Читать книгу Le drapeau de Valmy - Nelly Hager - Страница 6

CHAPITRE IV
RÉCIT DE FRANZIELLA.–SON ENFANCE.–AURORE DE LA RÉVOLUTION

Оглавление

Table des matières

L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; et, en effet, ce sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines, ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé…

LA BRUYÈRE.

(Les paysans sous la monarchie).

Avant notre Révolution, la famille de Muraour avait, en Languedoc, de riches domaines cultivés par des serfs qui, de père en fils, travaillaient de temps immémorial, subissant la plus profonde misère pour fournir un grand luxe à cette race illustre; et il y avait plus de distance entre le noble et le paysan, qu’entre celui-ci et les bœufs qu’il attachait au joug.

Ils se. croyaient les uns et les autres d’espèces différentes, obéissant à une loi divine qui faisait par anticipation de la terre: le paradis pour la noblesse, le purgatoire pour la bourgeoisie, l’enfer pour le peuple.

Nos serfs étaient tellement façonnés à l’obéissance passive qu’ils n’avaient pas même comme l’esclave de l’antiquité «la moitié d’une âme». , Dans quelques années on aura peine à croire à une telle abjection d’une partie de la race humaine.

Travailler péniblement sans repos et sans trêve, se. nourrir d’une façon misérable, avoir un grand’ nombre d’enfants, les élever, les aimer et les soigner à la manière des animaux tant qu’ils étaient petits, les battre sans raison et les abandonner aux caprices du maître lorsqu’ils avaient grandi; être punis pour les moindres fautes par des lois inique et impitoyables; adorer le roi, le pape et Dieu, craindre le diable, le seigneur, le collecteur d’impôts; supporter avec les plus odieuses exactions d’effroyables famines périodiques: voilà la vie des serfs avant1789. Il y a des gens qui regrettent cet état de choses. Ce sont des aveugles-nés, des âmes d’esclaves qui ne comprennent que les ténèbres et ne peuvent s’élever jusqu’au noble sentiment de la liberté.

Quant à moi, Cyprien, née serve, mais avec un cœur vaillant et fier, je bénis cette Révolution qui a rendu à tant de millions d’êtres dégradés par un long asservissement, leur titre d’hommes et de citoyens français, et qui a ouvert à l’humanité une ère glorieuse et féconde.

Dans les premiers jours de mars1788, la marquise de Muraour, accompagnée de ses deux fils, Florent et Hughes, et d’un domestique conduisant dans une petite voiture une enfant de dix ans, infirme, contrefaite, les yeux cachés sous un bandeau, s’avançait en relevant sa robe et en marchant sur la pointe des pieds, vers la dernière chaumière du village, devant laquelle une quantité de marmots sales et déguenillés se roulaient avec volupté dans une boue noire et fétide au milieu de bêtes de toute sorte.

Les enfants et les animaux domestiques des serfs étaient élevés ensemble, exposés à toutes les intempéries, ils se développaient comme la végétation en pleine terre, vivant d’air, de soleil, de l’eau de la mare et de la première pâture venue.

Beaucoup succombaient avant l’âge, mais ceux qui restaient étaient à toute épreuve.

Les enfants pauvres sont plus ou moins traités en Spartiates. Heureusement pour la patrie que le sybaritisme des riches mènerait vite à la décadence.

«–Ma mère, n’approchez pas davantage, dit Florent de Muraour, beau jeune homme de vingt ans; je vais aller demander au père François de nous. amener ce chien de chasse que je tiens tant à avoir.»

A ces mots, une petite fille de huit ans se leva et courut dans l’étable qui se trouvait à quelque distance… C’était moi… Ma mère parut sur le seuil de sa porte, portant un nouveau-né dans ses bras… A la vue de sa châtelaine, elle salua avec effarement et aussi troublée que devant une apparition céleste… La marquise surmontant le dégoût que le fumier, les jeunes paysans et les animaux lui inspiraient, s’avança.

«–Es-tu la femme de François?

»–Oui, notre dame.

»–Combien as-tu d’enfants?

»–Neuf, et voici le dernier.

»–Sais-tu où est le chien blessé qui a été trouvé par eux, la semaine dernière?

»–Il est ici, la petite Francille le soigne tous les jours, il est presque guéri.»

Mon père revenait des champs, la bêche sur l’épaule; il s’arrêta surpris et intimidé. Rien d’aussi rare pour lui que la visite de sa châtelaine… Florent lui demanda le beau lévrier que j’avais recueilli ensanglanté et presque mourant, grâce à la maladresse d’un chasseur; je l’avais sauvé et je l’ai mais avec passion. En entendant mon père, je pris l’animal dans mes bras et m’enfuis en criant dans notre patois languedocien:

« –Mon chien, mon chien, je veux garder mon chien.»

Mon père s’élança à ma poursuite, m’atteignit bientôt et me frappa si rudement au visage que le sang jaillit et que je roulai à terre.

