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III
ОглавлениеJean-Jacques Rousseau vient, comme tous les semeurs d’idées, dans un moment critique et transitoire. Quand il arrive à Paris, après ses vagabondages en Suisse et en Italie, il se trouve devant un monde croulant, un passé qui finit, une pensée et un art caducs et qui défaillent. Mais aussi de vagues souffles féconds se laissent percevoir çà et là, de nouveaux courants d’idées. C’est pour la France l’heure où les fruits trop mûrs et les fleurs décloses tombent, tandis que les germes aussi pénètrent la terre pour les fécondations nouvelles. Avec un pouvoir vieux et pourri, un art usé et désormais stérile se précipite dans la tombe. On dirait pour un moment que la littérature française va finir, épuisée, dans l’isolement. En effet, si les contemporains de Rousseau, Voltaire en tête, inaugurent le cosmopolitisme littéraire, étudient la pensée de l’Orient, découvrent l’Angleterre, ils s’obstinent pourtant à se fermer jalousement à toutes ces influences, imitent sans féconder, et persistent à s’emprisonner dans la vieille tour d’ivoire du classicisme français.
C’est Voltaire lui-même qui, après avoir pillé la pensée universelle, proteste contre l’envahissement des littératures étrangères et ébauche, cent trente ans avant Lemaître, un véhément et autrement injuste manifeste contre l’influence du Nord. En ses derniers écrits, comme dans ceux de tous ses contemporains, c’est encore le classicisme français, l’imitation esclave du XVIIe siècle qui fleurit et triomphe.
Car Voltaire, c’est en somme un génial dilettante, qui couronne et parfait un siècle de brillants imitateurs, un dilettante ouvert à tout, mais manquant de courage et de vraie conviction; ne faisant jamais la guerre ouverte contre les prêtres, dédiant Mahomet à Benoit XIV, pour en recevoir des médailles bénites, caressant nonchalamment et aristocratiquement la liberté, redoutant au fond toutes les nouveautés, devinant bien les courants vivifiants qui viennent de l’étranger, mais ne les accueillant guère. Près de lui, Diderot, si avide d’idées, si novateur, reste cependant incertain, étincelant, universel, mais incomplet, ne faisant autre chose qu’intelligemment tâtonner pendant toute sa vie.
Et voilà que tout à coup le «garçon horloger» arrive du fond de la Suisse; il voit, il comprend, il sent, il transforme tout. Il respire l’air chargé de germes et tout entre en lui. Chaque semence étrangère s’y fait chair française, chaque idée nouvelle y grandit. Il est manifestement moins intelligent que Voltaire, beaucoup moins raisonnable aussi, mais il est autrement convaincu et plein d’inquiétude, avide de sentir, avide de souffrir, portant en lui un tempérament ardent; il est tout idéal, tout flamme.
Surtout, il n’est pas le produit artificiel de cette civilisation finissante qui façonne tous les esprits dans un même moule. Ayant, au contraire, conservé un fond idéaliste à travers une série de déchéances et de corruptions, s’étant fait à l’école de la douleur, il est homme. Il est même par nature l’homme, avec toutes ses faiblesses et ses aspirations, un homme dans lequel prend conscience, en sensations, en souffrances, en besoins et en rêves, le peuple français.
Il est, d’ailleurs, prématurément plein de cette sensibilité désordonnée qui sera la nôtre. A Venise, il pleure, attendri, sur la décadence d’une courtisane belle, et il la respecte. S’il tombe dans les bras de Mme de Warens, il en sent des remords infinis. Vicieux, il est aussi «enivré de vertu». «Rien de grand, rien de beau, nous dit-il en parlant d’une époque de sa vie, ne peut entrer dans un cœur d’homme, dont je ne fusse capable entre le ciel et moi.»
Courageux, farouche, rassasié de malheurs, il ne connaît pas le sourire de Voltaire et n’est pas capable des mêmes ménagements. Les idées hardies retentissent sur ses lèvres, la vérité en sort, violente. Il embrasse le génie anglais, il dit oui au cosmopolitisme, il conduit jusqu’aux dernières conséquences toute idée nouvelle, et marque ses pensées au coin de l’exaltation et de l’idéal: au coin français.
On dirait qu’en lui se concilient toutes les contradictions et tous les rêves. Ennemi des prêtres, il est chrétien, mais d’une manière originale et farouche. Propre disciple mystique du Nazaréen, il dégage et précise pour la première fois tout ce qu’il y a d’humanité redoutable et de ferment social dans le christianisme, tous les germes élevés et riches d’impossibles idéalités qui s’y trouvent.
Il est chrétien, mais il a aussi une large conception du monde et de l’individu, une ardeur de vivre qu’on dirait antique, tant elle est indisciplinée, passionnée, véhémente, toute tournée vers la terre, réconciliée amoureusement avec la nature.
Ainsi, il est mystique et il est païen, il est Français par sa manière de penser, il est presque Germain par la matière toute nouvelle de ses pensées. Il est encore de tous les temps et il a une conscience européenne.
Avant tout il est homme, il est près de nous, réalisant par excellence et pendant toute sa vie, par ses manières, par ses souffrances, par ses aspirations et ses abattements, par sa sensibilité et sa folie, l’Ecce homo de l’Evangile.
Bref, il a toutes les qualités pour conquérir par ses idées le monde, comme Napoléon va le conquérir, quelques années après, par la force. Et il vient à l’heure voulue.