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CHAPITRE VIII
LA FUITE

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Table des matières

Elle faisait semblant de vivre,

De ses mains est tombé le livre,

Dans lequel elle n’a rien lu.

ALFRED DE MUSSET.

Aimer c’est avoir dans les mains,

Un fil pour toutes les épreuves,

Un flambeau pour tous les chemins,

Une coupe pour tous les fleuves.

VICTOR HUGO.

Wilhelmine Wigmann m’inspirait une antipathie invincible, parce que je sentais qu’à cette jolie créature, il manquait une âme.

Après deux ans de séjour en Suède chez une parente, elle avait revu son père sans plaisir, sa patrie sans émotion, le tombeau de sa mère sans une larme. Comment Hughes avait-il pu perdre, pour cette femme-statue, la liberté de son cœur?

Elle ne pouvait voir un animal près d’elle, sans le brutaliser, et une fois qu’un jeune chien avait sali sa robe, elle le jetait par la fenêtre si je ne l’en avais empêchée. Nous étions en tout, et pour tout aux antipodes.

Un jour que nous dînions chez le docteur, elle nous montra trois rossignols qu’un étudiant épris de sa beauté lui envoyait de Vienne:

«–Comme ils sont malheureux en cage, dis-je touchée de pitié: C’est un double exil.

»–Demain, reprit-elle avec calme, je leur ferai crever les yeux et ils chanteront admirablement.

»–Quelle barbarie, m’écriai-je. Vous n’aurez pas cette cruauté!

»–Pourquoi donc pas?

»–Oh! non, ce n’est pas possible, pauvres petites créatures,» et j’en appelai à Hughes qui demanda grâce pour ces infortunés; mais on se moqua de nous: à quoi sert de supplier des êtres insensibles?

Mon projet fut bientôt formé.

Au moment où tout le monde était au salon occupé à écouter ou à faire de la musique: je me rendis dans la chambre de Wilhelmine et avec un battement de cœur violent j’ouvris la cage et la fenêtre en disant aux prisonniers ailés: «Partez, chers petits oiseaux, allez vers la France dans le Languedoc aimé du soleil. Vous êtes libres et ne serez pas aveugles.»

–Ah! Cyprien, si je m’occupais de législation, comme je sévirais contre la cruauté humaine s’exerçant sur les animaux. Demandez donc de la tendresse aux femmes qui ordonnent froidement de tels supplices.

Cette action devait avoir les plus graves conséquences.

Les animaux, tu le vois, jouent un grand rôle dans ma vie.

Wilhelmine, en s’apercevant de la fuite des rossignols, devina aussitôt que c’était «cette horrible jeune Française» et le docteur en ressentit une si grande indignation qu’il vint l’après-midi du lendemain pour me faire une scène affreuse. Sa perruque en était de travers, son râtelier s’en ébranlait et moi je riais comme une petite folle, et battant des mains, je lui répétais: «Leurs yeux ne seront pas crevés: ils sont loin, bien loin, essayez donc de les rattraper.»

Il osa me menacer, mais Florent intervint et me défendit avec éloquence. Alors, pour se venger, ce vieux monstre alla trouver madame de Muraour et lui révéla que son fils et moi nous nous aimions, et il ajouta, le lâche! qu’il la complimentait sur mon origine illustre.

Ah! certes je n’aurais pas changé ma race pour la sienne, et son dédain des paysans français était aussi bête que ridicule.

En l’écoutant, madame de Muraour pâlit et ne répondit rien, mais, aussitôt qu’il fut parti, Florent et moi fûmes appelés devant elle.

Il me semble la voir encore assise dans un grand fauteuil vêtue de deuil, la tête couverte d’une dentelle noire: les mains croisées, les traits rigides, l’immobilité d’une statue.

Florent mit un genou en terre et lui baisa la main. «Mon fils, dit-elle d’une voix grave et lente, restez ainsi, et dites-moi, au nom de vos illustres ancêtres, s’il est vrai que vous ayez donné votre cœur à mon insu?

»–Que voulez-vous dire, ma mère?

»–Aimez-vous une jeune fille digne de vous?»

Il hésita, mais ayant rencontré mon regard.

«–Oui, ma mère, fit-il doucement: elle a un noble cœur, une grande affection pour moi, une intelligence supérieure.

»–Ce n’est pas ce que je vous demande: Sa famille est-elle l’égale de celle des Muraour et pourrez-vous l’épouser sans une mésalliance?

