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LES DÉSERTEURS D’ARCHANGEL

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DE longues vagues noires qui découvrent d’autres vagues couleur de purin. La Russie, c’est cette ligne plus foncée qui s’avance sur nous... Vers midi, des forêts sur ces rivages que l’on devine. La brume est épaisse... Il y a des bancs de sable, des maisons de bois, toutes pareilles, et des forêts jusqu’à l’horizon, sous un ciel encombré de nuages. La mer a perdu ses lourds flots de naguère. Nous allons arriver.

Ainsi notre voyage s’est accompli. Partis de Liverpool le 26 mai, après avoir côtoyé l’Irlande, l’Ecosse, les îles Feroë, notre petit cargo a gagné l’Océan glacial arctique, jusqu’au 78°, où il a rencontré les glaces et les avant-postes de la banquise.

Tournant alors vers le sud, il s’est dirigé sur la côte mourmane, s’est mis à l’abri des sous-marins allemand s pendant une semaine, dans l’ancien port de Romanoff, puis, par la mer Blanche, a atteint l’embouchure de la Dvina du nord, aux rives gazonnées de vert-tendre.

Voici de minces presqu’îles plates, des îlots, verts également, comme un tapis de prairie, qui semblent encercler notre cargo-boat. Nous avançons lentement dans cette étroite rivière où les grands navires ne peuvent pénétrer... Les quais, ce sont de grosses poutres enfoncées dans l’eau. Des piles de bois s’accumulent le long des rives. Des paysans, en casquettes grises ou bleues, en petites chemises rouges boutonnées sur le côté, chargent des bateaux. Des femmes, vêtues de jaune, de rouge, coiffées d’un foulard blanc, nous regardent passer. Elles ont des visages ronds, elles sont épaisses, et leur peau est brunie. Nous allons silencieux parmi ce peuple qui nous contemple d’un air ahuri... Un grand calme enveloppe toutes choses, les chiens devant le seuil des portes de bois, les chevaux arrêtés, les ouvriers qui se dressent, les bras ballants...

Parmi les maisons de bois, peintes de couleurs criardes, et les forêts qui viennent finir sur ces côtes, apparaissent des églises, en bois également, et colorées violemment de violet, de jaune et de vert. Elles ont toutes cette forme byzantine qui étonne dans ce paysage du Nord.

Le canal s’élargit; les demeures sont construites en pierres et en briques. Nous approchons de la ville...

Un crépuscule rouge à l’arrière teint les coques des barges chargées de bois et les vitres des «isbas». Notre bateau s’arrête dans cette eau tranquille où notre passage soulève un remous inaccoutumé.

Voici de hautes églises: c’est une sorte de pièce montée... D’abord une bâtisse, avec façade sculptée, puis un toit bleu... un autre superposé qui est vert... On dirait du bois peint ou de la tôle; puis un dôme semé d’étoiles d’or, puis une boule dorée que surmonte une flèche également dorée; au sommet une croix, ou une croix et un croissant en fer ouvragé. Des tiges de fer soutiennent cette flèche et la rattachent au dôme d’or criard...

— Je comprends maintenant, dit Captain, à qui pèse notre silence... Je comprends pourquoi ce soldat russe que j’avais vu dans un hôpital, près de Vanves, me disait que la plus belle église de Paris, à son avis, c’était la «Samaritaine»...

Notre bateau avance encore, puis lâche l’ancre. Nous apercevons assez près de nous les quatre églises qui nous surprenaient tout à l’heure, et à quoi nous nous habituons doucement. Des voitures courent sur la rive. On aperçoit une place, des gens qui marchent, d’autres sur un banc, dans un jardin, des femmes en blanc...

Le lendemain, dimanche matin, on ne peut encore descendre. Pas de canots et surtout pas d’ordres... Des Russes, costumés en militaires, à barbes fauves, incolores, aux petits yeux, au nez camard, viennent visiter notre bateau. Ce sont ces messieurs de la douane. Comme les femmes épaisses des quais de bois, ils ont le visage bruni; c’est surtout parce qu’ils oublient de se laver.

A une heure de l’après-midi, les rapatriés russes débarquent. Je ne vois pas Yvan Yvanovitch; mais le petit juif d’Odessa vient me serrer la main. Il est coiffé d’un chapeau mou noir et vêtu d’un smoking trop large dans lequel son maigre corps disparaît.

— Je vais à Pétersbourg, me dit-il. Et puis à Odessa... Au revoir...

