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VI
ОглавлениеVoilà les quelques semences, la substance élémentaire de son œuvre. Sous une autre forme, toutes ces choses étaient vieilles. Mais Rousseau les fait fructifier dans sa conscience moderne, les vivifie par son génie, les enrichit de sa sensibilité et hardiment, véhémentement, en fait ressortir les conséquences les plus éloignées.
C’est qu’il reflète ces vérités fécondes dans un esprit génial et plébéien, je veux dire dans un esprit qui sait convaincre et qui est en même temps tenace et têtu. Et comme il sait joindre à cela l’éloquence et le style, ses principes littéraires, ses théories sociales vont changer l’Europe. On trouve dans la Nouvelle Héloïse et dans les Confessions, tout le XIXe siècle littéraire, et on trouve tout le XIXe siècle et peut-être le XXe siècle social dans le Contrat, dans le Discours sur l’inégalité et dans le Vicaire savoyard.
Son influence commence par transformer Voltaire, qui, esprit brillant et pur littérateur jusqu’en 1770, ne devient penseur et philosophe que par jalousie envers Rousseau. Chateaubriand est son enfant le plus direct et le plus cher, à moins que ce ne soit Byron ou Lamartine. Avec un dernier effort vers le classicisme, Gœthe essaie en vain de lui échapper.
Victor Hugo ne s’écarte de Rousseau que par son incohérence. Stendhal, le plus original et le plus indépendant des écrivains de sa génération, emprunte à Jean-Jacques le culte du moi. Sand et Zola, si proches, malgré leurs divergences, lui doivent tout et surtout la description; Musset, le lyrisme.
Par son respect pour la réalité, son souci de ne jamais écrire que des aventures véritables et personnelles, par la précision dans le détail, Rousseau est le père du réalisme, l’ancêtre de Balzac, de Flaubert, et, par sa sensibilité exagérée, par l’acuité et la perversion des sens, par son mysticisme dans la passion, il revendique Baudelaire et Verlaine et jusqu’à Maurice Barrès, son dernier enfant désordonné, jusqu’à Mme de Noailles, sa fille si proche, bien qu’elle lui vienne de l’Orient.
Et ce n’est pas seulement la France littéraire qui lui appartient mais toute l’Europe moderne. Eliot et Dickens, Hawthorne et Ibsen, Ruskin et Bjôrnson et d’Annunzio, les Russes aussi, Tolstoï surtout. Tous descendent un peu de Jean-Jacques.
Et que dire de son influence sociale, puisque tout lui revient, que sa postérité sociale est innombrable, depuis Robespierre jusqu’à Proudhon et jusqu’à Jaurès? Ce qui se fit de grand et encore ce qui se prépare de redoutable dans la France moderne et dans la société européenne, la Révolution, les républiques, et l’affranchissement social qui se fait, et la guerre sociale qui s’annonce, découlent en grande partie de ses principes.
Il y eut des écrivains plus grands que lui dans le passé, mais je ne connais pas, après Aristote, Descartes et Shakespeare, un génie plus influent, plus important par son retentissement. Même ceux qui créèrent du nouveau, Comte, et Renan, et Taine, même ceux qui s’opposent à lui, Bonald ou J. de Maistre, lui doivent beaucoup ou du moins quelque chose.