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II

Table des matières

LE PRAPORCHICK VASSILY

TIFLIS s’étage sur deux collines qui se font face. Au milieu, dans la vallée, les eaux sales, couleur de café au lait, d’un fleuve: la Koura, où des chevaux, des chiens et des hommes se baignent. Nous avons déjà repéré deux ponts en planches qui tremblent au passage des voitures et une petite île sablonneuse que le courant a formée.

Comme nous errions à travers les tortueuses rues du quartier juif, près de la Koura, sous les balcons proéminents des maisons de bois, un jeune élève-officier nous arrête et nous parle dans un français hésitant. C’est un mince garçon, brun, cheveux frisés. Il a vécu en Suisse, il ne connaît pas la France...

Nous remontons une pittoresque avenue encombrée de bazars orientaux. Des femmes qui nous coudoient se retournent. Elles portent un petit bonnet sur le front, d’où pendent des dentelles. De larges et lourdes jupes les entourent. Ce sont des Géorgiennes. Des cochers typiques, dans leurs robes vertes ou bleues, conduisent des attelages cahotants qui dévalent au trot. Il fait presque nuit. Des lampes électriques s’allument. L’aspirant nous conduit à l’International-Café, où de grandes palmes vertes poussent dans des tonneaux de terre. Un orchestre y joue des valses. Par petits groupes, des officiers en grand uniforme sont affalés, les coudes posés sur la table, protégeant une tasse de thé... De gracieuses Arméniennes, brunes, au nez fort, aussi jolies que des Juives, — des Roumaines nous dit notre compagnon, — de nombreuses Russes circulent difficilement. Les bras nus sous la gaze, la gorge dansante, et toutes en blanc, toutes poudrées, les jeunes et celles qui le furent, elles sont les serveuses bénévoles de ce chachka tchaïa (œuvre de la tasse de thé, fondée au profit des blessés et des soldats malades). Ce sont des dames de la grande société de Tiflis, et l’aspirant qui s’est fait notre guide en connaît plusieurs. A vrai dire, c’est un monde très mêlé : il y a des femmes et des filles d’officiers ou de fonctionnaires, des dames de compagnie, des institutrices, des étudiantes, des comédiennes aussi...

Cependant que nous buvons une limonade sans saveur, Vassily, l’aspirant, nous désigne un officier qui porte un plateau sur lequel des verres tremblent un peu... C’est une figure correcte de beau garçon aux cheveux pommadés. En chemisette à fleurs, il joue le rôle ici de garçon de café. Blessé à la guerre, il y a deux ans, guéri, il s’est engagé aussitôt dans la «chachka tchaïa». Il estime qu’il est moins dangereux de «servir» à Tiflis qu’au front, où son grade de «cornette garde-frontière» et son jeune âge exigeraient sa présence. Au reste beaucoup d’officiers russes sont dans ce cas. Vassily ne s’indigne pas. Il demande à Marcel Benoit, qui reste songeur à la vue de tant de femmes aux corsages légers:

— Vous trouvez que c’est bien?...

Benoit, qui ne voit que ces dames, répond avec conviction:

— Ce n’est pas mal.

Vassily n’insiste pas. Il croit à la nécessité d’une guerre contre l’impérialisme allemand.

— Les Russes n’étaient pas faits pour la liberté.

Puis, une minute après:

— Malgré tous les inconvénients de la Révolution, on peut maintenant parler, se réunir, lire ce qu’on veut. On n’est pas regardé, espionné toujours comme avant. On respire...

Et Vassily traduit ainsi, je crois bien, l’intime sentiment des Slaves cultivés: leur ahurissement devant les excès de la liberté et, en même temps, leur joie de se sentir enfin délivrés de la police et du tsar: de respirer pour tout dire.

Mais des officiers descendent de voiture et pénètrent dans l’établissement. Ils apparaissent blancs de poudre, de poudre de riz.

— C’est à cause du soleil... assure Vassily.

Ils reconnaissent des amis attablés près de nous, les saluent, leur serrent longuement la main, puis, brusquement, les embrassent à trois reprises, à pleine bouche, sur leurs lèvres rasées à l’allemande... L’un de ces messieurs, en guise de sabre, tient par sa haute tige, droit comme un cierge, un énorme magnolia blanc.

Quelques valses font diversion. Les clients écoutent, l’air ailleurs. Presque tous ont des têtes tondues à ras; quelques-uns arborent une courte moustache. Ils se tiennent n’importe comment, sur leurs chaises, plus lourdement certes que n’importe quel paysan de France, devant la grossière table de bois blanc de son cabaret. Habillés d’une petite veste flottante, la taille serrée à l’extrême, leurs manières lasses, leur nonchalance ennuyée nous donnent l’impression d’être entrés, par mégarde, dans une inquiétante maison de thé.

Comme nous quittons l’International-Café, ses femmes brunes, ses palmes vertes et sa limonade, des soldats nous arrêtent et, s’adressant au jeune aspirant, racontent qu’au soviet on leur a dit que la bourgeoisie voulait écraser la liberté...

— Vous voyez, nous dit Vassily, un provocateur a parlé. Il faut toujours, dans les réunions, parler, démontrer la vérité... Mais cela tourne en disputes, et même en coups de poing... Ah!...

Et Vassily esquisse un geste découragé...

Des soldats russes nous entourent, nous parlent. Ils s’interpellent, s’excitent, se rassurent, s’apaisent, et de nouveau élèvent la voix, comme des enfants. Nous formons groupe, dans la nuit. Les promeneurs nous évitent et des femmes en toilettes claires se retournent... Les Russes ont le goût des palabres et des réunions; ils en furent si longtemps privés qu’ils n’en sont pas encore aujourd’hui rassasiés.

