres noires à perte de vue...
Le lendemain, nous laissons Koslow, après les habituelles manœuvres à quoi se distraient les employés de gares russes qui envoient promener notre train d’une voie sur une autre. Un «tavarisch» nous montre du doigt le drapeau aux trois couleurs accroché à notre wagon et nous fait remarquer:
— Il n’y a plus que du rouge dans le drapeau de la Russie.
Les gares, en effet, et les monuments publics sont pavoisés de lambeaux d’étoffe écarlate, notamment à Gryazy, où nous nous arrêtons un matin de juin. Long arrêt également à Philonovo. Des prisonniers autrichiens en liberté nous regardent. Des soldats russes poursuivent dans les bosquets des femmes qui fuient en criant... Il est six heures du soir. Le vent s’élève et souffle. Nous sommes dans les immenses steppes du Don. Quelques chameaux, des femmes au visage voilé. Des jeunes filles passent, en veine de flirt. Elles sourient aux Français. Quelques-unes, plus curieuses ou plus hardies, nous demandent ingénûment:
— Mais, est-ce que vous êtes Allemands ou Autrichiens?
La voilà bien, la cruelle énigme!
Hier, la même question nous fut posée, à deux reprises, une première fois, comme nous parlions à un garçon en casquette et complet vert, habillé comme un soldat russe, qui se promenait à travers une gare paisible... C’était un prisonnier de la Saxe que le hasard de la guerre forçait à villégiaturer en Russie. De nombreux Autrichiens, avec leur képi mou, écrasé, se pavanent ainsi, en liberté, courtisant les jeunes femmes du pays qui les connaissent par leurs noms et les interpellent... Somme toute, c’est bien naturel, les fiancés et les époux sont à la guerre.
Une deuxième fois, la demande fut faite à notre interprète par d’aimables officiers russes. Ceux-ci se présentèrent en saluant, s’excusant de la grande liberté qu’ils prenaient. Ces messieurs furent très surpris et un peu mécontents d’apprendre que nous étions Français.
Pour éviter ces erreurs, on a cependant écrit à la craie, sur les portières de nos wagons «Franzouskaïa Missia». Précaution inutile. La plupart des Russes sont illettrés, et ceux qui savent lire ne s’en donnent pas la peine.
Le lendemain, des ravins, des terres desséchées. Le long des voies, des wagons-réservoirs à pétrole, toutes les huiles lourdes de Bakou. Nous nous arrêtons au matin sur le versant d’une vallée d’où l’on aperçoit une ville parmi des arbres. Pas d’églises, mais les dômes noirs de nombreux gazomètres. De petits tramways blancs font la navette entre la gare et les premières maisons de bois. Cela nous paraît industriel et misérable. Une forêt verte derrière la ville et la large tache de la Volga qui tourne et s’étale comme un lac. Le vent souffle sous un ciel gris. Nous sommes à Tsaritzyne.
Notre convoi fait quelques petites manœuvres stratégiques. Il va juqu’à une autre gare de marchandises, où des porcs, leurs grouillantes familles, des chèvres se promènent le long des wagons. Des femmes aussi. Elles sont pieds nus; quelques-unes ont des bottes comme à Archangel, et toujours la même coiffure simplifiée: un foulard de couleur noué sur la nuque. Tout ce monde, — plus quelques soldats en rupture de régiment, — traverse les voies et vit en paix, à peine incommodé par les allées et venues des locomotives.
On ne peut guère imaginer le désordre de ces gares russes: ce petit jeu des manœuvres s’explique cependant assez bien: une équipe d’employés chasse notre convoi sur un garage afin de faire partir avant nous un train en panne depuis la veille. C’est bien son tour à ce train-là, de prendre du champ. Mais cette voie où l’on nous a expédié devient, quelques heures plus tard, une voie de départ. On nous aiguille sur un autre coin perdu. Néanmoins, l’équipe qui devait nous mettre en route se souvient tout d’un coup de notre existence. Elle se met à notre recherche. Nos interprètes se sont décidés à parler au chef de la station, c’est-à-dire que, pour découvrir cet homme invisible, ils s’attablent devant des verres de thé, au buffet de la gare. Nos interprètes sont gens de race russe. Les locomotives, — peu nombreuses, fatiguées, rapiécées, — font défaut. On est obligé d’attendre celle qui amènera le train du soir.... Le temps passe... Nous encombrons à tour de rôle un peu toutes les lignes, jusqu’à ce que les employés se rendent compte que le meilleur moyen de se débarrasser de la «Missia», c’est de l’expédier jusqu’à la plus prochaine gare; mais c’est là un remède énergique qu’ils ne trouvent à l’ordinaire qu’après avoir essayé de tous les autres. Et voilà justement ce qui fait que nous séjournons en gare de Tsaritzyne une douzaine d’heures...
Ce soir-là, pour nous divertir sans doute, une troupe de jeunes hommes à la taille pincée envahit les quais en chantant des chœurs monotones. Des jeunes femmes, en blanc, accompagnent ces messieurs qui sont des cadets ou aspirants. Ils partent pour une école d’instruction d’où ils sortiront gradés. Ils ont, ces futurs officiers, comme presque tous ces messieurs de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie militaire russe, des têtes rasées à l’allemande et ce même air de famille: la même raideur d’élégance gourmée, trop tendue, avec des tailles exagérément pincées. Les femmes qui les accompagnent sont jolies, autant que la nuit qui commence nous permet de les voir, mais aucun goût dans leurs toilettes; elles exagèrent les jupes courtes et marchent, on dirait, au pas de parade.
Le train des cadets va partir... Les aspirants se raidissent, saluent ces dames, inclinent le buste, la main arrondie près de leur casquette et frappent leurs talons pour faire claquer leurs éperons sonnants. Au moment où leur convoi s’ébranle, les cadets, debout sur le marchepied, crient: «Hourrah!» à plusieurs reprises. Tout naturellement, ils s’acclament. Au reste, il n’y a pas d’autres personnes que ces demoiselles et eux-mêmes pour les féliciter.
Nous quittons enfin Tsaritzyne, dans la nuit. Nous apprenons que ce pays est en pleine révolution. Il s’est mis en «république indépendante». Rien d’anormal toutefois, en dehors des éternels drapeaux rouges attachés aux piliers de la gare et des déserteurs en capotes grises, armés seulement de leur petite théière, qui stationnent là, comme partout ailleurs.