»–L’épouser? mais nous ne pensions pas au mariage, c’est une affection d’enfant qui a grandi avec nous, que vous comprendrez et pardonnerez, nous y renoncerons si elle vous irrite: Franziella a vécu avec nous en exil comme une égale, et nous avons suivi l’instinct de nos cœurs sans réfléchir aux obstacles insurmontables qui nous séparent.

»–C’est assez, mon fils, relevez-vous et laissez-nous.»

Je restais debout, pâle et tremblante, tout mon sang avait afflué au cœur. Je pressentais ce qu’elle allait me dire! Ses yeux s’arrêtèrent sur moi étincelants de fureur. Elle secoua la tête trois ou quatre fois: quel supplice que l’attente de ses paroles!. Enfin étendant vers moi un bras menaçant.

«–Francille, dit-elle, comment n’as-tu pas craint de lever tes regards audacieux sur mon fils, mon fils aîné, l’héritier des Muraour. As-tu donc oublié le fumier de ton village, toi, misérable enfant de serfs?.»

Je relevai la tête avec orgueil.

«–Il n’y a plus de serfs ni de nobles, madame, il n’y a que des Français, et c’est à vous de regretter le fumier de mon village qui ne se transforme plus en or pour vous enrichir.

» L’amour que j’ai pour votre fils ne s’adressait pas à ses privilèges qui n’existent plus, mais à lui seul. L’héritier des Muraour n’a plus d’héritage puisqu’il n’a plus de paysans qui travaillent pour lui. Qu’êtes-vous devenue, le jour où la Révolution a affranchi ces serfs tant méprisés?.

»–Tu oses me parler ainsi, petite manante, c’est pour me remercier de t’avoir vêtue comme ma fille, admise à ma table… Aurais-je jamais dû oublier la distance et me commettre avec des gens de ton espèce?

»–Mais vous ai-je demandé, moi, de m’amener dans votre château, de me faire partager votre exil? Ne vous ai-je pas consacré ma jeunesse, soignant votre fille, adoucissant vos peines: si c’était pour me méconnaître ainsi, il fallait me laisser dans ma pauvre chaumière.

»–N’avais-je pas tous les droits sur toi et les tiens, et si j’étais encore châtelaine à Muraour, tu payerais cher ton insolence, mais j’y mettrai un frein: tu vas aller te préparer sur l’heure, et, dès ce soir, notre vieil ami l’abbé de Reynal te conduira au couvent de Munich. La discipline monastique t’apprendra qui tu es et qui je suis!.

»–Me mettre au couvent, moi! jamais! jamais!

» – Et qui s’opposera à ma volonté?

»–Moi!

»–Et comment?

»–Je m’enfuirai en France. J’en appellerai à la Convention.»

Elle sourit ironiquement. Les verrous du cloître sont bons et les révolutionnaires sont loin!

»–0madame, prêtez bien l’oreille et vous entendrez la marche des armées de la République, elles ont franchi le Rhin, elles sont à Wurzbourg. Je crois déjà saisir dans l’air le chant sublime de la Marseillaise.»

Elle frémit de colère.

«–Francille, tu es folle, c’est dans une maison de santé qu’il faudrait t’enfermer; mais si la Bavière est la proie de ces affreux républicains, je vais te faire conduire à Vienne dans un monastère.

»–J’y mettrai le feu, car, je vous le dis, madame, je suis Française, je suis une créature libre, il me faut ma liberté à tout prix.

»–Ta liberté, mais tu veux donc mourir de faim?

»–Je préfère la mort à la vie monastique; mais une femme énergique qui aime le travail trouve toujours des ressources.

»–En vérité, à quelle école as-tu pris des idées pareilles?. Je t’estime encore privilégiée d’entrer dans une maison religieuse, de vivre avec de saintes filles dans le calme et l’amour divin, à l’abri de la misère, des peines de la vie, toi, infime paysanne.»

Je croisai mes bras sur la poitrine, et la regardant bien en face.

«–Ainsi, madame de Muraour, vous me croyez sincèrement pétrie d’une autre argile que vous, d’une race inférieure? Mais comparez-moi donc à votre fille Renée, madame, et voyez ce que la nature a fait pour nous deux! Vous n’avez donc jamais pensé que j’ai un cœur, une intelligence, une volonté, et que vous n’avez pas le droit de m’enterrer vivante, de m’empêcher d’être un jour une femme utile, capable de faire ce qui est grand, ce qui est bien, et de me rendre digne de la France et de celui que j’aime.»