La péniche qui nous emportera doit partir demain matin, mais un contre-ordre nous arrive. La marine russe n’est pas pressée.

Pluies et brumes le lendemain. Le petit vapeur ne vient toujours pas. Il était annoncé pour cette nuit, puis pour ce matin de bonne heure... Enfin, un peu avant midi, un remorqueur sur quoi on ne comptait plus entraîne la péniche lourdement chargée: nos bagages, le matériel de l’ambulance et nous-mêmes.

Nous abandonnons sans regret le petit cargo avec ses marins anglais durcis dans leur isolement, sa «table d’hôte» nauséabonde et si maigre, ses conserves avariées, son dortoir sans air, ce qui permet à Captain, écrivant à sa famille, de résumer son voyage dans une formule où la censure britannique ne pourra rien découvrir:

«Nous sommes arrivés au porc; nous avons été traités comme tels.»

Le remous de la péniche soulève des eaux couleur de boue. Trois églises qu’entoure le gazon d’un jardin tanguent en face de nous. Nous traversons le port d’Archangel pour atterrir près d’un débarcadère. Des bateaux-mouches qui font la navette entre la ville et la gare du chemin de fer se rangent le long des quais.

Des soldats russes, courbés sous des ballots de linge, aussi misérables, aussi sales que les prisonniers que j’ai coudoyés en Allemagne, se dirigent vers le ponton d’embarquement. Des femmes, coiffées de foulards, se glissent parmi les soldats. Beaucoup portent des bottes, comme les hommes, ce qui leur donne une lourde démarche d’esclaves ivres... Nulle politesse dans cette foule. Les soldats bousculent ces malheureuses pour passer avant elles.

Une élégante jeune femme, en blanc et en rouge, jupe trop courte, corsage ballet russe, se dandine sur des talons hauts. Elle s’appuie légèrement sur l’épaule d’une petite fille. L’élégante montre un visage blond, un nez en l’air et de grosses lèvres. Elle porte, en somme, les mêmes couleurs que les femmes du peuple, de qui les corsages lâches sont bleus et les jupes, comme les foulards, variant du rouge au jaune...

Il y a déjà une heure que nous sommes là, à attendre. Nous pensons que ce défilé de femmes et de soldats va bientôt finir, mais à notre grand étonnement, il continue toujours... D’autres arrivent et puis d’autres encore, tous semblables, chargés de paquets, la casquette en arrière, la capote sur les épaules, qui piétinent dans le sable du rivage.

— Ce sont des déserteurs, nous dit un interprète, ou, si vous trouvez le terme trop fort, des soldats qui ont quitté leurs régiments sans permission parce qu’on leur a dit qu’ils étaient libres.

— Qui leur a dit qu’ils étaient libres?

— On ne sait pas. Des gens qui se proclament délégués, «délégate».

La gare d’Archangel, toute en bois, est envahie, elle aussi, par des femmes, des enfants qui s’assoient, se couchent dans les salles, sur les quais. Ce peuple ne bouge pas. Il forme, derrière la forteresse des colis, de véritables campements.

Le buffet est un petit réduit parfumé au poisson séché. Une table rustique tient lieu de comptoir. On y voit des sandwichs de pain noir au caviar rouge comme des grains de groseille, des saucisses brunes... Des femmes sans grâce, aux cheveux aplatis, des frisettes sur le front, nous vendent une bière de mauvais goût, qu’elles font payer quarante, puis soixante, puis soixante-dix kopecks à mesure que la clientèle française envahit le café. Elles versent le thé en de gros verres sales où leurs doigts ont laissé d’apparentes empreintes.

Contre les murs, des affiches peintes: un cavalier charge des Allemands en déroute, un obus éclate dans une tranchée et, comme légende: «Camarades, faites des munitions! Voyez l’effet qu’elles produisent dans les rangs ennemis!»

Mais les quais sont pleins de femmes qui agitent les bras... Un train démarre lentement. Il y a des soldats partout, sur les marchepieds, sur les passerelles et même sur les toitures des wagons... Tout cela crie, gesticule, brandit des casquettes et des mouchoirs. C’est un convoi de déserteurs que l’on réexpédie de force sur le front. En cours de route, ces Russes descendront, au gré des stations, mais ils n’encombreront plus Archangel... A mesure que les compartiments s’éloignent, les femmes restées seules pleurent à petits coups saccadés, comme si elles accomplissaient un rite traditionnel.

