Читать книгу D'Archangel au golfe Persique, aventures de cinquante Français en Perse - Émile Zavie - Страница 14
ОглавлениеDE GROSNY A DERBENT
NOTRE train ne séjourne dans les garages de Kavkazkaïa que pendant six heures. Un record! Des Tcherkesses à cheval, courent le long de la voie. On en découvre de semblables aussi majestueux sur les quais de toutes les gares...
Le jour suivant, les premières montagnes apparaissent et des villages aux noms sonores: «Arnavi», Konkovo», «Niévomouskaïa...»
Nous entrons en plein pays cosaque. La tuile et le torchis apparaissent. A vingt kilomètres de Vladicaucase, nous changeons de direction. Des Tcherkesses couverts de grands manteaux carrés en poils de chèvre, traînant jusqu’à terre, regardent dédaigneusement les convois chargés de déserteurs... Tous ces soldats envahissent les tampons, les marchepieds, les planches à couchettes des compartiments et se hissent sur la toiture des wagons. Ils n’ont pas de billets; ils savent à peine où ils vont, ils voyagent... Personne n’ose les faire descendre. Ils s’installent partout, avec le sans-gêne des nouveaux affranchis. A la moindre observation, ils répondent comme des enfants:
— Svaboda, tavarisch! (Liberté, camarade!)
Nous nous arrêtons à Beslean, ville d’arbres et d’eaux où de charmantes femmes nous demandent aimablement si nous sommes des prisonniers allemands ou autrichiens. Peut-être, si nous répondions: «oui!», nous donneraient-elles du chocolat et des fleurs...
Des monts neigeux dans la brume, sur notre droite: les cimes du Caucase. Le train file sans arrêt, brûlant les gares à toute vitesse, si bien que les soldats et civils qui veulent descendre à une station sont obligés de jeter leurs paquets sur la voie et de se laisser tomber ensuite au petit bonheur... Ces déserteurs et ces paysans qui se sont embarqués sans billet n’ont oublié qu’une chose: donner un pourboire au mécanicien.
A deux heures du matin, nous arrivons à Grosny. C’est une gare ombragée. Elle a tout le confort russe: eau chaude, eau froide, un buffet, des journaux, des icones et des fruits que vendent des marchandes aux joues rondes. Ce que l’on voit de la ville, ce sont les faubourgs de Stanislas. Les demeures sont en briques non cuites, très épaisses. Une population indigène de tziganes, de bohèmes, de musulmans colorés au henné. Les femmes, par coquetterie, par crainte du soleil aussi, même les chrétiennes, se voilent le visage. Des pyramides de bois qui indiquent les puits de pétrole se dressent sur les collines, aux environs. Une odeur de mazout nous parvient. L’air en est saturé.
...Après un séjour de douze heures, — le chef de station n’ayant, dit-il, pas d’ordre pour nous permettre de continuer la route, — nous repartons, quand même, au petit bonheur...
Tard, dans la nuit, nous perdons de vue les monts du Caucase, nous approchons des monts de la Caspienne.
A toutes les gares où nous nous arrêtons, des soldats avec leurs bagages surgissent, assiègent les compartiments, envahissent les marchepieds, s’installent sur les toitures... Ces déserteurs ne possèdent ni billets ni papiers. Ils n’ont pas d’armes. Ils crient tous à la fois, se disputent et soudain se calment, s’assoient par terre, et ceux qui n’ont pas trouvé de place restent sur le quai et regardent le train qui s’éloigne...
A Archangel, à Vologda, à Moscou, nous avons rencontré des capotes grises pareilles à celles-ci. Elles venaient du front allemand. A Riazan, à Koslow et à Moscou encore, les soldats que nous croisions s’étaient échappés du front de Galicie. Depuis Tsaritzyne, la horde qui nous bouscule a déserté le front du Caucase. Il y a, aussi, dans le nombre, quelques cosaques blessés qui remontent vers l’Oural.
A Derbent, — de vieilles maisons en brique, — un «délégué » russe, grand et maigre, s’étonne que sur nos voitures flotte un drapeau aux couleurs françaises.
— Mais puisque vous êtes en République, nous dit-il, pourquoi n’avez-vous pas le drapeau rouge, comme nous?
On quitte Derbent dans la nuit. On devine, dans l’étendue, de véritables forêts de puits à pétrole. Enfin, à quatre heures du matin, après dix-sept jours passés en chemin de fer, nous arrivons à Tiflis.