Elle se releva, menaçante, les yeux injectés de sang, et, me montrant la porte d’un geste impétueux, elle s’écria avec véhémence:

«–Sors d’ici, impie révolutionnaire, délivre-moi de ta présence. Je vais à l’instant préparer ton départ. J’en fais le serment: tu seras enfermée aux Carmélites pour le restant de tes jours!.

»–Non, non; je jure aussi de reconquérir ma liberté et de lutter pour cela jusqu’à la mort.»

Et je sortis précipitamment afin qu’elle ne vît pas les larmes qui me suffoquaient, et pour reprendre possession de moi-même.

Mon sang courait dans mes veines comme de la lave brûlante: toutes mes passions surexcitées bouillonnaient: véritable éruption intérieure.

Je m’enfermai dans ma chambre et me mis à l’arpenter à grands pas comme un fauve emprisonné, secouant mes cheveux défaits comme une crinière, dans un état d’effervescence, indescriptible… Vivre au couvent! Moi, me faire religieuse!! Comment échapper à cette tyrannie?…

Du tumulte de mes idées surgit pourtant une inspiration, et comme dans les natures énergiques il n’y a qu’un pas de la résolution à son accomplissement. je réunis à la hâte tout ce que j’avais de précieux, c’était un bien petit trésor, puis ayant entendu sortir madame de Muraour… j’entrai dans la chambre de Renée, alitée depuis deux jours et fatiguée par une forte fièvre, elle sommeillait… Je l’embrassai au front en murmurant un adieu, et prenant la porte dérobée du jardin, je m’enfuis comme une coupable sans oser regarder derrière moi.

… Il était six heures du soir. C’était le11prairial, an IV: je venais d’avoir quinze ans. Quel anniversaire!

En traversant les rues d’Iéna, je m’appliquai à me donner une allure tranquille afin de ne pas attirer l’attention, et je me rendis dans un lieu sauvage, non loin du château de Kirschberg, près d’une cabane abandonnée où je pourrais me réfugier pour la nuit; et lorsque je me serais calmée, tracer un plan praticable pour regagner la France.

La vue des ruines aimées raviva toutes mes angoisses. Que d’heures délicieuses j’avais passées là à lire mille chefs-d’œuvre, à écouter les tendres discours de Florent, à causer avec Hughes… à rêver des joies enivrantes et impossibles…

Je m’assis tristement sur une pierre, et me mis à réfléchir sur ce qui venait de se passer… Mes oiseaux favoris dormaient déjà; quelques bêtes errantes vinrent seules se coucher à mes pieds. et pour la première fois elles me trouvèrent insensible à leurs caresses.

Je pensai d’abord à Florent… Avec quelle faiblesse il avait avoué son amour… Il n’avait jamais songé à me faire sa femme!… Mon front se colora de honte. Son amour était donc une insulte?… Ce n’était pas ainsi que son frère aimait Wilhelmine, que je l’aimais, moi, capable de braver pour lui toutes les tortures humaines.

Le souvenir de ses paroles me causa un malaise douloureux.

Et madame de Muraour qui voulait m’enfermer au couvent, avec mes passions ardentes, mon patriotisme, mes aspirations infinies vers le progrès, vers la liberté, et me traiter comme une vestale sous la République française, m’ensevelir pleine de vie dans un monastère allemand! Si on y réussissait, ce serait pour moi une Bastille, et j’essaierais de leur montrer que j’étais une vraie Française de1789.

Mais il me fallait leur échapper et prendre le chemin de la France… Ce nom harmonieux me semblait si doux que je me surpris le prononçant tout haut… Revoir la France, le Languedoc, ce pays du soleil et de l’oranger… Je retrouverais ma famille.

Qu’étaient-ils devenus pendant ces années terribles: 1792, 1793, 1794?... Mon père! ma mère! mes frères! mes sœurs1L’infortune me rappelait ceux que je n’aurais jamais dû oublier, mais que j’avais si peu connus.

Un impétueux désir de les retrouver s’empara de moi. Comment devais-je m’y prendre pour franchir l’énorme distance qui nous séparait?… J’irais chez des paysans du voisinage qui m’aimaient, qui me parlaient sans cesse de leur reconnaissance, j’échangerais mes vêtements contre les leurs; je leur demanderais ma route et j’irais à pied, mangeant du pain sec, buvant de l’eau pour ménager mes modestes ressources… Quelques pièces d’or… Seule sur les grandes routes à quinze ans; il est vrai que j’avais l’air d’en avoir vingt, mais qu’importait. Je frissonnais d’un vague effroi.