Hughes de Muraour, peiné de cette brutalité, s’empressa de me relever.

«–Pourquoi frapper ainsi cette enfant? dit-il.

»–Il faut qu’elle obéisse et elle refuse de vous donner le chien.»

–Non, non, sanglotai-je; ils le tueraient, et j’embrassais étroitement l’animal.

Mon père allait me battre de nouveau, mais Florent lui arrêta le bras… Donne-nous ta fille avec le chien, nous les emmènerons tous deux au château.

«–Oui, dit Hughes, elle nous aidera à conduire Renée, dont les yeux sont si faibles.»

La marquise y consentit facilement, car presque tous les serviteurs du château venaient ainsi du village.

Mes parents regardèrent mon départ comme une faveur, une bouche de moins à nourrir… les infortunés!

Pour moi, je me laissai emmener sans faire la moindre résistance, ne voyant qu’une chose, c’est que je ne me séparerais pas de mon cher Titan, le seul être qui m’aimât, et, lui excepté, qu’avais-je appris à aimer?

Les coups avaient remplacé les caresses dans ma chaumière et toutes mes facultés étaient plongées dans un profond sommeil.

A quoi tient pourtant une destinée humaine? la mienne venait de prendre une voie nouvelle à pro-– pos de la plus futile des circonstances.

Arrivée au château, mon nom plébéien de Francille fut changé par la marquise en celui de Franziella, qui lui semblait plus harmonieux à prononcer; et je fus donnée en toute propriété à la jeune Renée, afin de la distraire de ses continuelles souffrances et de supporter tous ses caprices; mais elle me prit en affection, et, sans s’en apercevoir, fit bientôt toutes mes volontés.

A la vue de cette somptueuse demeure, je me crus dans un paradis, et mon étonnement égaya tout le monde. Avec mon patois et ma personne inculte, j’étais une vraie sauvage entrant tout à coup en pleine civilisation.

Je fus tout d’abord frappée de ce contraste entre le village où le labeur était aussi excessif, que la misère et les privations, et ce palais où régnait l’abondance ainsi que l’oisiveté; où les fêtes se succédaient gaies et brillantes; ne comprenant pas alors que le travail forcé des uns produisait le rien faire des autres.

Et pendant que cette comparaison occupait mon esprit, la marquise en faisait une autre.

On m’avait mise au bain et on m’essayait de nouveaux vêtements: en voyant l’élasticité de mes membres, le sang pur qui coulait dans mes veines, la vigueur, la force de ma constitution, elle s’écria avec amertume:

«–Comment se fait-il que cette race de paysans soit si belle, si vivace et nos enfants si chétifs, si débiles?»

Ils sont insatiables, ces privilégiés de la fortune; ils voudraient tout avoir, mais si les serfs étaient aussi rachitiques, qui donc travaillerait pour eux?

Je me suis dit depuis que les êtres incomplets comme Renée sont les véritables serfs de la nature.

La marquise raisonnait comme ces millionnaires qui n’ont pensé qu’à amasser de l’or, qu’à devenir riches, et qui s’étonnent de n’avoir ni l’instruction, ni l’esprit, ni la sympathie de ceux qui se sont consumés dans l’étude et n’ont poursuivi que l’idéal.

Je fis bientôt l’amusement de tous les hôtes du château par mon caractère, ma vivacité, mes naïves surprises, ma gaucherie et mes débuts dans la langue française.

M’apprendrait-on à lire? le médecin disait oui, le curé disait non. Femme et paysanne, pour lui, deux titres d’exclusion; il espérait, avec l’ignorance, nous conduire plus sûrement au ciel, dont le chemin est si obscur.

L’instruction pour le peuple, disait-il, est inutile ou nuisible.

Ce vieux prêtre était le meilleur des hommes; mais ses idées remontaient le cours des siècles jusqu’à saint Louis, et, par une curieuse anomalie, cet ennemi de l’enseignement public était un enfant de serfs et faisait l’instruction des fils de Muraour.

Heureusement pour moi, Hughes était partisan des réformes nouvelles: nature enthousiaste et tendre, il se passionnait pour l’émancipation du genre humain. Il avait lu en secret tous les grands écrivains de l’époque: Buffon, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, l’Encyclopédie, aussi son esprit s’était-il développé et mûri avant l’âge.

Il résolut de donner à ma jeune intelligence la lumière dont elle était avide, et, grâce à ma bonne volonté, à mon attention, mes progrès dépassèrent son attente. C’est que les facultés intellectuelles n’ont pas de castes privilégiées; nous en recevons tous en partage, plus ou moins cependant, et c’est à nous de les développer.

On était à la veille de la Révolution, époque étrange, féconde et troublée, où les plus ardentes questions étaient à l’ordre du jour.

L’enfantement de la liberté chez un peuple est toujours douloureux. Avec la servitude, l’homme perd toute son énergie, oublie qu’il est un être libre, et son esprit s’éteint à mesure qu’il s’accoutume au joug.