— Vous voyez... C’est comme au régiment où je suis. Ils discutent tout le temps. C’est sale, il y a des puces. Et ils boivent du vin. Ils se saoulent... Ah!...

Un des discoureurs, tout en parlant, mange un gros morceau de pain et mord dans un concombre cru... Les autres l’écoutent et se rapprochent. Leurs effets dégagent une odeur spéciale, qui tient du cuir et du caviar... Notre petit groupe, dans la nuit légère de Tiflis, sous les tilleuls de l’avenue, sent le poisson sec et le concombre frais...

Ce soir encore, avec Vassily Petrovitch, son frère et un de ses amis, bouffi personnage qu’une ceinture de cuir à la taille coupe en deux parties inégales, nous allons nous asseoir à l’International-Café — si bien nommé — jusqu’ au jour où nous en serons fatigués. Le tzigane roumain qui ressemble à un singe fait gicler une langoureuse valse.

L’orchestre vient d’entonner une Marseillaise, lente comme un cantique. Les Français se lèvent, les officiers russes également. On nous sert des pâtisseries du pays: c’est un mélange de pâte, d’œufs, de fromage rapé et de choux coupés. Nos compagnons mangent et fument; ils boivent toujours une petite limonade à un rouble cinquante la bouteille. Les tziganes, un vieux monsieur à lunettes, un jeune chevelu et le «singe» jouent des airs de music-hall.

Tout ce monde parlotte devant des tasses de thé. Des officiers entrent, se saluent, s’embrassent comme toujours. Les dames s’empressent doucement auprès des nouveaux venus et oublient tout aussitôt ce qu’ils ont demandé...

Ces joies épuisées, nous décidons d’aller au Jardin. C’est Vassily qui propose et dispose.

— Vous verrez, me dit-il: les militaires ne paient que quinze kopecks d’entrée, et aujourd’hui, rien.

Nous nous dirigeons vers la place d’Érivan. J’avais déjà remarqué sur la perspective, à droite, les cimes compactes de grands arbres et une terrasse où des chapeaux de femmes apparaissaient. C’est le Jardin du Palais. Il appartenait au grand-duc Nicolas Nicolaievitch, vice-roi du Caucase, oncle de Nicolas Romanoff. Avant la Révolution, le grand-duc habitait le grand hôtel de briques rouges où les tavarischy ont, depuis, installé le Comité des soldats. Quant au jardin, il a été ouvert au public. Les révolutionnaires perçoivent un droit d’entrée qui va d’un rouble à cinquante kopecks, suivant les jours. Ces messieurs du Comité tiennent le contrôle, délivrent les billets, reçoivent l’argent et vendent des brochures. Le parc s’appelle désormais le Jardin de la Liberté.

C’est un domaine où il fait grande nuit sous les arbres; quelques lampes électriques se cachent sous les feuillages des allées; elles rendent ainsi l’ombre encore plus mystérieuse. Nous longeons des bassins, des bosquets, des gradins, deux petites scènes à musique, où des tables sont rangées. Comme il a plu pendant notre séjour au café, le jardin est presque désert. Des chemisettes blanches se devinent au détour d’un sentier. Deux jeunes filles, une blonde, l’autre brune, cheveux très courts, lèvres charnues, passent près de nous, très vite.

— Pourquoi courez-vous ainsi? leur demande l’ami de l’aspirant.

Il s’exprime en russe; mais notre compagnon nous traduit à mesure.

— Est-ce qu’il y a beaucoup de stupides garçons dans votre famille? répond une des ingénues.

Elles se sont arrêtées et Vassily s’approche:

— Mes amis les Français, dit-il en nous présentant.

Les yeux brillants de ces dames passent une inspection rapide.

— Vous êtes Français, Monsieur? demande la blonde.

Elle parle notre langue, mais avec hésitation. J’apprends qu’elle se nomme Nina, que sa mère est Polonaise, etc... Elle n’est pas très grande, un peu forte; de grands yeux étonnés dans un joli visage...

— Les dames aiment beaucoup les Français, dit Vassily, répétant, sans doute, une phrase qu’il a entendue.

— Le soir, nous venons ici, me confie déjà l’enfant blonde. Le matin, je vais dans l’Alexandre-jardin, pour lire... Vous savez où ?... J’aime beaucoup la langue française...

— Et les Français?...

Celle-là et bien d’autres banalités... Nous marchons un peu. Vassily, à qui la demoiselle aux boucles blondes vient de donner une fleur, m’appelle, cependant que nos compagnons se dirigent vers la sortie, sans nous attendre et que les deux dames s’éloignent de leur côté.

— Restons... Elles vont tout de suite descendre. Vous avez beaucoup parlé à la demoiselle; maintenant, vous pouvez faire connaissance...

Ce qu’il me dit doit avoir un sens dans quelque langue. La pluie est finie qui a mouillé les bosquets de buis. Le jardin est humide encore. Des femmes s’avancent dans la grande allée. Une frêle mousseline les recouvre lâchement. Sur la longue avenue, elles se détachent, en blanc, déhanchées, l’air de sultanes un peu lasses...

Et nous attendons, ce petit Russe et moi, dans ce jardin plein de nuit, comme nous pourrions le faire dans n’importe quel jardin de Paris.

D'Archangel au golfe Persique, aventures de cinquante Français en Perse

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