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MOSCOU, GRAND VILLAGE

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VOICI la banlieue verte et boisée. Des trains chargés de soldats nous croisent continuellement Nous approchons... Il fait très chaud.

Sur les quais de la gare de Moscou, nous attendons. Pas d’ordre, pas la moindre autorité... Des voyageurs descendus de tous les trains qui viennent s’arrêter là, défilent devant nous, presque tous en casquettes, bleues ou vertes, ou noires... Des femmes en blanc, jolies, sans corset, sans élégance aussi, des étudiants à casquettes rouges et cheveux longs, des officiers à épaulettes, la blouse serrée à la taille par une ceinture, un petit poignard doré à la place du sabre, d’autres, pleins de suffisance, en lourds manteaux gris... Et tous ces visages semblent fermés, indifférents...

A midi, nous traversons des groupes de soldats russes couchés le long des quais, près des arbres nains du buffet, jusque devant l’icone de la salle d’attente. Ils boivent du thé, mangent du pain noir. Sous les vitrages surchauffés, cette foule sent le cuir, le hareng, le troupeau...

Au sortir de la gare, on croit pénétrer dans les faubourgs d’une petite ville: rues étroites, cailloux pointus, maisons basses... Les tramways sont pris d’assaut. Ils transportent surtout des soldats suspendus jusque sur les marchepieds et qui ne paient jamais leur place.

Sur les monuments publics flottent des drapeaux rouges, les statues arborent des cocardes écarlates à la boutonnière de leur veston de bronze, et sur la «place rouge», le patriote Minine qui engage le prince Pojarky à marcher pour la défense de la patrie, tient dans ses bras un fanion écarlate...

Un officier russe, que nous ne connaissons pas, nous présente à un «délégué des soldats» qui a combattu sur le front français. Celui-ci nous demande des nouvelles de la guerre et nous fait pénétrer dans la plus importante brasserie de Moscou.

De paisibles garçons de café contemplent les petites tables confiées à leur surveillance. Ils écoutent les commandes qui leur sont faites; ils ne bousculent personne et apportent, sans se presser, des verres et des tasses d’une propreté douteuse.

Près de nous, un gros monsieur qui sirote une citronnade, fait remarquer au serveur qu’il ne peut pas boire avec la paille qu’on lui a donnée. Le garçon constate, approuve et revient un instant après. Il porte une paille toute neuve dans laquelle il souffle lui-même; puis, certain qu’elle fonctionne, la remet au gros monsieur qui attendait. Celui-ci, tout naturellement, la prend et remercie...

Un étudiant, tête carrée à lunettes, veut bien nous accompagner jusqu’au Kremlin. Le délégué des soldats nous confie à son obligeance et s’excuse de nous quitter. Un brave garçon, cet étudiant, un peu épais, il nous explique avec simplicité qu’il porte une blouse noire, comme les ouvriers, parce que les complets sont hors de prix. Au Kremlin, il commence par nous montrer, avec un parfait manque de tact, les canons pris aux Français lors de la fameuse retraite. Une sentinelle, que son fusil embarrasse, bâille à plusieurs reprises...

— Venez voir le roi canon... Venez voir la reine cloche...

C’est ce canon énorme, que l’on nomme «tsar des canons» ; quant à la cloche, c’est la «tsar Kolokol» de l’impératrice Anna Ivanovna et qui porte également ce nom.

Comme nous visitions l’Oupenskoï (église de l’Assomption), un soldat russe, figure ronde, nez court, se joint à notre groupe... A notre entrée dans la basilique, un pope qui étendait les mains devant une icone se dirige vers nous. Il a de longs cheveux bouclés, une barbe noire, de grands yeux caressants... Il nous regarde curieusement. Une jeune fille, un lorgnon en équilibre sur son petit nez, s’approche. Elle habitait Paris avant la guerre; elle est de passage à Moscou. Les explications de l’étudiant, elle nous les traduit, et le petit soldat écoute, la bouche ouverte, puis il embrasse les icones à la place des mains et du visage, et tâche de nous rejoindre, car ses dévotions le mettent en retard.

— Dépêche-toi, lui conseille aimablement Captain... Tiens, tu n’as pas vu celle-là ?... Je suis sûr que tu en oublies!...

— Nikhevo, répond le Russe qui n’entend du reste pas le français.

— Possible, reprend Captain. Mais à ta place, je les numéroterais...