Tout à coup j’entends des pas crier sur le sable. Un froid mortel me saisit. Est-ce madame de Muraour qui envoie à ma recherche?… Non, elle n’a pas encore eu le temps de s’apercevoir de ma fuite. C’est peut-être Florent qui, inquiet de mon absence, vient vers moi guidé par son amour, et comprimant le battement de mon cœur, je penche la tête.

Ce sont des ouvriers saxons qui passent tranquillement à quelque distance, la pipe à la bouche. Quelle angoisse! Comme je me sentais seule au monde!

Les ombres du crépuscule ajoutaient encore aux tristesses de mon âme et des larmes amères coulaient en abondance de mes yeux fatigués.

Cent projets plus impraticables, plus absurdes, plus insensés les uns que les autres se heurtaient dans mon cerveau brûlant, quand mon nom prononcé à demi-voix me fit tressaillir:

«–Franziella!!»

Était-ce Florent?

Le vieux Titan s’élançait vers moi criant et pleurant de joie; je me relevai frémissante et me trouvai en face de Hughes qui me prit les mains et les serra avec émotion.

Il avait appris ce qui s’était passé, m’avait vainement cherchée et avait demandé à l’instinct de Titan de me retrouver.

«–Ma chère Franziella, combien je suis heureux de te revoir!»

Sans pouvoir lui répondre, j’éclatai en sanglots.

«–Calme-toi, ma fille, remets-toi, aie confiance en mon amitié, je suis prêt à faire tout ce qui dépend de moi pour adoucir ton chagrin, pour apaiser ma mère et te faire reprendre ta place à notre foyer… Nous allons rentrer à la maison sans qu’elle te voie et demain, quand sa colère sera calmée, nous essayerons de la fléchir.

»–Non, non, Hughes; je ne mettrai plus le pied dans votre demeure, vous proposez de tenter l’impossible. Madame de Muraour m’enverrait au couvent sans pitié, m’accablerait de son injuste mépris, et je ne veux ni subir d’insulte ni m’humilier devant personne; plutôt que de devenir religieuse, je me précipiterais dans la Saale… Qu’est-ce que la mort à côté de ce long supplice du cloître pour une âme de feu comme la mienne?»

Hughes n’insista pas. Il me connaissait trop pour ne pas savoir que c’était inutile.

Il s’assit sur une pierre, s’adossa à la cabane, et me demanda ce qui s’était passé entre sa mère et moi. Pendant que je parlais, il caressait le vieux Titan assis devant lui la tête appuyée sur ses genoux. La lune s’était levée et jetait ses lueurs mélancoliques sur la solitude qui nous entourait.

Lorsque j’eus achevé:

«–OFranziella! s’écria-t-il, ne pouvais-tu pas répondre que tu n’as aucune vocation religieuse, qu’on ne doit offrir au Seigneur que des victimes volontaires et non prononcer de ces paroles irréparables…- A l’avenir, maîtrise l’impétuosité de ton caractère, tu aurais trop à en souffrir… Le mal est accompli, ne récriminons pas… mais ta situation est plus grave que je ne le pensais. Nous allons aller chez le docteur Wigmann lui demander l’hospitalité pour cette nuit; Wilhelmine ne te refusera pas.

»–Oh! non! je les hais trop, ces êtres sans cœur, ces bourreaux de rossignols: le père m’a dénoncée, la fille me rendrait à votre mère.

»–Le malheur te rend injuste, Franziella. Que veux-tu donc faire?

»–Rentrer en France.

»–C’est impossible pour une jeune fille comme toi! Nous sommes si loin de cette chère patrie, et que d’obstacles! Avant deux jours, tu serais plus qu’insultée, tuée peut-être.

»–J’irai chez les paysans offrir mes services, et de ferme en ferme je gagnerai la frontière.

»–J’ai un meilleur plan à te proposer, Franziella… Le poète Schiller me parlait hier d’une princesse russe qui cherche une institutrice pour ses petites filles. Je vais aller ce soir même te proposer; mais où passeras-tu la nuit?

»–Chez la mère Christian, ici près, et si vous réussissez, Hughes, je vous devrai plus que la vie: devenir indépendante par mon travail! Soyez béni pour cette heureuse inspiration.»

Une ardente reconnaissance me fit comprendre pour la première fois quel bien inestimable est l’amitié.

–Tu as vu Hughes, ce matin, il est venu comme autrefois parce qu’il me savait en proie à la douleur… Et ne sois pas surpris, si je me suis indignée de te voir méconnaître cette pure, cette sainte affection qui a toujours su adoucir toutes les amertumes de ma vie.

Le drapeau de Valmy

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