Florent, âme frivole et indolente, restait indifférent à ces signes précurseurs du plus terrible orage qu’ait jamais traversé l’Histoire.

La chasse, l’équitation, les romans licencieux étaient tout ce qui l’intéressait. Fier de son titre d’aîné, il croyait, comme ses aïeux, n’avoir qu’à se laisser vivre en attendant d’être appelé aux fêtes de la cour.

Hughes, en sa qualité de second fils, était destiné à l’Église, il comptait à peine dans la famille; on ne l’avait jamais consulté sur sa vocation.

Le droit d’aînesse, cette odieuse iniquité qui a fait tant de victimes, obscurcissait jusqu’à la tendresse maternelle.

Je m’attachai à tous ces enfants comme s’ils étaient d’une extraction divine.

Florent, avec sa jolie figure efféminée, ses manières gracieuses et élégantes me donnait des ravissements: le fétiche de tous devint aussi le mien.

Cependant la Révolution s’annonçait par éclairs formidables: 5mai, 14juillet, 4août, 5et6octobre.

Les Français sortaient tout à coup de leur séculaire et misérable oppression. Élevés et traités pendant des siècles comme des bêtes de somme, quand ils se soumettaient; comme des fauves, dans les jours de révolte, ils en eurent la vengeance aveugle et féroce. L’incendie promena ses ravages dans les châteaux, dans les monastères… Des hommes armés traversaient les villages, on sonnait le tocsin, l’effervescence était à son comble.

Les nobles et les prêtres vivaient dans une indicible terreur, et la famille de Muraour, en proie à de cruelles inquiétudes, résolut de quitter ses domaines héréditaires pour aller à Paris vivre auprès du roi.

M’emmènerait-on? Renée était presque aveugle et je lui étais indispensable… A la pensée de se séparer de moi, elle pleurait à faire pitié.

Hughes, qui avait toutes les délicatesses, me conduisit à ma chaumière et demanda à mes parents s’ils consentaient à mon départ.

Ils me trouvaient trop heureuse pour refuser, et comme disait mon père infortuné:

«–A quoi nous serait-elle utile! la famine s’annonce pour cette année?.»

Je n’avais encore que des instincts, mais en embrassant ma mère, je sentis mon cœur se briser et je sanglotais, oppressée sans doute par le vague pressentiment d’un dernier et éternel adieu.

Voir Paris captivait depuis longtemps ma jeune imagination, et comme ma pensée s’était développée par les spectacles émouvants de l’aurore révolutionnaire, j’éprouvai un éblouissement en foulant le sol de cette magnifique cité, dont le nom avait si souvent frappé mes oreilles.

Il me semblait faire un rêve merveilleux, et j’étudiais avidement tout ce qui m’entourait: il m’en est resté une impression ineffaçable, car Paris était remarquable à voir en l’an de grâce1790.

En arrivant, le marquis de Muraour se rendit auprès de la famille royale, offrit ses services et demanda conseil sur la conduite qu’il devait suivre. La reine et les princesses l’engagèrent à partir pour l’étranger, en lui donnant l’espérance de le rejoindre bientôt.

Cette irréparable faute, la fuite de Louis XVI chez les ennemis de la France, était déjà résolue.

Le marquis était de ceux qui comptent pour rien l’humanité et la patrie, dans lesquelles ils ne voient qu’un roi, une aristocratie, des titres, leur fortune.

Il n’eut plus qu’un désir: réaliser une partie de ses biens et émigrer en Allemagne…

Une année s’écoula en tergiversations. M. de Muraour voyageait sans cesse, la marquise et Florent allaient chaque jour au palais. Hughes et moi restions seuls avec Renée, passant nos journées à lire les journaux les plus exaltés, ceux de Loustalot, mort si jeune, de Brissot, de Camille Des-moulins, les discours de Mirabeau; nous nous passionnions pour les Droits de l’Homme, pour la Constitution.

Les jeunes esprits mûrissent vite au souffle révolutionnaire et au soleil de la liberté…

Nous allions, quand il faisait beau temps, dans les Champs-Elysées, près des Tuileries, et notre bonheur était de voir, près de la salle du Manège où siégeait l’Assemblée, passer les hommes qui, par leur génie, leur caractère, leurs talents nous enthousiasmaient: l’abbé Fauchet «dont la voix agitait et charmait le peuple. Sa grande taille, sa chevelure noire étaient d’un guerrier, il avait le regard d’un apôtre, il avait le sourire d’une femme»; le célèbre abbé Sieyès, l’élégant Barnave, l’énergique Danton; Mirabeau, d’une si belle laideur, sublime et cynique à la fois; et nous rêvions pour la France un avenir aussi beau qu’il a été sombre.

Ah! si le marquis avait connu nos pensées, nos lectures, le but de nos promenades… Quelle terrible colère nous aurions amassée sur notre tête!

Mais Renée était inconsciente, et nous savions bien garder notre secret.

Le drapeau de Valmy

Подняться наверх