Devant les tombeaux des patriarches, couverts de broderies que la demi-obscurité nous empêche de voir, on devine la forme d’un corps couché. Pas de tête, mais un linge étendu, sur lequel on a dessiné un visage... Des femmes, sans s’occuper de nous, baisent ces dépouilles funèbres...

Captain demande quelques précisions à la jeune fille:

— Mais le patriarche, où est-il?... Là... sous ces dentelles?...

— Oui...

— Mais il est embaumé ?

— Non... ils sont saints... Alors ils se conservent eux-mêmes, puisqu’ils sont saints.

Avant de quitter le Kremlin, je veux m’arrêter un instant près du monument d’Alexandre II, le «libérateur», devant l’allée couverte où sont peints les portraits des tsars... Je regarde un instant cette vieille cité orientale que je ne reverrai peut-être jamais... ses maisons parmi des arbres, les dômes des vieilles églises, les clochetons usés, verts de mousse, la Moskva qui tourne comme une route jusqu’à cet horizon bleu par où vinrent, dit-on, les armées de Napoléon. A ma droite, la ville commerçante, le Kitaïgorod, et les dômes d’or poussiéreux de l’église Saint-Sauveur...

L’étudiante a suivi mon regard.

— On n’ose pas les faire nettoyer, ces dômes, parce qu’on a peur que l’on en profite pour prendre l’or et les richesses...

Nous revenons par la porte «Spaskoi».

— Retirez vos casques... nous conseille l’étudiant.

Les hommes, lorsqu’ils approchent de la «Spaski vorota,» enlèvent machinalement leurs casquettes, les femmes multiplient les signes de croix.

— On raconte, me dit l’étudiant, que, lorsque Napoléon Ier entra au Kremlin, un coup de vent fit tomber son petit chapeau. Le peuple y découvrit les preuves de l’intervention divine. Une tradition s’est établie et vous pouvez voir que cochers, paysans, officiers ne passent sous ces voûtes que le chapeau à la main... Il y a aussi d’autres légendes pour expliquer cette coutume...

La jeune fille, près de nous, exécute de rapides signes de croix, en portant sa main droite à son front, à sa poitrine, sur son épaule gauche, puis de nouveau à sa poitrine.

Des pigeons picorent sur les pavés de la place Rouge, près de l’église de la «Protection de la Vierge», que les étrangers appellent la «basilique des Artichauts», à cause de la forme et de la couleur disparates de ses dix-sept coupoles.

Tous les voyageurs se sont arrêtés devant cette vision de cauchemar, où tous les styles assemblés condensent la déconcertante Russie.

Nous passons sous une porte encore, près d’une petite chapelle. Des femmes de toute condition sont assemblées là, devant des cierges allumés.

— C’est Notre-Dame d’Iversk, une icone célèbre, vénérée autrefois, dans un couvent du mont Athos. On vient ici l’implorer de très loin; on la promène à travers la ville, moyennant cinq cents roubles; elle a le pouvoir d’accorder la grossesse...

Les femmes, rangées autour de l’icone, baissent la tête. Des pauvresses à genoux, des filles du peuple, le front couvert d’un foulard de couleur, des bourgeoises lourdement habillées... Une élégante brune, très belle, s’approche de l’image vénérée et continue de prier, les mains jointes, sans se soucier de notre admiration...

— La Révolution russe n’eut pas d’influence sur les popes. Ils continuaient, nous dit la jeune fille, à célébrer les offices et à chanter, après la chute du tsar, les prières habituelles pour la prospérité de Nicolas. Ils reçurent l’ordre de se tenir tranquilles, et, comme ils ne se pressaient point, quelques turbulents promenèrent certains popes à travers la ville en les houspillant. Les prêtres comprirent que ce nouveau régime pouvait bien avoir quelque autorité et oublièrent de chanter les louanges des anciens Romanoff.

Les questions que nous posent les soldats russes sont presque toujours les mêmes.

— Allemands?... Anglais?... Autrichiens?... Ah! Français...

Un moment de silence... Nous aurions répondu: «Allemands » ou «Autrichiens», cela ne les aurait point surpris.

Puis ils demandent:

— Quelle est la nourriture d’un soldat français?... Mange-t-il du poisson séché comme nous?

On distribue en effet à chaque soldat russe cinquante grammes de viande crue, du riz, du thé, du blé, de l’orge, du pain, et il doit, n’importe où, s’arranger avec tout cela... Il a tout loisir de manger sa viande crue, s’il lui plaît. Comme réserves, des biscuits, du pain grillé, des harengs.