Le soir, lorsque nos montres marquent la tombée de la nuit, quelques Français vont se promener sur les planches de la nouvelle gare, toute en bois, comme la première. Ils entrent dans les salles où des gardiens les saluent, sans les arrêter.

Vers minuit, il fait très froid. Une clarté lunaire autour de nous, sur ces wagons immobiles, ces rails luisants, comme dans un matin d’hiver, quelque part, dans une petite ville de province endormie...

Au buffet de la gare d’Archangel, ce matin-là, nous retrouvons autour de notre thé les mêmes femmes aux corsages mal ajustés. Dehors, toujours cette foule d’émigrants: soldats, femmes du peuple, paysans assis par terre ou couchés... Ont-ils passé la nuit sur les quais, ces visages blonds, ces grosses têtes barbues dans les yeux de qui se devine un désorientement immense?... Ils nous donnent l’impression d’un peuple doux, facile à conduire...

Je me souviens de cette fuite des soldats, hier, vers l’embarcadère des bateaux... D’autres s’y dirigent encore aujourd’hui. Il en arrive de tous les côtés, avec cette même allure pressée et nonchalante à la fois. Ils ne se décident à courir que lorsqu’ils entendent la cloche annonçant le départ du courrier.

Et c’est là notre premier contact avec la population russe, le plus vif, le plus frappant... Aujourd’hui encore, lorsqu’on me parle d’Archangel, je revois d’abord des femmes bottées, des déserteurs en capote et cette sautillante personne, habillée comme une danseuse, tant s’imprime fortement en nous une première impression...

Le train de marchandises qui doit nous transporter à Moscou partira à une heure de l’après-midi. Nos compartiments sont munis de larges planches, que l’on peut relever la nuit et qui forment couchettes.

Trois coups de cloche pour annoncer le départ. Au second, les Russes commencent leurs adieux. Au troisième, le train s’ébranle presque tout de suite; les Russes alors courent vers leurs compartiments.

On voit là toutes sortes de types: faces camardes, têtes rondes, petits yeux dans une peau plissée... De vieux moujicks à cheveux longs sous la casquette traînent des vêtements rapiécés.

— Mais où diable, cachent-ils leurs costumes neufs? se demande Captain, longtemps silencieux devant cet exode.

Tous ces gens sont chaussés de bottes plus ou moins éculées. Ils nous regardent vaguement, nous prennent pour des Anglais, nombreux dans ces parages, et passent, sans curiosité.

Cependant Marcel Benoit est aux prises avec un civil correctement habillé. Un interprète préside à cette conversation difficile.

— Vous êtes catholiques? demande ce Polonais, car c’est un Polonais. Vous parlez polonais, alors?...

— Non! répond Benoit.

— Non!... Alors, vous n’êtes pas catholiques!...

— Mais si, reprend mon ami... Nous sommes catholiques français...

— Et vous ne parlez pas le polonais! Mais comment alors dites-vous la messe?...

— En latin.

— En latin... Ah! peut-être bien alors que vous êtes quand même catholiques...

Benoit en est souffrant. Il se retourne vers moi:

— Voilà ceux qui sont bien renseignés... On peut juger des autres par cet échantillon...

Un soldat de l’aviation française, en garnison ici, nous apporte nos passeports.

— C’est une ville agréable, Archangel, dit cet homme venu pour être oiseau en Russie. Les jeunes filles de bonne bourgeoisie y sont très libres, élégantes même. Elles sortent le soir, comme elles veulent et pas difficiles... Il y a un moment que je suis là. Ma mission est à Kiew... Ils n’ont pas encore déballé leurs appareils... A quoi bon? Ils se promènent, ils s’amusent. Ils sont très fêtés. Toutes les femmes qu’ils veulent... Mais ils dépensent quinze roubles par jour. Tout est hors de prix... Quant aux Russes, ils désertent de tous les fronts à la fois. Il y a un million de soldats à Pétrograde, autant à Moscou qui font des réunions. Ici également... Il n’y a que des volontaires qui combattent... On formera des régiments de volontaires...

Mais le troisième coup de cloche retentit dans le brouhaha d’une foule qui assiège les portières, et notre train se met en route. Des femmes, sur les quais, envoient de longs baisers d’adieu... Les Français s’inclinent, car rien ne les oblige en effet à croire que ces baisers ne leur sont pas destinés.

D'Archangel au golfe Persique, aventures de cinquante Français en Perse

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