Enfin, la dernière question:

— Où allez-vous? La réponse: «Sur le front du Caucase » les surprend toujours un peu.

Une fois, un important «delegate» nous demande:

— Combien de temps durera la guerre?

Mais je crois que c’est le seul... La longueur de la guerre, voilà bien une chose qui ne les préoccupe point.

— On dit souvent, me confie avec une nuance de fierté la jeune fille russe, que Moscou est un grand village... Comment le trouvez-vous? Connaissez-vous beaucoup de villages avec des pierres comme ceci?...

Et elle me désigne quelques grandes bâtisses d’un style allemand. A la vérité, Moscou a plutôt l’air d’une grande petite ville qui s’étend à l’aventure. Comme je fais remarquer à l’étudiante les papiers et les ordures qui s’entassent le long des rues...

— Excusez... Depuis la Révolution, chacun fait ce qu’il veut.

Longues nuits blanchâtres où le soir s’attarde jusqu’à dix heures. Les «tavarischy» dans les avenues et les jardins, près du Grand Théâtre, organisent des réunions. Le public court à ses plaisirs coutumiers... On nous recommande de ne pas nous égarer dans les meetings. En effet, les orateurs et les assistants considèrent les soldats alliés comme les plus redoutables ennemis de la jeune Révolution... Des bourgeois de la colonie, des marchands nous reconnaissent et nous saluent.

— Ce sont des simples, explique l’étudiant, en nous montrant les «tavarischy». On leur dit: «Vous avez la liberté !» Et ils croient qu’ils ont désormais le droit de tout faire. Quelques-uns, prenant pour modèle vos «bandits en auto», pillent et assassinent. Ils ont envie de tout ce qu’ils voient et ils pensent que c’est bien à leur tour d’être des propriétaires. Mais ils ne sont pas méchants...

Des cadets, en casquettes, vestes et pantalons de toile blancs (élèves officiers), nous arrêtent dans les rues. Ils nous posent des questions craintives:

— Qui êtes-vous?... Pourquoi vous promenez-vous avec des casques et des revolvers?... Vous venez faire la police ici... Nous n’avons pas besoin de vous...

Et ils se refusent à croire que nous sommes de la Croix-Rouge...

Ce soir-là, dans un jardin-concert, l’Aquarium, pareil à nos music-halls des Champs-Élysées, un jeune homme, habillé comme un commis de nouveautés, nous arrête:

— Il est défendu aux soldats français de se promener dans Moscou après huit heures du soir.

L’ordre date de l’année dernière. Des officiers russes, dont le grade est difficile à reconnaître, avaient insulté et cravaché, la nuit, des soldats français qui oubliaient de les saluer. Pour éviter le retour de ces incidents, l’accès des jardins, promenades et boulevards fut interdit à tous les soldats alliés en garnison à Moscou, dès la chute du jour. Les officiers pouvaient s’habiller en civil... Entre temps, les Russes avaient renversé le tsar, proclamé la Révolution et décidé que l’on ne saluerait plus les officiers, qui, du reste, se trouvaient gênés d’être reconnus publiquement. Mais l’ordre qui concernait les troupes françaises n’a pas été retiré.

Je me souviendrai longtemps, je crois, du repas du soir, à la table d’hôte du buffet de la gare, à Moscou. Le buste penché, les coudes sur la nappe étoilée de taches, des officiers mangent en avançant la tête. Ce n’est pas la main droite qui porte un morceau de pain ou de viande jusqu’à la bouche, mais bien la bouche qui va au-devant du morceau convoité, si bien que le coude semble vissé sur la table et forme levier. D’autres, tenant la fourchette comme un bâton, picorent dans toutes les assiettes posées devant eux. Ils ramassent la sauce avec le plat du couteau. Pour le potage, ils prennent une cuillerée de liquide, puis mordent dans un morceau de pain. Entre temps, ils allument une cigarette.

Beaucoup demeurent, sans bouger, devant un verre de thé. Ils ont une puissance d’immobilité qui nous étonne. Un groupe, à nos côtés, s’est formé autour d’un conférencier à tête de moujick chevelu. L’orateur parle lentement. Parfois il passe ses doigts dans ses cheveux longs, comme s’il voulait faire monter la grande idée qu’il porte en lui. Ses compagnons l’écoutent sans l’interrompre... Un petit vent s’élève au dehors et nous apporte, par la croisée ouverte, le sifflet des trains et les bruits de la gare voisine.

D'Archangel au golfe Persique, aventures de cinquante Français en Perse

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